Nouvelles de nulle part

Covid #5 | De l’effondrement à l’après

Agnès Sinaï | 5 mai 2020

Introduction

Alors que la crise sanitaire exacerbe des crises anciennes et en génère de nouvelles qu’elles soient sanitaire, sociale, économique ou institutionnelle ; que la machine capitaliste indomptable est à l’arrêt forcé ; que l’effondrement ou collapse, annoncé par une minorité hier, semble de plus en plus vraisemblable ; nous interrogeons Agnès Sinaï, membre du Conseil Topophile et co-fondatrice de l’Institut Momentum, un laboratoire d’idée qui réfléchit depuis de nombreuses années à la société de l’après-croissance.

De l’effondrement

Vous écriviez en 2015 dans votre Petit traité de résilience locale : « L’hyperconnectivité des sociétés mondialisées les rend très vulnérables tant à des épidémies qu’à des accidents technologiques. » La pandémie actuelle est-elle un nouveau palier de l’effondrement systémique global qui touche la civilisation thermo-industrielle ?

La mise à l’arrêt de l’économie mondiale révèle la haute vulnérabilité de nos civilisations imbriquées dans la globalisation et la mobilité extrême. Nous voici au cœur de l’Anthropocène, cette nouvelle temporalité, cette Grande Accélération qui emporte nos sociétés dans des trajectoires exponentielles, dont l’émergence fulgurante du Covid-19 est un symptôme troublant. Car l’épidémie actuelle est la manifestation inquiétante d’une rétroaction, le signal d’alarme d’un dysfonctionnement plus vaste et plus sourd qui pourrait emporter dans le chaos nos sociétés industrielles aussi avides qu’inégalitaires.

La propagation du virus est un marqueur de l’overshoot, du dépassement des limites et des seuils écologiques, du saccage planétaire en cours.

Tout est lié, et tous les systèmes sont interdépendants, connectés. Les sites industriels à risque fonctionnent actuellement en mode dégradé en raison de l’absence d’une majorité d’employés. Qu’en serait-il si les derniers effectifs dans les installations classées venaient à faire défection ? D’ores et déjà, les inspections des centrales nucléaires [par l’ASN] sont interrompues.

Du soin

Si la Terre, la société, et maintenant l’être humain sont malades, ne réclament-ils pas d’être soignés ou réparés ?

L’épidémie de Covid-19 a mis à jour les fondamentaux de la continuité sociale. Soigner pour sauver des vies et suspendre le cours de l’économie pour limiter le nombre de morts, montre qu’une société malade, pour guérir, doit temporairement être mise à l’arrêt et pouvoir compter sur ses forces vives, en l’occurrence soignants, livreurs, routiers, gestionnaires d’infrastructures vitales, journalistes, enseignants...

La situation actuelle renvoie à la question de la biopolitique : à travers le soin apporté aux corps dans leur réanimation par des respirateurs, nous assistons plutôt au maintien d’une continuité qui dévoile les fonctions vitales d’une société comme la nôtre, sans pour autant poser la question de sa réparation, mais nous n’avons pas affaire à un projet de transformation sociale.

Entre soin et réparation, il y a donc une différence, à la fois temporelle et politique.

Le soin s’effectue dans l’urgence, la réparation porte sur la raison d’être d’un système et son inscription dans le monde et l’ensemble du vivant, au-delà de sa pure fonctionnalité.

Ce qui répare, c’est de pouvoir se représenter le mal dans ses origines. Réparer pose donc la question d’un changement de modèle. Réparer les seuls corps est une chose, réparer le monde en est une autre. Qui porte sur les modalités de la relation que nous avons au monde.

De l'essentiel

Suite à l’état d’urgence sanitaire, on parle d’« activités essentielles », de « produits de première nécessité », de « déplacements obligatoires », etc. Mais comment détermine-t-on ce qui est essentiel, nécessaire, obligatoire ?

