Du lisible au visible

« L’art d’habiter la Terre. La vision biorégionale » de Kirkpatrick Sale

Thierry Paquot | 26 mars 2020

Introduction

Publié en 1985, cet ouvrage majeur, de Kirkaptrick Sale, né en 1937, est parfaitement traduit par Mathias Rollot, architecte, auteur d’un essai sur Les territoires du vivant : un manifeste biorégionaliste (2018). Essayiste, historien indépendant, nous devons à Kirkpatrick Sale un remarquable ouvrage, Human Scale (1980), une brève synthèse sur The Green Revolution : The Environmental Movement 1962-1992 (1993), un essai sur le mouvement luddique (La révolte luddite, L’Échappée, 2006)  et un article particulièrement combatif, « L’unique espoir est dans la sécession » (Entropia, n°8, 2010) qui milite pour la « juste taille » des territoires et pour « la vertu universelle de la petitesse », appelant les États-Unis à se désunir... Les Humains se sont extériorisés de la Terre pour mieux s’en rendre « maîtres et possesseurs », l’exploitant sans vergogne, perturbant les équilibres écosystémiques, modifiant le climat, gaspillant les ressources « naturelles », déménageant les territoires, au point où l’effondrement – annoncé par William Carton en 1980 – devient leur seul horizon, ce à quoi ne se résout pas l’auteur qui mise sur un ultime sursaut face à l’écocide, « l’hypothèse biorégionale ».

La notion de « biorégionalisme » est formulée au cours des années 1970 par Peter Berg (1937-2011), fondateur avec Judith Goldhaft de la Planet Drum Foundation à San Francisco en 1973, et de Raymond Dasmann (1919-2002), biologiste et instigateur du Programme Biosphère de l’Unesco. Pour eux, les êtres humains appartiennent au monde vivant qui conditionne une biorégion, avec sa géographie, son climat, son bassin hydrographique, ses temporalités, etc. Ce sont les habitants qui sont les mieux placés pour délimiter leur biorégion en tenant compte à la fois de la diversité biologique et des conditions environnementales. Aucune biorégion ne ressemble à une autre. Sa délimitation se reconfigure suite aux interactions entre ses éléments constitutifs. Nous pouvons dire qu’une biorégion résulte à la fois des écosystèmes entremêlés les uns aux autres et des imaginaires des habitants. En cela, la biorégion est le produit des « sciences naturelles » et de la culture des humains.

L’auteur distingue l’éco-région, la géo-région et la morpho-région et considère que la notion d’échelle se révèle décisive dans le choix de la taille des communautés. En cela, il dénonce, par exemple, les agglomérations urbaines trop peuplées : « Il a été calculé qu’une ville d’un million de personnes consomme 9 500 tonnes de combustibles fossiles, 2 000 tonnes de nourriture, 625 000 tonnes d’eau et 31 500 tonnes d’oxygène chaque jour – et rejette 500 000 tonnes d’eaux usées, 28 500 tonnes de dioxyde de carbone et d’immenses quantités d’autres déchets solides, liquides ou gazeux. La grande ville contemporaine, en résumé, est un parasite écologique, puisqu’elle extrait ses besoins vitaux d’ailleurs, et un pathogène écologique puisqu’elle y rejette ses déchets. »

Il consacre un long chapitre à l’économie biorégionale, qui est en rupture avec le capitalisme et sa recherche exclusive du profit pour une poignées de firmes globalisées au détriment des attentes des habitants en faveur d’un « mieux-vivre ». Celui-ci relocalise les activités économiques, renforce la coopération, l’autogestion, l’autonomie, tant pour l’alimentation que pour l’énergie, etc. Cette économie biorégionalisée entraine de nouvelles modalités du politique, avec une démocratie directe, des alternatives inventives, des expérimentations dominées par la diversité... « Par conséquent, écrit-il, le caractère global d’une société biorégionale est dirigé par les idées de subsistance et de constance selon le modèle du comportement du vivant, qui est celui de la réparation et de la guérison – l’altération et l’inconstance étant au contraire des signes de détérioration ou de maladie. »

Il rend hommage à quelques penseurs pré-biorégionalistes : Frederick Jackson Turner, le théoricien de la notion de frontier qui imaginait l’Amérique comme un assemblage de « sections » géographiques ; Lewis Mumford, cofondateur du Regional Plan Association of America (1923-1933), qui considérait que « la réanimation et la reconstruction des régions, en tant qu’œuvres d’art collectif, est la grande tâche de la politique de la génération à venir » ; Howard Odum, auteur avec Harry Estill Moore, en 1938 de la somme inégalée, American Regionalism...

Depuis, de nombreux écologistes se revendiquent du biorégionalisme, pourtant celui-ci peine à s’imposer dans le débat public, malgré de nombreux ouvrages et actions locales. Dans le préambule au premier Congrès biorégional nord-américain, en 1984, nous lisons :

« Le biorégionalisme reconnaît, nourrit, soutient et célèbre nos liens locaux avec la terre, les plantes et les animaux, les rivières, les lacs et les océans, l’air, les familles, amis et voisins, les communautés, les traditions autochtones et les systèmes de production et de commerce. Être biorégionaliste, c’est prendre le temps d’apprendre les possibilités locales. »

Kirkpatrick Sale sait très bien que le biorégionalisme n’est pas encore à l’agenda des femmes et hommes politiques alors même qu’il est à l’ordre du jour établit par l’état de la planète, le dérèglement climatique, les défis environnementaux, etc. : le biorégionalisme ou la mort !

Kirkpatrick Sale, L’art d’habiter la terre. La vision biorégionale, traduit de l’anglais et introduit par Mathias Rollot, Postface de Sébastien Marot, "Domaine Sauvage", Wildproject, 2020, 276 pages, 22 euros.