Introduction
Berceau de créateurs et créatrices en tout genre, creuset d’un style avant-gardiste devenu international, idéal d’un design pour toutes et tous, école mythique aux enseignants uniques… le Bauhaus suscite toujours notre curiosité. Lionel Richard, fin connaisseur de l’école, de ses protagonistes et de l’Allemagne d’alors, retrace les circonvolutions de sa pédagogie étroitement liée aux personnalités disparates et singulières de son corps enseignant, parmi lesquelles Walter Gropius, Johannes Itten, László Moholy-Nagi, Josef Albers, Hannes Meyer, Ludwig Mies van der Rohe…
Le libellé Bauhaus ne renvoie pas à une seule et même école mais à plusieurs qui portent le même nom. Quand on s’y réfère, il faut donc préciser de quoi il est question. En effet, en douze ans d’existence, de 1919 à 1933, elle connaît trois lieux d’implantation, passant de Weimar en 1919 à Dessau en 1925, puis à Berlin en 1932, et elle a été placée sous la responsabilité de trois directeurs successifs, trois architectes : Walter Gropius (1883-1969), Hannes Meyer (1889-1954), Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969).
Étant donné ces éléments, le fonctionnement dudit Bauhaus n’a pas été uniforme, homogène. Il s’est articulé sur sept phases. La pédagogie adoptée a été lourdement déterminée par les circonstances sociales et les conditions d’enseignement. Sans compter qu’en dehors de principes généraux d’orientation, chaque enseignant exerce son activité selon des méthodes qui lui sont propres. Les peintres Vassili Kandinsky (1866-1944) et Paul Klee (1879-1940), entre autres, se sont ainsi beaucoup impliqués dans la composition de leurs cours.
1. Walter Gropius et la communauté de travail
Toujours, la pédagogie de base est restée marquée par les origines de l’école. Le Bauhaus, terme inventé par Gropius et voulant dire « Maison de la Construction », naît de la fusion à Weimar, au début de 1919, de l’École des arts et métiers, fermée en 1916 après le départ d’Allemagne de son directeur, l’artiste belge Henry van de Velde, et l’École supérieure d’arts plastiques du Grand-Duché de Saxe-Weimar. Gropius n’avait pas prévu lui-même cet établissement hybride, censé réunir les arts majeurs et les arts mineurs, qui commence à accueillir les étudiants en octobre 1919. Il se retrouve à sa tête malgré lui. Il a simplement postulé en 1916, alors qu’il était encore au front, à la reprise de l’École des arts et métiers, avec un projet pédagogique qu’il a présenté à l’appui de sa demande (1): former des élèves capables d’inventer des objets dont « les formes correspondent à la sensibilité moderne » et qui ne soient pas limités à être produits comme des « pièces uniques ». À cette fin, il a suggéré de redonner vie à un type de communauté de travail, celui que pratiquaient les loges médiévales, rassemblant « architectes, sculpteurs, artisans divers ».
Au départ, il voit dans la mission pédagogique du Bauhaus la réactivation de cet idéal (2), en entremêlant les activités conjointes d’artistes et d’artisans, de « maîtres de forme » et de « maîtres d’atelier », afin de former au mieux à tous les métiers du bâtiment. C’est le sens du Manifeste qu’il lance en avril 1919. Il y reprend les étapes définies par les corporations médiévales : les enseignants sont des maîtres, et les élèves des apprentis qui passeront compagnons, puis maîtres à leur tour. L’objectif est de rapprocher le travail des artisans et celui des artistes en décloisonnant toutes les disciplines, pour les conduire à synthétiser leurs apports dans le projet final et encore lointain d’une architecture nouvelle que symbolise la Cathédrale, aboutissement des loges de bâtisseurs du Moyen-Âge.
Dans les conditions économiques et politiques des débuts de la République de Weimar, ce programme se révèle vite une source de conflits. Les enseignants académiques ne sont pas en mesure de s’adapter à la pédagogie réformatrice adéquate, à la fois active et productive. La fusion des deux anciennes écoles en un Bauhaus éclate. La traditionnelle École supérieure des arts plastiques est restaurée. Gropius reçoit en héritage l’École des arts et métiers, avec ses locaux et ses vieux ateliers dépassés destinés à former des artisans classiques.
