Les mots et les choses

Buen Vivir : alternative au développement

Valentina Alexandra Hernández Romero | 12 novembre 2023

Introduction

L’écologie politique a été irriguée par la pensée anti-développementiste, tout comme elle est nourrie aujourd’hui par la pensée décoloniale. Ces réflexions s’accompagnent d’expressions parfois intraduisibles tant les réalités qu’elles désignent nous échappent. Le Buen Vivir est l’une d’entre elle.

Le Buen Vivir (1), en espagnol, est une notion enracinée dans les récits des peuples originaires d'Amérique Latine. Il se nomme Suma Qamana en langue aymara, Ñande reko en guaraní, Allin Kawsay en quechua, Shür Waras en achuar, Küme Morgen en mapuche, et Sumak Kawsay en kichwa. Produit d’une histoire millénaire, ancrée dans l'héritage des peuples indigènes Kichwa (Équateur), Aymara (Bolivie) et Quechua (Pérou) de l’Abya Yala (Amérique latine), dans leurs pratiques quotidiennes, dans leurs savoirs ancestraux, ainsi que dans les expériences de lutte et de résistance de ces peuples, le Buen Vivir renvoie à une conception de la vie éloignée des caractéristiques de la modernité occidentale, telles que l'individualisme, la recherche du profit, l’instrumentalisation de la nature et une vision développementaliste de l’histoire.

Le Buen Vivir a été forgé à partir de la notion de Sumak Kawsay, en langue Kichwa. Selon la pensée des amazoniens Kichwa Sarayaku de l’Équateur, Sumak signifie la plénitude, l'idéal, le juste, le beau, et, Kawsay, la vie dans sa réalisation permanente, dynamique et changeante. Sumak Kawsay fait alors référence à la vie en plénitude ; c'est la construction constante de tous les processus de la vie communautaire en relation avec la Pachamama ou Terre-Mère(2).

Les notions qui décrivent le Buen Vivir sont hétérogènes et plurielles, intégrant différentes visions humanistes et anti-utilitaristes venues d'autres latitudes, comme l’ubuntu(3) (Afrique), l'Eco-swaraj (Inde), ainsi que les critiques du développement venues d'Occident ou l'écologie profonde d'Arne Naess. En ce sens, il n'y a pas de vision unique du Buen Vivir ; celui-ci ne synthétise pas une proposition monoculturelle. Au contraire, il s'agit d'une proposition qui mène au « monde dans lequel tous les mondes ont leur place ». (4) C'est un concept qui rompt avec une cosmologie anthropocentrée et avec une compréhension instrumentale de la nature, pour renouer avec les pensées de la décolonisation, du féminisme et de l’écologie. (5)

Le Buen Vivir est une proposition qui émerge de la périphérie sociale de la périphérie mondiale, et qui rompt avec les préconisations occidentales. Il s’agit d’une philosophie qui intègre une dimension éthique et holistique aux relations humaines, à la fois avec leur propre histoire et avec la nature. La reconnaissance de ces perspectives représente un saut qualitatif par rapport à une vision monoculturelle et eurocentrée qui a prévalu jusqu'à présent. En effet, dans le savoir ancestral de ces peuples indigènes, il n'existe pas de notion analogue à celle de développement ; concept hérité d’une culture occidentale, et donc coloniale. (6) Les réactions contre le colonialisme impliquent donc une prise de distance avec la théorie du développement. Le Buen Vivir est, en ce sens, éminemment subversif dans la mesure où il propose un processus de décolonisation de l'économie, la politique et la société. (7) En effet, le Buen Vivir défend l’idée selon laquelle chaque tradition de connaissance aurait sa place sous la forme d’une interculturalité qui cherche à refonder la politique sur la base de la plurinationalité. (8)

Les idées relevant du Buen Vivir ont été formalisées dans les processus de réforme constitutionnelle de l'Équateur (2008) et de la Bolivie (2009). La Constitution de l'Équateur adopte une position biocentrique en accordant des valeurs intrinsèques à la nature, ce qui, dès lors, permet de lui conférer des droits. (9) Toutefois, l’application de ces droits se heurte encore à des obstacles. Dans la Constitution équatorienne, les concepts de développement et de Buen Vivir sont imbriqués, de sorte que dans la pratique, le gouvernement reste lié à des visions néo-développementalistes, essentiellement extractivistes. (10)

Le Buen Vivir est un concept en construction permanente, qui emprunte à la fois aux théorisations universitaires et militantes, et aux pratiques concrètement déployées dans les mouvements sociaux – l’on pense à la lutte indigène menée de manière intensive par la Confédération des nationalités indigènes de l'Équateur (CONAIE) ou la Minga en Colombie (2021). Selon Luis Macas(11), le Buen Vivir ne propose pas un ensemble de développements alternatifs, mais plutôt une exploration des alternatives à l'idée même de développement, à ses expressions dans la politique, à son institutionnalisme et à ses discours de légitimation. C'est une occasion de construire collectivement de nouvelles alternatives pour dépasser le système capitaliste en tant que civilisation de l'inégalité (Schumpeter), changer de paradigme, se reconnecter à la Pachamama et répondre aux demandes de la société. Cela implique une révolution, celle de passer d’une vision anthopocentrique du monde à une vision socio-biocentrique. Le Sumak Kawsay relève, en définitive, d’un changement de civilisation. (12)

Texte de Valentina Alexandra Hernández Romero. Illustration de Laura Folmer.

Cet article est issu d'une collaboration entre Topophile et des étudiant-es du master "Politique, Ecologie et Soutenabilité" (PES) de l'Institut d'Etudes Politiques de Lille, dans le cadre d'un cours de sociologie des mobilisations environnementales.

Notes

(1) La traduction de ces termes n'est pas simple et n'est pas sans controverse.

(2) Luis Macas (201o), « El Sumak Kawsay », América Latina en movimiento, 452, pp. 14-16.

(3) Francis B. Nyamnjoh (2015), C’est l’homme qui fait l’homme : Cul-de-Sac Ubuntu-ism in Cote d’Ivoire. Langaa RPCIG.

(4) Eduardo Gudynas (2014), El postdesarrollo como crítica y el buen vivir como alternativa, Ciudad de México, CEIICH UNAM, pp. 61-95.

(5) Alberto Acosta & Eduardo Gudynas (2011), « La renovación de la crítica al desarrollo y el buen vivir como alternativa » Utopía y Praxis Latinoamericana, vol. 16, núm. 53, pp. 71-83

(6)  Idem.

(7) Eduardo Gudynas (2014), El postdesarrollo como crítica y el buen vivir como alternativa, Ciudad de México, CEIICH UNAM, pp. 61-95.

(8) Mónica Chuji, Grimaldo Rengifo & Eduardo Gudynas (2022), « Buen Vivir » Plurivers: Un dictionnaire du post-développement », Éditions Wildproject. pp. 190-193.

(9) Idem.

(10) Alberto Acosta (2008), « El Buen Vivir, una oportunidad por construir » Ecuador debate, vol 75, pp. 33-47.

(11) Luis Macas (201o), « El Sumak Kawsay », América Latina en movimiento, 452, pp. 14-16.

(12) Alberto Acosta (2014), El buen vivir, más allá del desarrollo, Ciudad de México, CEIICH UNAM, pp. 21-60.

Bibliographie complémentaire

Ashish Kothari, Ariel Salleh, Arturo Escobar, Federico Demaria, Alberto Acosta (coor.), Plurivers. Un dictionnaire du post-développement, traduction française, "Le monde qui vient", Wildproject, 2022.