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La Ferme des possibles, ou de la sérendipité
Frédéric Denise | 13 décembre 2020
Introduction
qui Frédéric Denise architecte – Archipel Zéro | cheffe de projet : Emmanuelle Saulnier | A.M.O. & réemploi : Bellastock | contrôleur technique : SOCOTEC
quoi Siège social de la coopérative Novaedia (1950 m²)
où 29 rue d’Amiens, 93240 Stains
quand études : de janvier à octobre 2018 | travaux : février 2019 – janvier 2020 (1ère tranche) – livraison septembre 2020
pourquoi Permettre à la coopérative d’étendre son activité, la relocaliser sur un de ses sites de maraîchage et intégrer ses partenaires dans un même lieu.
comment Fondations et dalle béton (là j’ai honte, si c’était à refaire ce serait pieux vissés et plancher bois) | Charpente en bois lamellé-collé (bois français), isolant laine de bois | Planchers en bois lamellé-croisé (bois français) | Caissons bois remplis de paille en vrac compressée de 40 cm pour les murs extérieurs et 22 cm pour les murs intérieurs entre espaces tampon et locaux chauffés, revêtus d’enduit terre sur deux faces (pas très local, car venant d’Ukraine !) | Enduits des cloisons en terre crue et cellulose (réalisés en chantier participatif) | Matériaux de réemploi : fenêtres simple vitrage des espaces tampon, fenêtres double vitrage des façades intérieures, blocs de terre comprimée, pavés en granit, portes vitrées, cloisons coulissantes, radiateurs en fonte, appareillage plomberie, luminaires, baffles acoustiques, mobilier | Recyclage : déchet de chantier carton incorporé aux enduits de finition
pour qui Coopérative Novaedia
avec qui gros-œuvre : Sylva métal | fabrication des caissons bois-terre-paille : Rainbow Ecosystem | charpente et pose des caisson : Bois 2 Bout | menuiseries extérieures, menuiseries de réemploi : Depuis 1920 | métallerie : Malingue | cloisons : Renov Consulting | plafonds, menuiseries intérieures : AF Rénovation | chauffage, ventilation, froid : Dalkia | plomberie : Labo Conseil | électricité : Portelec | V.R.D. : Dubrac
combien 2,4 M€ H.T. (hors cuisine et production de froid)
Maîtrise d’ouvrage
Avoir comme maître d’ouvrage une coopérative maraîchère d’insertion favorise-t-il l’avènement d’une architecture écologique ? Le projet a-t-il bénéficié des réseaux et filières de la coopérative, en particulier pour l’approvisionnement en matériaux et l’emploi de main d’œuvre ?
La demande du maître d’ouvrage, la coopérative Novaedia, n’était pas formulée ainsi. Elle était davantage orientée vers le réemploi, s’inscrivant dans le projet « Métabolisme urbain » de Plaine Commune. La coopérative s'est adressée à Bellastock, qui m’a alors proposé d’être mandataire de la maîtrise d’œuvre. J’ai ajouté à cette demande de matériaux de réemploi mon expérience en architecture bioclimatique, avec des matériaux géo- et biosourcés. La Ferme des possibles faisant du maraîchage en permaculture, le lien était évident avec une architecture qui puise sa matière et son énergie dans l’environnement proche, avec sobriété. Il y a toutefois un décalage entre cette vision et la réalité d’un programme qui comprend près de 400 m² de locaux réfrigérés et chambres frigorifiques très énergivores !
Le réseau de la coopérative n’a pas beaucoup joué dans l’approvisionnement des matériaux, qui a bénéficié en premier lieu des recherches de Bellastock et de l’inventaire de Métabolisme urbain. Le profil « insertion » de la coopérative s’est surtout manifesté par la bienveillance qui prévaut habituellement dans les échanges au sein de l’économie sociale et solidaire. La bienveillance a été réciproque entre tous les protagonistes du projet, lesquels se sont tous mobilisés pour le sortir de terre au meilleur coût. Chacun a fait des concessions. Le fait que ce soit une coopérative d’insertion a sans doute compté dans la réussite des chantiers participatifs. Les coopérateurs ont participé, bien sûr, mais également près de 150 bénévoles !
Organisation spatiale
Comment les principes bioclimatiques ont-ils déterminé l’implantation et l’organisation spatiale du bâtiment ?
