Dans le miroir du passé

L’art du pisé ou la massivation de la terre

François Cointeraux | 28 août 2020

Introduction

Au lendemain de la Révolution française, François Cointeraux (1740–1830), maître maçon, entrepreneur, architecte, s’établit comme « professeur d’architecture rurale » avec l’ambition d’actualiser et de populariser la tradition constructive de sa lyonnaise natale : le pisé, une maçonnerie monolithique obtenue par la compression dans un coffrage de couches successives de terre légèrement humide. Matériau disponible et gratuit, construction incombustible, solide, salubre, économique, démocratique, le pisé est paré de nombreuses qualités que Cointeraux n’aura de cesse de promouvoir dans ses bâtiments-témoins, ses cours et surtout ses très nombreuses publications immédiatement traduites en plusieurs langues et diffusées par-delà les frontières (Allemagne, Angleterre, Danemark, Suède, Norvège, Suisse, Russie) et les océans (États-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande). Il met même au point un « nouveau pisé » en inventant la « crécise » la première presse à blocs de terre comprimée, également nommés « pierres factices ».

Dans le texte que nous reproduisons ci-dessous sur « l’art du pisé ou la massivation » (extrait du Second cahier de l’école d’architecture rurale paru en 1791), il démontre le caractère ô combien naturel du pisé. « La nature fait donc du pisé, écrit-il ; si tous ses ouvrages sont solides, s’ils durent des siècles, nous pouvons croire que le pisé fait avec plus de soin par la main habile de l’ouvrier doit être meilleur ». Sa compréhension de la physique de la matière, de l’équilibre entre les trois éléments que sont la terre, l’eau et l’air, et du rôle de l’argile (qu'il nomme « gluten ») porte en effet à le croire sur parole.

Des mortiers comprimés ou de la massivation

La massivation [néologisme désignant l’action consistant à former une masse compacte à partir d’agrégats ; à ne pas confondre avec la massification, soit la diffusion d’une activité parmi le peuple ; N.D.E.], s’emploie à différents ouvrages : les anciens s’en servaient dans la maçonnerie des blocages ; les Italiens l’emploient pour les terrasses qui couvrent leurs maisons, les Maures en font usage pour construire leurs murailles, les Espagnols, les Français et autres peuples massivent quelques pavés d’appartements.

L’art de la massivation n’est point assez approfondi ; il convient de l’étudier pour pouvoir l’appliquer dans tant d’occasions qui exigent la promptitude du travail, l’économie et la solidité, surtout lorsqu’il s’agit d’y joindre la salubrité ou la garde des provisions.

Le but des vieux auteurs architectes, lorsqu’ils ont conseillé la compression ou massivation des mortiers, était de les empêcher de faire retrait et de produire une infinité de fentes et crevasses qui arriveraient immanquablement si on ne les massivait pas. En effet, le pisoir ou battoir prévient tous ces défauts, en forçant par des coups redoublés la surabondance de l’eau à s’échapper et, à la fois, en resserrant intimement toutes les particules du mortier par l’effort continuel de la main de l’ouvrier, jusqu’à ce que l’ouvrage ait pris une bonne consistance.

L’art du pisé ou la massivation de la terre
[Cointeraux - Ecole d'architecture rurale - c.1 pl.1-2-3]

La massivation à l’égard des mortiers est une opération qui imite celle de la nature ; car si l’on trouve dans les carrières de pierre des bancs placés les uns sur les autres, il faut l’attribuer à la filtration des eaux et au poids énorme de leur volume qui les massivait ou comprimait : c’est donc ce superflu des eaux échappé par des filières qui a produit tous les lits ou couches de pierres, et toutes leurs fentes ou délits, et qui nous a donné autant de joints que de bancs dans les carrières.

La filtration, la décoction, la compression, la coagulation et la pétrification sont les causes réunies et naturelles de la formation des pierres et d’autres minéraux et métaux. L’art de la massivation sur des matériaux amalgamés et corroyés, comme sur le sable, les graviers, le ciment et la chaux, est aussi le moyen que l’homme peut employer pour procurer aux ouvrages une densité grande et durable. C’est ainsi qu’en ont usé les Romains dont le prétendu secret pour faire des mortiers ou ciments infiniment solides, même plus durs que la pierre, ne consistait que dans la qualité des matériaux dont ils se servaient, surtout de la chaux, et dans le bon emploi qu’ils en savaient faire.