2. Johannes Itten et le climat créateur
Cependant, après avoir surmonté cette scission, il maintient plus fermement ses positions. Il engage le Bauhaus sur une deuxième phase. Il embauche un peintre suisse déjà rompu à l’enseignement, Johannes Itten (1888-1967). Sur son idée, celui-ci institue un cours préliminaire où chacun doit être amené à prendre conscience de ses ressources potentielles. Pour assurer la fonction de maîtres de forme, il recrute des artistes d’avant-garde : Lyonel Feininger (1871-1956), puis Gerhard Marcks (1889-1981), Georg Muche (1895-1987), Paul Klee, Oskar Schlemmer (1888-1943), et Vassili Kandinsky en fin 1922. Le travail en atelier et la vie communautaire sont posés comme les soubassements de l’acquisition d’un savoir technique, théorique, social, et les stimulants à l’invention créatrice.
La pédagogie d’Itten à travers son cours préliminaire est résolument contre les méthodes universitaires habituellement utilisées. Elle lui est venue d’un rejet personnel de ces méthodes, comme il le raconte (3) : « En 1910, quand j’ai commencé mes propres études artistiques à Genève, on enseignait encore, comme dans toutes les écoles supérieures d’art, à la manière du Moyen Âge. Les professeurs montraient à leurs élèves comment eux-mêmes travaillaient, et ces élèves les imitaient. Ceux qui se révélaient les plus doués pour les imiter devenaient leurs assistants. Déçu, je m’en suis retourné à l’Université de Berne, où je me suis inscrit pour recevoir une formation de professeur dans l’enseignement secondaire. »
Sans dogme, sans recette « préconçue », Itten se laisse porter, explique-t-il, par son « enthousiasme intérieur », par son intuition, soucieux de susciter avant tout un « climat créateur ». Pour les élèves qui ambitionnent de s’affirmer artistes, l’objectif essentiel, selon lui, est de permettre en eux « l’éclosion du pouvoir de création ». Son expérience de maître d’école dans un village bernois en 1908 l’a conduit à ce seul principe pédagogique : « Le respect de la personnalité de chacun est le début et la fin de toute éducation. »
Son cours est préparatoire, il accommode les élèves à recevoir le cursus qui leur sera dispensé au Bauhaus dans les années ultérieures. Après s’être libéré des conventions qui entravent leur imagination et leur puissance d’invention, les élèves doivent acquérir une confiance en eux qui les encourage à entreprendre des « travaux originaux ». Persuadé qu’une harmonie entre le corps et l’esprit facilite les disponibilités de l’individu à une création authentiquement personnelle, Itten va jusqu’à instituer dans sa classe, procédé insolite et mal compris de ses collègues, des exercices physiques et respiratoires avant d’entamer son travail même d’enseignant.
La base qu’il juge indispensable d’acquérir est celle des « structures », et à cette fin, une fois assurée la mise en disposition des élèves, il s’attache à développer chez eux la perception et la représentation des « contrastes ». Toutes les possibilités de « contrastes » sont envisagées : clair-obscur, horizontal-vertical, surface-ligne, transparent-opaque, etc. Cette détermination donne lieu à des études de matières, de textures, de formes, de couleurs, de rythmes.