En fait ce sont plutôt les contraintes programmatiques et de site qui ont guidé les choix bioclimatiques. Le projet est issu d’un concours interne au sein de l’agence Archipel Zéro, car le programme était trop beau pour ne pas en faire profiter tout le monde ! Il y a eu quatre esquisses proposées par les architectes de l’agence, dont la mienne. Et c’est l’esquisse de Léa Chevrier qui a été choisie par la coopérative. Son projet s’est naturellement imposé, avec une double circulation périphérique, en zone tampon, qui irrigue de façon simple et fonctionnelle les locaux. Les contraintes de distribution au sein de ce programme complexe de laboratoire de préparation culinaire se superposaient parfaitement à ses principes bioclimatiques.
Seule une étroite bande de terrain était constructible, orientée nord-sud. Le programme est un séquençage de locaux dédiés à la préparation alimentaire. De la réception des denrées à la livraison de repas, une suite d’opérations induit une succession d’espaces pour deux circuits, propre et sale, qui ne doivent pas se croiser. Les espaces tampons, derrière les façades vitrées en menuiseries de réemploi, sont nés de cette contrainte. Idem pour le pignon sud qui donnait sur des jardins privés : une façade aveugle s’imposait, d’où le mur Trombe en blocs de terre comprimée qui chauffe et/ou rafraîchit le restaurant.
Le projet est toutefois un peu schizophrénique, avec ces intuitions low-tech, passives, et des composantes high-tech, comme la pompe à chaleur très sophistiquée qui produit du chaud et du froid toute l’année, dite « thermo-frigo-pompe », pour les besoins de la cuisine et des laboratoires de transformation. Mais il n’existe pas de moyen économique de produire du froid, régulé et en mode passif !
Réemploi
La Ferme des possibles est reconnaissable par sa longue façade en fenêtres de réemploi. Quelles possibilités ouvre l’usage de matériaux de réemploi ?
Les matériaux de réemploi s’imposent comme une évidence pour réduire l’empreinte des constructions. Je dirais même qu’il n’y a pas de réelle frugalité sans eux. Ils créent aussi un lien entre passé, présent et avenir.
L’autre intérêt est plus ambivalent. En effet, on choisit rarement les matériaux de réemploi : ils s’offrent à nous. Libre à nous de les accepter ou non. Ils illustrent parfaitement ce qu’est la sérendipité en architecture. Nous croisons quasiment par hasard leur chemin, et parfois ils changent le projet de façon très positive.
Par exemple, nous avons conçu une façade et un pignon totalement vitrés, soit 450 m², malgré un budget modeste, car nous avions cette ressource qui nous le permettait : une grande quantité de châssis en bois à simple vitrage, disponible à Épinay-sur-Seine, à seulement 3 km du chantier, issus d’une opération de rénovation thermique. Alors, nous avons dessiné les façades en fonction de cette ressource.
Autre exemple : les bureaux de la coopérative ont de magnifiques portes intérieures en acier, totalement vitrées, de 3 m de haut ! Jamais nous n’aurions eu les moyens d'acheter ce genre de porte. Mais cette ressource était disponible dans d’anciens locaux d’Engie en plein curage. Nous avons dû créer une structure pour intégrer ces portes de 150 kg, mais, en fin de compte, l’ensemble a coûté le prix de portes ordinaires. Ces opportunités permettent de valoriser le projet, à coût constant.
En réalité, la sérendipité n’arrive pas par hasard : il faut réunir les conditions pour qu’elle puisse s’exprimer. Il faut accepter et assumer que le projet n’est pas figé, qu’il peut évoluer à chaque étape et même se métamorphoser. Cela me plaît, car je n’aime pas que le chantier soit seulement le temps de réalisation d’un projet figé. On est perdant à chaque fois car, confronté à la réalité, aux aléas, le projet perd souvent en cohérence, il s’émousse… Au mieux, avec beaucoup d’efforts et de chance, il sera réalisé tel que prévu.
Je suis plus à l’aise avec les projets qui continuent à évoluer pendant le chantier, je ne cesse de les améliorer en fonction des opportunités. Mais pour les autres protagonistes, je sais que c’est très déstabilisant ; on ne peut pas s’autoriser une telle versatilité dans un projet classique. Alors qu’en construisant avec des matériaux de réemploi, on peut se le permettre, tout le monde s’y attend, l’accepte… Cela fait partie des règles du jeu !
Si une ressource formidable est disponible, il faut lui offrir une bonne place, faire évoluer le projet pour l’intégrer. Le chantier n’est plus la réalisation d’un projet figé, il devient une interprétation du projet. C’est comme une partition de musique, il faut la jouer, l’interpréter. Je suis beaucoup plus à l’aise avec cela. Ma collaboration avec Novaedia intégrait parfaitement cela. Le programme a d’ailleurs, changé, y compris en cours de chantier et même depuis sa réception.