Si la densité de leurs mortiers ou ciments augmentait, ce n’est qu’à raison des grandes épaisseurs qu’ils donnaient à leurs murs où la dessication ne pouvait se faire subitement ; et ce n’est qu’autant qu’ils employaient la maçonnerie de blocage faite par encaissement ; méthode excellente dont les Romains faisaient plus d’usage que nous.

« J’ai percé, dans la ville de Lyon, à la maison de M. Lacroix, sur la place des Terreaux, un mur de cave pour y faire une porte de communication ; mes ouvriers eurent la plus grande peine pour parvenir à rompre la maçonnerie : il nous fallut employer plusieurs jours, avec des coins et masses de fer, outre les outils que nous faisions sans cesse reforger ; nous cassions plutôt la pierre que le mortier. Cependant, cette maison n’avait été bâtie à neuf qu’en 1740, et nous fîmes cette ouverture en 1760. »

D’où venait donc l’extrême dureté de ce mortier dans le court espace de vingt années ? C’est certainement parce que l’air n’avait pu surprendre la maçonnerie dans cette cave ; la lente dessication et la pression de ce mur qui montait cinq étages, avaient rendu son mortier très dur et plus dur que les pierres.

Ainsi la nature met une infinité de siècles à former des corps durs, et l’art peut nous les fournir en quelques années. Je distinguerai deux espèces de maçonnerie : l’une faite avec les pierres plates que l’on tire des carrières et auquel on ajoute, pour les lier, un mordant fait de chaux et de sable qu’on nomme mortier ; l’autre s’exécute avec toute espèce de pierres brutes que l’on jette sans beaucoup de précaution dans le mortier : c’est ce qu’on appelle blocage.

La première se fait avec ordre, en taillant les pierres grossièrement, en les arrangeant au long d’un cordeau, et en y étendant des couches de mortier fort minces ; mais le blocage embarrasse moins. S’il coûte beaucoup de mortier, il épargne les pierres plates et le taillage des brutes, car toutes lui sont bonnes ; on peut même y employer leurs débris et les cailloux : cet ouvrage exige nécessairement un moule ou encaissement dans lequel on forme le mur, paries formaceus, muraille de forme [aujourd’hui coffrages ; N.D.E.].

Ces deux manières de bâtir sont également intéressantes ; l’économie en doit faire faire le choix. [...] Passons maintenant au troisième procédé.

De la massivation de la terre, ou du pisé

La massivation de la terre seule, ou le pisé sans matériaux ni aucun agent, c’est-à-dire sans pierres ni mortier, consiste simplement et uniquement dans la main-d’œuvre.

Mais comment concevra-t-on que la construction, qui n’est faite qu’avec la terre, qu’avec ce seul agent, ce seul élément, puisse prendre assez de consistance pour faire des maisons fort hautes ?

[Cointeraux - Ecole d'architecture rurale - c.1 pl.x1 décorée & c.1 pl.x2 ouvrier]

« Il m’est arrivé de voir des entrepreneurs de Lyon, les plus au fait du pisé, grandement surpris d’un bâtiment de cette espèce, que j’avais élevé à 40 pieds de hauteur. Un entr’autres, le plus habile dans cet art, en toisant des yeux la grande élévation de mes murs de pisé, auxquels je n’avais donné au bas que 18 pouces d’épaisseur [45 cm ; N.D.E.], restait dans l’extase et disait que j’avais été bien hardi ; mais lorsqu’il eut bien examiné et reconnu comment je m’y étais pris, il convint avec ses confrères de la solidité de ma maison, et avoua ma supériorité dans ce genre de construction. Il n’est aucun de ces entrepreneurs qui ne fût bien charmé que j’enseignasse toute la science que j’ai acquise par une longue expérience et par une théorie qui m’est particulière ; et il serait bien à souhaiter que les personnes en place en sentissent toute la conséquence. »

Il m’est aussi arrivé de voir les habitants de la Picardie, qui n’avaient jamais vu ni entendu parler de cette singulière construction, n’oser s’approcher d’une maison de pisé que je leur faisais pour modèle, quoiqu’elle fût bien basse seulement d’un étage, de peur, disaient-ils, d’être écrasés par la chute des murs qui n’étaient que de terre, à l’instant qu’ils en seraient près.