Une telle pédagogie favorise l’énergie inventive chez les élèves, et Gropius en est satisfait puisqu’il le souhaitait, mais il est peu à peu déçu par le caractère presque improductif des ateliers, et il en porte Itten responsable. À ce sujet, les notes qu’il rédige le 9 décembre 1921, en vue des débats au Conseil des Maîtres, sont édifiantes. Il souligne, contre les opinions d’Itten, qui veut se limiter à l’éveil de talents créateurs, que la contribution des élèves à une production et à des commandes réelles est nécessaire. Cela, grâce à un travail non individuel mais collectif : « Seul ce qui a trait à la connaissance et au savoir, à la théorie et à la pratique, peut s’enseigner. D’où notre combat contre les Académies, dont la visée est essentiellement différente et qui placent le pédagogue prétentieux au-dessus du praticien. [...] Je considérerais comme une erreur que le Bauhaus n’affronte pas le monde réel et se figure être une création isolée. C’est l’erreur qu’ont commise jusqu’ici les Académies, qui n’offrent à l’État que des parasites. »
Comme l’indique dans l’une de ses lettres Oskar Schlemmer, c’est « un duel Itten-Gropius » qui s’amorce alors. La victoire est remportée par Gropius lors de la réunion du Conseil des Maîtres du 18 septembre 1922, et de lui-même Itten claque la porte du Bauhaus, vers un autre destin, fin octobre 1922.
3. László Moholy-Nagy et la production de standards
Le mode de travail du Bauhaus, stipule Gropius, doit aboutir, en liaison avec l’enseignement théorique, à une « production ». Les élèves doivent opérer en eux une fusion entre leur inventivité artistique et les compétences de l’artisan. Rejetée, la stratégie académique des projets sur le papier : « Le créateur doit se familiariser intimement avec le processus de production, afin que la forme et la technique naissent d’un seul jet. C’est pourquoi il est nécessaire que dorénavant les ateliers expérimentaux recherchent davantage le contact avec la machine, en vue de l’application des normes à la production. Car si nos ateliers sont destinés à fournir des normes à l’industrie, ceux qui les conçoivent doivent avoir une connaissance précise de la production industrielle. »
Couronnement de ces dispositions, l’exposition de l’été 1923 à Weimar montrant ce que le Bauhaus, collectivement, est capable de réaliser, avec la construction d’une « maison expérimentale » notamment. Gropius saisit l’occasion pour établir une mise au point sans ambiguïté. Proposant un slogan qui résume de manière percutante le programme à accomplir, « Art et technique ‒ une nouvelle unité », il proclame un tournant décisif: « Le Bauhaus ne veut pas être une école pour les artisans, mais il cherche en toute conscience la relation avec l’industrie ; car l’artisanat du passé n’existe plus. » (4)
Gropius ne conteste pas l’utilité du cours préliminaire en soi. Mais ensuite le travail manuel doit se concrétiser, estime-t-il, dans une familiarité avec l’utilisation des machines, de la technique, ce qui suppose une transformation des ateliers. Il doit déboucher sur la possibilité de fabrication et de commercialisation de produits industriels, donc sur l’élaboration de standards. L’objet en série, à bas prix et accessible au plus grand nombre, doit absolument remplacer la pièce unique de l’artisan.
D’où l’orientation du Bauhaus, dès lors, vers une production commercialisable. Il confie le cours préliminaire à un artiste hongrois, László Moholy-Nagy (1894-1946), qui se réclame d’un mouvement à la mode depuis la Révolution d’Octobre 1917 en Russie, le Constructivisme. C’est la troisième phase du Bauhaus à Weimar, avec des ateliers appelés à produire des standards, des prototypes d’objets simples et fonctionnels, vendables à des fins de fabrication industrielle.
Après avoir été accepté sur ses compétences et sans nécessité de diplôme, chaque élève doit suivre obligatoirement le cours préliminaire de Moholy-Nagy pendant un semestre. Ensuite, il effectue trois ans d’études dans l’un des sept ateliers de son choix, c’est-à-dire sculpture sur pierre, menuiserie, métal, céramique, peinture sur verre, peinture murale ou tissage.
Plus question de procurer un essor, avant tout, à la spontanéité créatrice, comme avec Itten. Le nouveau cours préliminaire est le point de départ du reste de la formation. L’acquisition des principes scientifiques élémentaires pour produire des standards est le préambule obligatoire. Initiation aux lois de l’équilibre par des exercices de construction. Réflexion sur les poids, les volumes, les formes – en vue de parvenir à un objet parfaitement fonctionnel. Le chef-d’œuvre individuel ne compte pas, mais « la création d’un type de valeur générale », la découverte du processus qui permet de mettre en route une « standardisation ».