Chantier participatif
La Ferme se distingue également par l’organisation de nombreux chantiers participatifs. Qu’apporte l’implication sur le chantier d’animateurs et d’animatrices éclairé·e·s et motivé·e·s ?
Ces chantiers participatifs avaient pour matière la terre du terrain. Il s’agissait d’impliquer les membres de la coopérative, leur faire aimer la terre. Ce qui n’était pas évident a priori, car c’est un matériau brut avec lequel les urbains ont peu l’habitude de vivre. Nous avons commencé en réalisant le bar de la cafeteria en pisé (terre du site et béton concassé) puis les enduits de finition en terre-cellulose (la même terre associée à des déchets de chantier : les cartons d’emballage) sur les enduits de corps recouvrant les murs isolés en paille, réalisés surtout par de jeunes architectes.
Les chantiers participatifs ne sont généralement pas très productifs. Ce sont avant tout des rencontres au cours desquelles je m’efforce de communiquer, de faire de la pédagogie, de provoquer l’envie de bâtir en terre. Mais j’avoue avoir été débordé par le succès de l’appel à participation. Il faut se dire que le « plus sachant », soit moi, n’était qu’un autodidacte de la terre, créatif, mais pas très bricoleur. Sans artisan terre comme encadrant, avec des groupes de 40 personnes certains jours, j’avoue que ce n’était pas très pro ! Mais c’est ce qui a permis nombre d’inventions. J’ai misé sur l’autogestion et cela s’est bien passé. Il y a toujours des volontaires qui aiment organiser les choses. D’autres qui remettent en cause les gestes qu’on leur montre. Tout cela est bienvenu ! Là aussi, c’est le moment de laisser une place au hasard créatif, à la désorganisation fertile.
Fixer des règles trop rigides stérilise les envies d’inventer. Grâce au nombre de bénévoles, il y a eu de nouvelles idées, des améliorations du procédé, l’invention de gestes, de mots pour désigner les outils. Il y a quelque chose d’un peu sclérosant dans le monde de la terre crue : c’est son attachement à des techniques et des savoirs anciens, qu’il faut respecter, transmettre. Les bons gestes, les bonnes pratiques, c’est fondamental pour la diffusion, la réplication, mais moins pour la créativité. Certes il faut bien les connaître… pour mieux les dépasser !
Les seules règles que j’impose sont celles liées à la sûreté. Car faire de la terre-carton, technique non cadrée, peu documentée, oblige à chercher par soi-même ; il faut tout essayer, faire des erreurs, inventer… Donc tout est permis. Je suis pour un renouveau de la terre, l’invention de nouvelles pratiques.
Enduits terre
Tu as une grande affection et curiosité pour la construction en terre crue, en particulier les enduits. Ceux-ci se déploient sur les murs en paille de la Ferme : quelle esthétique sensorielle nouvelle développe-t-elle ?
Les premiers mots qui me viennent, parmi plein d’autres, quand je parle de terre sont : cohérence et sensualité… C’est avec le travail de la terre crue que ma topophilie se manifeste le plus, car la terre est la chair et la mémoire du site. Et la terre crue revêt toutes les couleurs de la peau ; et son grain aussi ! Son aspect charnel, son toucher, sa chaleur, sa fraîcheur, sa façon d'atténuer le bruit, ses odeurs minérales… Désolé si je suis trop lyrique, mais la terre me fait cet effet-là… Car l'esthétique de la terre crue ne satisfait pas uniquement les sens mais aussi l’esprit, car précisément pleine de sens, et d’essence.
Réalisé avec la terre du site, un ouvrage en terre révèle au grand jour la richesse de sa matière, sa beauté simple, sa cohérence, qui véhicule une symbolique universelle. La terre, si pauvre sous nos pieds, devient d’une telle beauté une fois révélée ! Et travailler avec la terre de ses mains nues, c’est renouer un lien rompu entre vie humaine et matrice naturelle. La pensée se lie naturellement à cette matière, lui reconnaît son intime proximité, son statut de matrice, avec les qualités qui y sont associées : nourricière, protectrice, bienfaisante.
Mettre pour la première fois les mains dans la terre peut provoquer un effet de sidération, parce qu’on réalise soudainement que ce matériau si trivial, partout présent sous nos pieds, possède des qualités immenses jusqu’alors insoupçonnées, car oubliées : esthétiques, bien sûr, mais aussi écologiques, techniques, physiques, économiques et porteuses d’une éthique de l’art de construire.
Et, de là, la prise de conscience que l’utilisation de cette terre est apte à réenchanter le monde.
Questions
Martin Paquot
Réponses
Frédéric Denise, Archipel Zéro
Photographies
Raphael Pauschitz / Topophile, Archipel Zéro, Rainbow Ecosystem