Du lisible au visible
« Comment la nature fait science » de Kinji Imanishi
Marc-André Cotoni | 19 mars 2023
Introduction
Avec la publication de Comment la nature fait science, admirablement traduit et préfacé par Augustin Berque, les éditions Wildproject continuent leur traduction de l’œuvre d’Imanishi Kinji (La liberté dans l’évolution en 2022 & Le monde des êtres vivants en 2011).
Relativement inconnu en France, Imanishi (1902-1992) est présenté par son préfacier comme le « naturaliste japonais du xxe siècle […] le plus contesté dans le monde académique des sciences de la nature », mais néanmoins « le plus célèbre ». Le ton est donné. Tour à tour entomologiste, biogéographe, anthropologue et alpiniste, Imanishi est avant tout passé à la postérité en tant que primatologue. S’il a longtemps fait l’objet de réticences dans le milieu scientifique, ses travaux y font à présent référence. Il fut notamment le premier à aborder les primates comme doués « de subjectivité, de culturalité et de socialité », autant de caractéristiques qui étaient auparavant strictement réservées aux humains. Cet aspect de son travail a pu nourrir la critique d’anthropomorphisme qui lui a été adressée à plusieurs reprises.
Imanishi ne cessa tout au long de sa vie de chercher de nouvelles façons de voir et de concevoir le monde, quitte à ce que cela implique un changement de paradigme. Cette liberté d’esprit l’amena à multiplier les centres d’intérêt et à se confronter à de nombreuses thèses pour parfois les réfuter. Les différents textes de ce recueil, souvent des conférences, couvrent ainsi un champ large, de la forêt mixte japonaise à la critique de la théorie de l’évolution darwinienne, en passant par une réflexion, particulièrement intéressante à l’heure du dérèglement climatique, sur la sensibilité comme lien au vivant. À travers ces pages, Imanishi décrit son cheminement intellectuel sans rien cacher de ses tâtonnements et de ses erreurs. En cela, sa lecture est une véritable école d’humilité. Sa critique de Darwin ne vise pas tant à « tuer le père », qu’à approfondir et à affiner la question du pont entre les hommes et le vivant que celui-ci avait bien identifié. Seulement, pour Imanishi, l’évolution de l’espèce n’est pas le fruit de la sélection du plus fort ; elle est une évolution commune résultant d’une volonté partagée. Ses recherches sur le vivant vont l’amener à s’opposer à certains postulats fondamentaux. Ainsi de l’idée selon laquelle l’écologie végétale primerait sur le reste : Imanishi a au contraire la conviction qu’il faut considérer le végétal au sein de la société globale du vivant, sans l’isoler ou chercher à le placer à l’intérieur d’un ordre pyramidal. Plus révolutionnaire encore, le chercheur japonais met l’intuition au cœur de sa méthode scientifique. Face à une science s’enfermant dans les concepts, les généralisations et les arguments d’autorité, il s’engouffre dans ses observations quotidiennes d’une simplicité étonnante, y puisant un premier matériau à ses réflexions et travaux.
« La nature qui m’a nourri, qui m’a élevé, est en train de disparaître. A bien y penser, aimer son pays, comme on dit, c’est aimer un territoire, y compris sa nature. La disparition de la nature, sachons-le, équivaut pour un peuple à perdre son pays. »
Kinji Imanishi (p. 113)
À moins d’avoir une connaissance pointue de l’histoire des sciences ou des domaines traités par Imanishi, il ne sera pas toujours aisé pour le lecteur d’appréhender la pensée d’Imanishi. Malgré tout, ces conférences présentent un véritable intérêt même pour un non spécialiste parce qu’elles sont un puissant remède à ce que Baptiste Morizot (autre auteur des Éditions Wildproject) nomme la « crise de la sensibilité dans notre rapport au vivant ». Chez Imanishi, en effet, le vivant n’est plus un objet étudié par l’homme de l’extérieur, comme en surplomb, mais un sujet, et un sujet non moins complexe que l’homme lui-même. Il invite donc à en considérer tous les individus dans leurs relations entre eux et avec leurs milieux – l’observateur compris. Ce changement d’approche qu’Imanishi avait introduit en primatologie a fini par imprégner l’ensemble de son approche. Au cogito de Descartes, qui isole l’individu pensant, il préfère la formule « je sens, donc je suis », afin de ne pas se couper de ce tout. Les histoires personnelles que l’auteur partage avec nous, le cheminement intellectuel qu’il donne à voir sans fausse humilité, tout souligne l’importance qu’il y a d’affiner son regard dans cette quête de la vérité. Un texte raconte ainsi comment, durant sa formation, la lecture de certains spécialistes de premier plan (comme Howard T. Odum et Honda Seiroku) l’a amené à réfléchir, à prendre du recul et surtout à apprendre à observer avant de finalement remettre en question certains postulats de la science établie. Un autre illustre combien c’est son amour de la montagne et de l’alpinisme qui l’a amené à observer les structures végétales, leurs étagements et leurs répartitions. Toutes ces observations et réflexions sont à l’origine de ce qu’il voulut proprement nommer la « science naturelle », soit une science qui, elle, consisterait à « ne pas traiter la nature en objet ».
Ces conférences, textes et interviews datant des années 1980 furent publiés en recueil au Japon en 1990. Ayant alors quasiment perdu la vue et ne pouvant plus relire ses notes, Imanishi donna sa bibliothèque au centre de documentation de son université et dit alors s’en « [retourner] à la nature » au sens d’une authenticité cosmique. Preuve s’il en fallait que, plus qu’un partage autobiographique, Imanishi souhaitait nous transmettre un peu de son élan vital.
Kinji Imanishi (1990),Comment la nature fait science. Entretiens, souvenirs et intuitions, traduit du japonais et présenté par Augustin Berque, « Domaine Sauvage », Wildproject, 2022, 280 pages, 20 euros.