Je puis assurer que la massivation bien faite de la terre et les diverses ressources qu’on peut employer dans ce genre de construction procurent la plus grande solidité et toute la sécurité qu’on peut désirer dans des logements qu’exigera l’économie. On n’emploie, cependant, pour le pisé qu’une terre presque sèche. Puisqu’on ne la prend, pour avoir un peu de fraîcheur, qu’au-dessous de deux à trois pieds [90 cm ; N.D.E.] de profondeur dans le sol ; cette humidité naturelle paraît suffire pour lier intimement, par l’effort du pisoir, toutes les particules de cet élément : mais cette opération manuelle n’est pas la seule cause qui produit des corps solides imitant la densité des pierres blanches ; il faut croire à une opération invisible qui ne provient sans doute que d’une espèce de gluten [ici l’argile, N.D.E.] que le créateur a donné à la terre. Le pisé, par ces deux agents, l’un manuel, l’autre divin, acquiert assez de consistance en peu de jours pour supporter les plus grands fardeaux : le lecteur va en juger.

[Cointeraux - Ecole d'architecture rurale - c.1 pl.5]

Le premier pan d’un mur A, (voyez les planches 5 [ci-dessus, N.D.E.] & 6 du premier cahier [en ouverture, N.D.E.]) supporte tout le poids des autres pans de pisé placés sur lui, mais encore les planchers et le toit. Ainsi, qu’on se figure une maison de trois étages, telle que celle qui est représentée sur la couverture de ce second cahier, où la première assise de pisé soutient toutes les autres qui montent à la hauteur de 30 à 40 pieds [9 à 12 m ; N.D.E.] ; soutient de plus les planchers et le toit avec tous les meubles, effets et toutes les marchandises qu’on place dans les différents étages ; qu’on y ajoute que cette première assise soutient encore tous les ébranlements des familles qui exercent leurs métiers, fabriquent et dansent sur les planchers de ces maisons de terre, et on trouvera d’après ce poids énorme et toutes les secousses que les fabricants, fermiers et locataires donnent journellement aux maisons, qu’il faut que le pisé soit d’une nature bien compacte pour résister à tant d’efforts, surtout en ne perdant pas de vue que les premiers pans ou le premier cours d’assise A, placés au-dessus de la fondation du bâtiment, supportent généralement tout.

Nous avons vu que la maçonnerie, faite par blocage dans un encaissement et par la pression du pisoir, imite les procédés que la nature emploie pour la formation des pierres ; le pisé ainsi fait avec un moule et avec cet outil copie de même d’autres procédés de la nature. C’est avec la terre, ou avec cette seule matière terreuse, que les hommes peuvent faire une infinité de nouveaux ouvrages utiles à leurs besoins et à leurs plaisirs : l’art précieux du pisé est pour une nation éclairée un moyen sûr de faire fleurir ses campagnes, son commerce et son industrie ; ce travail manuel contribuera à détruire efficacement la mendicité en y occupant les mendiants à des ouvrages majeurs que j’indiquerai dans le cours de cette instruction publique.

La nature nous indique le pisé par toutes ses œuvres ; et l’industrie humaine nous rappelle sans cesse ses merveilles.

Les premiers hommes n’ont-ils pas souvent creusé pour leur habitation, dans la terre, des antres et cavernes pour se garantir des intempéries et des cruels animaux ? Ces demeures se soutenaient sans murs et sans voute : la massivation naturelle en faisait donc doute la consistance.

La terre superficielle de ce globe, toujours pressée par les pluies, les vents et son propre poids, a été comprimée de telle manière que dans les cantons où les hommes n’ont jamais fouillé ou n’ont fait aucun rapport de terre, il est difficile de la rompre avec les fers les plus aigus et les plus tranchants ; c’est une vérité que tout le monde reconnaît dans les pays sauvages que l’on défriche (1) : voilà encore le principe reconnu de la massivation ou de l’art du pisé, et la raison pour laquelle on a beaucoup de peine à percer un mur de pisé lorsqu’il est bien fait et la terre qu’on a employée de bonne qualité ; c’est ce dont chacun se convaincra lorsqu’il fera rompre un mur de pisé pour y pratiquer après coup une porte ou une fenêtre qu’on aura oublié de faire à une maison.