Les services publics, les réseaux d’eau et d’électricité, l’alimentation, la santé, la sécurité sont des secteurs incompressibles. Une des définitions de l’effondrement stipule que leur interruption marquerait l’entrée dans un chaos généralisé. Pour l’heure, c’est l’État qui décide, dans les circonstances actuelles, du caractère essentiel des activités, en l’occurrence les pratiques sportives, le fait de s’aérer une heure par jour ou de promener son chien, de prendre soin de sa santé, d’aller faire ses courses. Aux yeux de l’État, ce qui est essentiel est de maintenir les individus en vie et de garantir la continuité du fonctionnement des infrastructures vitales comme les adductions d’eau et le traitement des eaux usées.

L’isolement requis par le confinement renvoie à la double question de la convivialité et de l’autonomie. Mais aussi à la question de la vie nue : que reste-t-il d’humain dans une société où il ne s’agit plus que de contrôler les corps et de confiner les personnes par catégorie d’âge, comme c’est déjà le cas dans les Ehpad, acronyme d’une forme de vie mutilée ? S’agit-il de revenir à des formes protectionnistes de l’individualité ou de compenser la pénurie de relations sociales par des systèmes d’entraide ? S’agit-il de renouer avec l’attention à ce qui nous entoure pour cultiver une vie intérieure face à la biopolitique ambiante ? Ce qui est essentiel est ce qui est suffisant. André Gorz a invité les sociétés industrielles à contrecarrer par l’autolimitation leur boulimie consumériste qui renvoie à l’abîme d’un désir sans limite à jamais insatisfait.

De la décélération

Avec la pandémie et la situation inédite qu’elle provoque, croyez-vous que vont se développer la sobriété heureuse, l’abondance frugale, l’ascèse conviviale, la décroissance sereine ?

J’aimerais le croire, et c’est une occasion inédite de faire valoir ce moment particulier qui pourrait marquer l’entrée dans le temps de la sobriété. Mais les premiers éléments du plan de relance voté à l’Assemblée nationale n’annoncent pas ces valeurs comme cardinales dans la reprise.

L’épreuve de la pandémie aura quand même démontré qu’il est possible, du jour au lendemain, de mettre les moteurs du productivisme à l’arrêt, au prix d’un chômage de masse.

Il faudrait conditionner les aides à la reprise et lancer un revenu d’existence tout en mettant un coup d’arrêt à la mobilité thermique. Quant à l’ascèse, elle relève d’un choix individuel et spirituel. Les décroissants doivent continuer à peser dans le débat et réclamer des États généraux de la Grande Décélération.

De la crise

Alors que les uns appellent au retour à la normale, au monde d’avant, d’autres se mobilisent justement pour que rien ne soit plus jamais comme avant. Chaque crise n’est-elle pas l’occasion de changer de voie ? Comment alors tracer ces chemins alternatifs ?

Les 150 citoyens de la Convention citoyenne sur le climat ont demandé à l’État de changer de modèle agricole, de stopper l’artificialisation, d’instaurer des fermes municipales, d’enrayer l’obsolescence programmée, de limiter la puissance des véhicules et d’interdire la publicité dans les lieux publics. Il faudrait poursuivre en profondeur ce débat public sociétal et le porter à l’échelle européenne, tout en lançant un mouvement municipaliste pour la reconquête de l’autonomie alimentaire et énergétique des communes.

Du municipalisme

Le chemin à suivre serait donc double : l’autonomie et le local, aussi bien pour la gouvernance, l’alimentation et l’énergie. Qu’est-ce que ce municipalisme qui semble synthétiser ces qualités ?

Pour Murray Bookchin [le théoricien du municipalisme], il faut remettre le processus de civilisation au cœur de notre projet de société. Cela correspond selon lui à la politisation, c'est-à-dire à « la transformation de la masse en un corps politique délibératif, rationnel et éthique ». Ce processus de politisation va de pair avec un processus de formation et d’épanouissement de l’individu.

Faire société passe aussi par un changement radical de paradigme économique.

En effet, pour promouvoir des valeurs telles que l’équité et la justice, Bookchin insiste sur la nécessité de remplacer l’économie de marché par une économie locale et éthique, caractérisée par des principes de réciprocité, d'indépendance et d’égalité. Il introduit ainsi le principe du « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Le municipalisme libertaire se décline selon lui en une société libératrice, une éthique non hiérarchique, une unité des diversités, une auto-éducation, une autogestion, la complémentarité et l’entraide. En privilégiant une définition politique – plutôt que sociale ou étatique – du vivre ensemble, il montre qu’il est possible de créer des assemblées populaires dans un lieu, à la fois de discours, de rationalité partagée, de libre expression, de mode de prise de décision radicalement démocratique.