4. Dessau et les formes en série
En Thuringe, hélas, les élections donnent la majorité en février 1924 à la droite et à l’extrême-droite. Les attaques se multiplient contre le Bauhaus, dénoncé comme une institution bolchevique. Son Conseil des maîtres se résigne à prononcer la fermeture de l’établissement au 1er avril 1925. Déménagement de Weimar à Dessau dans des locaux neufs, grâce à l’appui de la municipalité. Les plans des bâtiments ont été élaborés par Gropius en collaboration avec Carl Fieger et Ernst Neufert. A été aussi projetée la construction de 316 logements dans la banlieue de Dessau, à Törten. La quatrième phase du Bauhaus entre en action. Son inauguration officielle se déroule le 4 décembre 1926, en présence de plus d’un millier d’invités.
Autre école, plus moderne, avec des ateliers de mobilier, de publicité, où les conceptions de Moholy-Nagy sont dominantes. Tout ce qui, à Weimar, était lié à l’artisanat, à une formation d’artisans et une production artisanale, est éliminé. Le Bauhaus reçoit le titre d’École supérieure de conception de formes. Il devient une sorte de laboratoire expérimental préparant à la fabrication industrielle d’objets utilitaires en série. En outre, un enseignement de l’architecture, enfin, est instauré, que Gropius demande d’assurer à un confrère suisse d’avant-garde, Hannes Meyer.
Un ancien élève du Bauhaus de Weimar est chargé du cours préliminaire : Josef Albers (1888-1976). Il adapte une méthode rationnelle pour se familiariser avec les lois du fonctionnalisme. Selon Albert Flocon (5), qui a suivi son enseignement au semestre d’hiver 1927, il incite à des expériences sur « la mise en forme logique des matériaux », sur leurs « possibilités techno-esthétiques ». Par le bricolage, par le jeu avec des matériaux sans utilité immédiate, comme des chutes de bois, des fils de fer, des morceaux de tissus, des pages de journaux, de vieilles boîtes d’allumettes, Albers apprend à développer non l’expression mais « la pensée constructive », « l’invention constructive ».
5. Hannes Meyer et le chantier collectif
Et, soudain, surprise : en février 1928, l’Allemagne ayant réengagé un processus de construction publique, Gropius décide de démissionner de ses fonctions pour se consacrer pleinement à sa profession d’architecte. Il propose à Hannes Meyer de lui succéder. C’est la cinquième phase du Bauhaus. Avec Gropius partent le graphiste Herbert Bayer (1900-1985), le concepteur de mobilier Marcel Breuer (1902-1981) et Moholy-Nagy. Hannes Meyer est nommé le 1er avril 1928.
L’échange de lettres entre Gropius et Hannes Meyer, quand ce dernier a été coopté au Bauhaus pour y enseigner l’architecture, permet de comprendre à quels changements l’école est promise (6). Le 16 février 1927, Hannes Meyer écrit qu’il accepte le poste, étant donné qu’a été prise en considération la condition préalable qu’il avait posée, à savoir que ses cours fonctionneraient « en relation directe avec le chantier ». Il insiste : « Sans cela, cette nouvelle section d’architecture ne se distinguerait en rien de celle de n’importe quelle école technique supérieure. Autant dire qu’elle serait superflue. »
Par ailleurs, il précise quelles seront ses orientations : « La tendance fondamentale de mon enseignement sera absolument une tendance fonctionnelle-collective-constructive, au sens de la revue ABC et de ma contribution Le monde nouveau. » Vouée à l’idée de construire en liaison avec l’évolution du monde contemporain, sous un angle « technico-constructiviste » et en préconisant « la dictature de la machine », la revue ABC est alors animée depuis 1924, à Bâle, par les architectes Hans Schmidt, Alfred Roth et Mart Stam. Quant à la contribution à laquelle il se réfère comme à son programme, il l’a publiée en 1926 à Zurich dans Das Werk, revue plus ancienne de la Fédération des Architectes suisses.S’y trouve une phrase-clé : « La coopération conquiert le monde. La communauté prévaut sur l’individu ».