[Cointeraux - Ecole d'architecture rurale - c.1 pl.7-8]

Les montagnes et les coteaux, les vallées et les collines, les tertres ou éminences de terre qui sont depuis des siècles battus par les orages, sur lesquels les eaux ont continuellement coulé, ou été pompées par les ardeurs du soleil, et dont le poids énorme n’a cessé de comprimer la terre, ont été, dans des milliers d’occasions et pour une infinité de besoins, creusés pour y pratiquer des souterrains sans qu’on ait été obligé d’y faire aucune maçonnerie pour les supporter.

Combien est-il de nos lecteurs qui connaissent des caves ainsi exécutées sous terre et qui servent aux générations des familles, sans avoir été obligés d’y faire aucune réparation, surtout lorsque l’adresse des terrassiers ou pionniers a fait fouiller [creuser, N.D.E.] ces caves ou souterrains dans la forme d’un arc fort bombé ? Pour moi, je vais raconter ce que j’ai vu dans ma jeunesse ; je ne m’attendais pas alors que j’en doive faire un jour une si bonne application.

« J’ai été élevé à Lyon au pied de la montagne de Fourvière et dans une maison à côté de laquelle se trouvait une très grande et très haute cave sous cette montagne ; mon parent s’en servait pour y fermer et pour y faire vendre son vin. Un architecte fut appelé pour des réparations et, voyant cet appartement souterrain, sans murs, sans voûte, sans aucun pilier, ni aucune maçonnerie, il ne put se rassasier de l’admirer ; j’étais à ses côtés (les jeunes gens comme l’on sait sont curieux) et je me souviens très bien qu’il attribua la solidité de cette cave (qui servait en même temps de cabaret) à la nature du terrain, qu’il dit être un gord [adjectif signifiant gras en ancien occitan, soit à forte cohésion ; N.D.E.] ; c’est ainsi qu’il nomma la qualité de la terre qui était rougeâtre et farcie de petits graviers ou cailloux ; c’est aussi pourquoi le pisé de terrain graveleux devient excessivement dur. »

On sait que les terres mouvantes ne peuvent se soutenir que lorsqu’elles ont 45 degrés de pente ; mais quel est celui qui n’a pas remarqué dans la vie des terrains coupés à angle droit ou à plomb, soit pour les grands chemins, soit pour gagner l’emplacement d’une maison ou agrandir une cour au pied d’une colline ? Ces terres ainsi coupées depuis nombre d’années, se soutiennent toujours lorsqu’elles sont d’une qualité compacte, forte et graveleuse.

On creuse des puits, mais on ne les mure pas toujours, on en a mille exemples et il s’en trouve plusieurs à Paris : M. Vilmorin, marchand grainier et fleuriste, se sert depuis dix années de deux puits d’environ 12 toises de profondeur [23 m ; N.D.E.], qu’il a fait creuser dans son jardin, près de la barrière du Trône. Malgré la grande quantité d’eau qu’il fait tirer journellement, ces puits tout nus — puisqu’ils ne sont revêtus d’aucune maçonnerie — ne se sont point dégradés. Du côté opposé au faubourg St. Antoine, dans le Roule, il existe quantité d’autres puits très profonds, creusés tout simplement dans le sol sans maçonnerie ; ceux-ci sont percés dans le tuf, par conséquent plus solides que ceux de M. Vilmorin.

La nature fait donc du pisé ; si tous ses ouvrages sont solides, s’ils durent des siècles, nous pouvons croire que le pisé fait avec plus de soin par la main habile de l’ouvrier doit être meilleur.

[Cointeraux - Ecole d'architecture rurale - c.1 pl.x1 décorée & c.1 pl.x2 ouvrier]

En outre, le pisé fait industrieusement est et doit être toujours tenu à couvert ; mais sans cette prudente précaution à laquelle les ouvriers au fait de cette bâtisse sont accoutumés, il paraît que le pisé peut se soutenir très longtemps sans couverture, ce qui doit doublement rassurer sur la crainte qui parait fondée aux personnes qui ne connaissent pas cet art, et qui par cette raison pensent que des familles devraient être écrasées en logeant dans des maisons qui ne sont bâties qu’avec la terre : en voici la preuve.