De l’après

Au sein de l’Institut Momentum, vous réfléchissez à la société post-pétrole, post-carbone, post-croissance, quelle serait la société post-covid ?

La société post-covid ne serait pas différente de la société post-fossile et décroissante dont l’Institut Momentum a proposé des pistes : accentuer la relocalisation et sortir du modèle d’extension des métropoles, instaurer des biorégions et revaloriser le rural, réformer le foncier et augmenter la part des communs, lancer l’économie coopérative, instaurer une carte carbone, développer des systèmes de transport et des sociétés low tech, déployer des manufactures, financer l’apprentissage des métiers agricoles, stopper l’extension des surfaces commerciales, en finir avec l’aviation et le tourisme de masse et avec l’automobile en ville, déployer des dispensaires et des centres communautaires d’accueil dans chaque commune, stopper les élevages industriels, ralentir la démographie humaine.

Il s’agit là de votre société idéale, pensez-vous vraiment qu’elle adviendra à la suite de cette crise étant donné que certaines des caractéristiques que vous énoncez sont déjà enclenchées de fait ? Si oui, comment ?

Je ne pense pas que la crise actuelle métamorphose la société, mais certains pans d’activités pourraient basculer pour des raisons économiques, par exemple le tourisme de masse, les gros bateaux de croisière, la mobilité en général pourrait décroître sous l’effet également de l’évolution du travail, la possibilité de travailler chez soi.

De la biorégion

Il y a quelques mois, vous vous êtes justement livré, avec Yves Cochet et Benoît Thévard, à un exercice de prospective intitulé : Biorégions 2050. L’Île-de-France après l’effondrement. Décrivez-nous cette société ? Ce scénario est-il toujours valable à l’aune de la pandémie ?

Ce scénario est plus valable que jamais. Il y est question des limites du modèle métropolitain et ses vulnérabilités climatiques, sanitaires et infrastructurelles. Dès lors que la région capitale ne pourra plus soutenir son évolution de croissance actuelle, elle se disloquera en entités multiples et de plus petite taille, des biorégions, qui devront davantage compter sur leurs propres ressources.

Selon les hypothèses du scénario, la population d’Ile-de-France connaîtra un important exode urbain sous l’effet d’épisodes climatiques extrêmes ou d’épidémies, ou de crise économique prolongée. Dédensifiée par le départ d’une partie des habitants, la première ceinture sera reverdie par des corridors forestiers, des bordures d’immeubles végétalisées, des fermes urbaines, à l’image de la Retrosuburbia décrite par David Holmgren. Les anciens centres commerciaux seront transformés en serres maraîchères, séchoirs, conserveries et graineries.

Dans Paris intramuros, qui ne comptera plus qu’1,6 million d’habitants, les choses évolueront beaucoup, avec une disparition progressive mais quasi totale de la voiture et une transformation de l’espace public. Le bitume sera progressivement remplacé par du pavage mais il sera conservé et recyclé pour l’entretien et la rénovation de routes rurales préservées et de pistes cyclables en lieu et place des autoroutes. Le reste des territoires franciliens seront des paysages du ralentissement, constitués de maraîchage, prairies et marais restaurés, forêts et champs diversifiés. L’ensemble des sociétés franciliennes seront alors tournées vers la réparation, l’entraide, la coopération et l’autonomie énergétique.

Propos recueillis le 30 avril par Martin Paquot

À lire

Agnès Sinaï (dir.), Politiques de l’anthropocène, I – Penser la décroissance (2013), II – Économie de l'après croissance (2015), III – Gouverner la décroissance (2017), Presses de Sciences Po.

Agnès Sinaï, Yves Cochet, Benoît Thévard, Le Grand Paris après l’effondrement. Pistes pour la biorégion Île-de-France, Wildproject, à paraître à l'automne 2020 (disponible gratuitement en format numérique pendant le confinement)