Dans la revue-maison du Bauhaus, en octobre 1928, Hannes Meyer publie un manifeste qui traduit ses conceptions architecturales et suggère en même temps le programme qu’il souhaite développer en succédant à Gropius : « Construire, c’est organiser de manière réfléchie des processus vitaux... Construire, ce n’est qu’organiser – organiser socialement, techniquement, économiquement, psychiquement. »
Dans une conférence qu’il donne à Vienne le 22 avril 1929, puis à Bâle le 3 mai 1929, il critique l’image du Bauhaus telle que, à l’époque, le public la perçoit en général, celle d’un phénomène de mode, « un squelette de béton, une façade de verre, un toit plat ». Pour que cette image soit réduite à néant, il faut, estime-t-il, sauver le Bauhaus de « l’étouffement académique » qui le guette, il faut dans cette école « un retour à la vie ». Les élèves doivent apprendre à se colleter avec une « action collective » au service des « besoins populaires »
Avec lui, la mission sociale du Bauhaus est accentuée, en prenant appui, ce qui est radicalement neuf, à la fois sur les sciences exactes et les sciences humaines. Il introduit des cours de résistance des matériaux, mais aussi de culture physique. Il aménage des cycles de conférences dans les domaines les plus actuels, comme la psychologie, la sociologie, le cinéma. Il ouvre au printemps 1929 un atelier de photographie qu’il place sous la responsabilité d’un technicien hors pair, Walter Perterhans (1897-1960). Il embauche un architecte spécialisé en urbanisme, Ludwig Hilberseimer (1885-1967), célèbre pour avoir conçu la cité-jardin du quartier de Weissenhof à Stuttgart.
Ainsi Hannes Meyer bouleverse-t-il le plan d’étude et les méthodes de formation du Bauhaus. Les ateliers sont restructurés. Ceux du métal, de la menuiserie et de la fresque murale sont réunis en un seul : Aménagement intérieur. Les deux autres sont réservés, comme avant, au tissage et à l’architecture.
Les élèves sont directement confrontés à des commandes et à la pratique professionnelle, intégrés à un travail collectif. En 1929, un prospectus publicitaire est élaboré et divulgué, « Jeunes gens, venez au Bauhaus ! », où le cursus est clairement résumé. Quatre étapes en neuf semestres. Dans les trois derniers, les élèves se destinant à l’architecture sont regroupés dans des bureaux d’études, où ils exécutent les tâches prévues dans les cahiers des charges d’un architecte.
En tant qu’école, le Bauhaus est ainsi remis en route par Hannes Meyer à partir d’une pédagogie beaucoup plus en rapport avec les réalités de la vie contemporaine. Et survient une cabale contre ce directeur audacieux. Accusé d’être communiste, il est licencié et remplacé, en septembre 1930, par Mies van der Rohe.
6 & 7. Ludwig Mies van der Rohe et le savoir technique
Le Bauhaus prend le chemin d’une sixième phase. C’en est fini, ou presque, de la fameuse pédagogie active et productive qui a été ancrée par Gropius, et à laquelle, prolongée efficacement par Moholy-Nagy, il tenait tant. Albers est toujours là, ainsi que l’urbaniste Hilberseimer, le photographe Peterhans (et Kandinsky), mais le nouveau directeur impose un enseignement semi-directif et fondé, pour les élèves, sur la perspective d’acquisition d’un savoir technique (7).
Cette situation se prolonge jusqu’au moment où les nazis, devenus majoritaires au conseil municipal, votent le 22 août 1932 la fermeture de l’école, qu’ils considèrent comme un haut-lieu du « bolchevisme culturel ». Mies van der Rohe transfère alors à Berlin, dans une ancienne usine désaffectée, les maigres vestiges d’un Bauhaus qui n’est plus que l’ombre de lui-même.