« Un parisien était venu dans le Lyonnais et y avait appris que l’on pouvait faire des maisons avec la terre seule ; il n’eut rien de plus pressé à son retour que de faire exécuter le pisé ; à cet effet, il entreprit de bâtir par cette méthode une maison à Paris, au Gros-Caillou, près de l’Hôtel des Invalides ; ses facultés ne lui ayant pas permis d’y poser le toit, cette maison en a toujours été privée ; en un mot, ce pisé n’a jamais eu de couverture. »

La planche sixième du premier cahier [en ouverture ; N.D.E.] représente exactement la véritable situation de ce bâtiment et son dessin, ses murs découverts avec ses pointes ou pignons pour les pentes du toit ; ainsi le lecteur, au moyen de cette planche, peut se figurer la forme de cette maison qui a ses planchers posés sans toit ainsi que les encadrements des portes et fenêtres, jusqu’aux trous du moule qui sont à jour.

« Voilà le cinquième hiver que cette construction toute nue est exposée à toutes les injures du temps : pluies, neiges, sécheresses, vents, orages, en un mot à toutes les intempéries qu’a essuyé annuellement cette maison de terre, isolée dans un vaste terrain et presque sur le bord de la Seine : chaque année je ne manque pas de visiter cette bâtisse ; toujours je la vois dans le même état et j’attends encore son éboulement. »

Qui n’aurait jamais pu croire que des murs de terre sans couverture et sans enduit, puissent résister si longtemps aux rigueurs de notre climat ? D’après ce fait, qu’il me soit permis d’exposer mon idée sur la théorie du pisé : on prend de la terre fraîche, c’est-à-dire ni mouillée ni sèche, telle qu’elle se trouve sur le sol : on la transporte dans le moule et on n’en bat que peu à la fois ; voyez le premier cahier, c’est là toute la science.

[Cointeraux - Ecole d'architecture rurale - c.1 pl.10]

A-t-on jamais vu au monde rien de plus simple ? Cette seule manœuvre si extraordinaire, si facile, est cependant la base de millions de travaux et de toutes les espèces que les nations éclairées peuvent employer pour le service et pour le bonheur des hommes. Mais d’où vient que le pisé par un procédé si innocent renferme tant d’avantages et se consolide à un degré suffisant à nos besoins ? Il semble que sa dureté ne provient principalement que de la privation de l’air qui est chassé par la pression des coups du pisoir ; car un monceau de terre mouvante ou non pisée, est réduit par la massivation à moins de la moitié de son premier volume.

On a pensé que la consistance du pisé ne provenait que de l’évaporation de la petite partie d’humidité qui se trouve naturellement à la terre ; mais voici l’expérience que j’ai faite.

« J’ai fait massiver un petit volume de pisé : en sortant du moule, il a pesé 39 livres et demie [18 kg ; N.D.E] ; quinze jours après, son poids a diminué de 4 livres un quart [2 kg ; N.D.E.] ; quinze jours ensuite, ce poids n’était diminué que d’une livre [0,5 kg ; N.D.E.] ; quinze jours plus loin cette diminution n’était plus que d'une demi-livre [0,3 kg ; N.D.E.]. »

Dans l’espace d’environ quarante-cinq jours, la dessication a été parfaite et le poids ne s’est trouvé diminué que d’environ un huitième : il n’y a donc que la huitième partie du volume qui contient l’humidité (2), ce qui n’est pas capable d’empêcher la consistance du pisé. C’est aussi pourquoi ce genre de bâtir est diamétralement opposé aux constructions que l’on fait avec la terre pétrie, celle-ci ne peut se préparer qu’en y ajoutant beaucoup d’eau pour pouvoir la broyer, ce qui lui ôte toute sa consistance. On en sent la raison : l’eau, occupant beaucoup de place dans la terre que l’on rend comme la boue, lui laisse en s’évaporant une multiplicité infinie de pores, ou d’innombrables petites cavités. Cette énorme quantité de place vide rend la terre pétrie incapable de supporter plusieurs étages et les plus grands fardeaux, comme le pisé les soutient.

