Du lisible au visible

« Comment devient-on architecte ? » de Paul Chemetov

Thierry Paquot | 14 septembre 2024

Introduction

Rares sont les architectes qui écrivent sur leur pratique, leur métier, leur conception de l’architecture et de la ville, aussi réjouissons-nous de la parution de ce livre qui donne à réfléchir, tout en nous invitant à penser l’architecture. Son auteur est non seulement connu mais renommé, Paul Chemetov (1928-2024), a préparé cet ouvrage en compagnie de Frédéric Lenne, peu avant de décéder, c’est dire si l’émotion n’est pas absente de sa lecture... Élégant, cultivé, volontiers polémiste, excellent orateur, grand lecteur, Paul Chemetov a construit de nombreux bâtiments aussi bien des logements sociaux que des écoles, deux hôpitaux, un théâtre, une patinoire, quelques piscines, l’ambassade de France à New Delhi, le ministère de l’Économie et des Finances à Bercy, la Grande Galerie de l’évolution au Muséum d’histoire naturelle... Une longue vie bien remplie qui accorde à la remise en cause de son art une place de choix. Paul Chemetov n’est en rien dogmatique, comme le prouve son engagement auprès du Parti Communiste Français (avec Jean Deroche, ils sont chargés par Oscar Niemeyer, du suivi du chantier du siège du Parti), qu’il quitte en désaccord avec sa ligne politique.

Ses parents sont des Russes émigrés, qui lui parlent russe, son père, dessinateur et illustrateur apprécié – il signe « Chem » et on lui doit l’affiche des biscuits « L’Alsacienne » – encourage son fils, qui voulait devenir philosophe, à pratiquer un métier manuel garant d’un revenu régulier. C’est ainsi que Paul entre aux Beaux-Arts, après avoir lu, à quinze ans Quand les cathédrales étaient blanches de Le Corbusier. Il apprend dans l’atelier de Jean Lurçat, étudie avec Bernard Lafaille, est stagiaire chez Roger Sarger, obtient son diplôme en 1959, et en 1961, rejoint l’Atelier d’urbanisme et d’architecture (AUA), coopérative pluridisciplinaire fondée en 1960 par Jacques Allégret. En 1998 il s’associe avec Borja Huidobro (né en 1936) et en 2007 créé l’AUA Paul Chemetov. Parallèlement à son travail d’architecte, il enseigne à l’École d’architecture de Strasbourg, à l’École nationale des Ponts et Chaussées et est invité une année à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et rédige plusieurs essais, dont La Fabrique des villes (1992), Le Territoire de l’architecte (1995) et 20 000 mots pour la ville (1996).

« Je retrouve trois constantes, confie-t-il, dans mon parcours. Le plaisir du travail collectif de l’atelier ; le goût du chantier, du montage des objets ou des situations ; le besoin enfin d’être un architecte confronté à la société. » En effet, il entremêle ces trois manières d’être, qui concernent toute sa vie, avec des interférences entre vie professionnelle et vie privée. Et aussi, parfois avec des déceptions, comme l’arrêt de l’AUA en 1985, il n’est pas toujours aisé de tout partager quand l’organisation elle-même conforte des hiérarchies invisibles et gêne les « affinités électives ». Paul Chemetov ne dissimule pas les difficultés, principalement économiques, de toute agence, ayant réussie à les surmonter et à bien vivre de sa production. « J’ai le doute comme moteur d’appoint. La provocation comme hétérodoxie », écrit-il, avant de préciser : « Il faut sacrifier au devoir d’insoumission, pour n’être pas trop soumis, même à soi-même. » Il regrette que l’enseignement dans les écoles n’éduquent pas assez les étudiants à devenir des « praticiens critiques » ou des « intellectuels polytechniques », mais des « bêtes à concours ». Il se souvient de la chance qu’il a eu de rencontrer des élus, comme Ferdinand Lefort, maire de Saint-Ouen ou Louis Mermaz, maire de Vienne, qui l’ont fait travailler durant de longues années sur leur ville, permettant ainsi une continuité des projets dans l’esprit sans esbrouffe de réaliser des « logements pour tous », soucieux de leur « habitabilité » et de leur « économie ». Pour lui, « le bâtiment vit dans sa réalisation ». C’est donc l’épreuve du chantier qui révèle la stabilité du bâti, son insertion dans un quartier, son habitabilité. C’est là qu’un architecte peut être architecte, mais pas seulement, « dans ce monde féroce, réducteur, si l’on veut exercer ce métier sereinement et avec succès, il faut aussi être ailleurs, penser l’ailleurs. » Comment ? « En intervenant dans la vie publique, en publiant. » L’architecture est, à ses yeux, politique, elle contribue à faire « Cité », celle-ci réconcilie les diverses modalités de l’urbanisation (villes-centres, bourgs, banlieues, lotissements pavillonnaires, entrées de ville...) en une seule « formation sociale », qui comprend aussi ses à-côtés et ses infrastructures. Aussi « la première question de l’architecture est de savoir poser les bâtiments sur le sol... ». Chaque lecteur pourra avoir une appréciation différente de celle de Paul Chemetov sur ses réalisations, mais il lui saura gré d’avoir si honnêtement décrit son parcours et expliciter ses intentions, ses désirs, ses références.

Paul Chemetov (2024), Comment devient-on architecte ?, Avant-propos de Frédéric Lenne, Préface de Jean-Louis Cohen, « Architectures », Parenthèses, 128 pages, 22 euros.