Phase terminale, la septième. Le 11 avril 1933, l’établissement est fermé sur décision de la police du gouvernement de Hitler, sous prétexte de « propagande communiste ». Des négociations s’engagent. Mais Mies van der Rohe et le Conseil des Maîtres, plutôt que de s’abaisser à compromettre le Bauhaus dans une collaboration ouverte avec le régime nazi, décrète sa dissolution le 20 juillet 1933.
Avec le recul, que semble avoir été, en pédagogie, l’apport essentiel du Bauhaus ? Il a été en Europe, certes, la première école de « conception de formes » de « création industrielle », ou de « design », mais ce qui compte davantage, c’est le rôle qu’il a joué dans le développement de l’invention créatrice et dans l’épanouissement de personnalités artistiques polyvalentes. L’organisation des études et la diversité des activités facilitaient cette polyvalence, par l’entremêlement d’une pratique des arts majeurs, nobles, et des arts appliqués. À Weimar, et surtout à Dessau, les effectifs relativement peu élevés, jamais beaucoup plus d’une centaine d’élèves admis lors de chaque rentrée scolaire, ont favorisé une émulation collective et un esprit de communauté. La conquête des connaissances et des compétences était ainsi facilitée par une discussion continue entre enseignants et enseignés, sur des projets réels.
La rupture avec l’enseignement académique a engendré, tout particulièrement à Dessau et malgré une réussite limitée en raison de l’évolution politique de l’Allemagne, le meilleur de ce qu’elle pouvait donner. Preuve en est que certains des modèles produits dans les ateliers ont continué d’être fabriqués en série après 1945 : chaises tubulaires d’Alfred Arndt et de Marcel Breuer, lampes de Hin Bredendieck, cendriers et services à thé de Marianne Brandt, ou papiers peints Rasch.
À lire
Lionel Richard (2009), Comprendre le Bauhaus, « Archigraphy Poche », Infolio, 2012.
Lionel Richard, D’un art pour tous et autres infortunes de l’éducation artistique, La Lettre volée, 2014.
Notes
(1) Pour les textes les plus importants, traduction in ARON, Jacques, Anthologie du Bauhaus, Bruxelles, Didier Devillez Éditeur, 1995.
(2) La loge des bâtisseurs est à l’origine un endroit couvert d’une bâche, servant à se protéger des intempéries, puis elle devient un bâtiment tout simple où les ouvriers remisent leurs outils à la fin de leur journée. Au XIIIe siècle, chaque corporation possède sa loge, proche de l’édifice en construction. Les maçons tailleurs de pierre y rangent maillets et ciseaux, compas, règles, fils à plomb, équerres, etc. Puis cet endroit est utilisé comme réfectoire et comme chambre. Le Maître-tailleur y dort avec ses Compagnons. À d’autres moments, le Maître y donne son enseignement aux Compagnons, et ces derniers éduquent les Apprentis. L’ensemble des personnes concernées forme une communauté fraternelle, solidaire.
(3) ITTEN, Johannes, Mein Vorkurs am Bauhaus, Otto Maier Verlag, Ravensburg, 1963, p.8.
(4) GROPIUS, Walter, Idee und Aufbau des Staatlichen Bauhauses Weimar, Munich, Bauhausverlag, 1923.
(5) FLOCON, Albert, Points de fuite, 1909-1933, 2 volumes, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1994, pp.165-178.
(6) Voir MEYER, Hannes, Bauen und Gesellschaft, Schriften, Briefe, Projekte, Hrgb. von Lena Meyer-Bergner, bearbeitet und mit Einführungen versehen von Klaus-Jürgen Winkler, Dresden, Verlag der Kunst, Fundus-Bücher 64-65, 1980.
(7) Cf. SCHNAIDT, Claude, « Ce qu’on sait, croit savoir et ignore du Bauhaus », in L’influence du Bauhaus sur l’architecture contemporaine, Centre Interdisciplinaire d’Étude et de Recherches sur l’Expression contemporaine, Travaux XVI, Colloque des 6 et 7 mai 1976, Université de Saint-Étienne, 1976, p.34 : « Avec Mies van der Rohe, la dimension sociale de l’architecture et de toute la production du Bauhaus régresse brutalement au profit d’un perfectionnisme technico-formel... »