On a pensé encore que la densité du pisé ne se procurait que par les coups du battoir qui faisaient sortir l’eau de la terre : j‘ai la preuve du contraire. Il est tellement vrai que la pression de la terre ne change point son humidité naturelle, puisqu’aussitôt qu’un pan de mur est fait, on enlève le moule de bois, et jamais je n’ai vu ce moule mouillé. J’avoue que le pisé en séchant se raffermit, mais c’est plus par la cause de la suppression de l’air pendant sa massivation que par celle de son humidité.

[Cointeraux - Ecole d'architecture rurale - c.1 pl.9]

Venons toujours aux faits : j’ai l’expérience que dans un seul jour on peut bâtir trois pans de mur les uns sur les autres, ayant chacun environ 3 pieds [90 cm ; N.D.E.]. On élève donc un mur de terre sans interruption et dans une seule journée de 8 à 9 pieds de hauteur [2,5 m ; N.D.E.], c’est-à-dire de la hauteur d’un étage. J’ai aussi la preuve qu’à l’instant que les maçons piseurs sont arrivés, dans la construction d’un bâtiment de pisé, à l’élévation nécessaire pour y poser un plancher, on place les poutres les plus lourdes sur les murs de terre tout fraîchement faits. J’ai encore la preuve qu’on peut poser la plus grosse charpente d’un toit aussitôt que les murs des pignons en pisé viennent d’être parachevés. Ces manœuvres, que j’ai mille fois fait faire dans les bâtiments de terre que j’ai construits, annoncent que le pisé ne tire sa consistance que du coude des ouvriers, c’est-à-dire, de la force du travail ou de la massivation bien faite de la terre.

D’après toutes ces pratiques et expériences, on peut admettre pour principes : 1°, que le pisé n’acquiert de solidité que par la massivation dont l’effet est une diminution de son volume et de la suppression de l’air (3) ; 2°, que sa durée de plus de deux cents ans ne provient que de l’évaporation parfaite de la portion de son humidité naturelle ; 3°, que le gluten de la terre cause le rapprochement intime et la crispation de toutes ses particules que les coups redoublés du battoir opèrent artificiellement, semblable à cette adhésion naturelle qui s’opère pour la formation des pierres et que l’homme ne définira jamais. Car, qui peut voir cette création des pierres, ainsi que celle des animaux et végétaux par exemple, comment passent les sucs nourriciers de la terre dans les fibres des racines infiniment menues et déliées ? C’est donc pour toutes les formations ou créations dans la nature un travail invisible à l’homme dirigé par la main du Créateur de l’univers (4), et c’est encore la nature qui, à l’égard du pisé, nous permet secrètement d’élever à 30, à 40 pieds [9 à 12 m ; N.D.E.] un mur fort mince qui, non seulement se supporte lui-même sans aucun mortier, mais encore qui soutient toits, planchers, et toutes les charges que l’on veut mettre dans les étages de la maison.

La massivation de la maçonnerie en mortier et celle de la maçonnerie en pisé sont véritablement un don de la Providence ; ces deux genres de constructions, trop peu connus, trop peu usités, seront traités à fond dans le cours de cet ouvrage : on y indiquera toutes les circonstances auxquelles on doit les appliquer, et elles sont infinies, puisque ces deux arts peuvent nous éviter de faire mille ustensiles que nous faisons en bois ; remédier à mille incommodités que nous éprouvons dans nos habitations ; prévenir mille pertes que nous essuyons pour les travaux, la fabrication et la conservation de nos récoltes ; épargner mille dépenses que nous faisons mal à propos dans nos manufactures ; diminuer des frais de double emploi que nous faisons sans nous en apercevoir dans nos bâtiments de la campagne : mais avant de parler de tous ces objets, je continuerai toujours l’art du pisé par lequel j’ai commencé ce cours [...].

Notes

Publication originale : François Cointeraux, École d’architecture rurale. Second Cahier. Dans lequel on traite 1° de l’art du Pisé ou de la massivation 2° des qualités des terres propres au pisé, 3° des détails de la main d’œuvre, 4° du prix de la toise, 5° des enduits, 6° des peintures, Paris, chez l’auteur, juillet 1791, pages 5-17.

Nous avons utilisé la version numérisée par le Conservatoire national des arts et métiers et actualisé sa typographie.