Nouvelles de nulle part
Construire avec l’immatériel : une décennie de résidences d’architecture en Normandie
Elisabeth Taudière | 8 février 2022
Introduction
Depuis 10 ans, le Laboratoire des Territoires met en place des résidences d’architecture dans les bourgs ruraux et les quartiers urbains de Normandie et introduit un espace unique de recherche-action architecturale au service des lieux et de leurs habitant·e·s. L’essentiel n’est pas d’y concevoir mais d’y révéler, n’est pas d’y construire mais d’y cultiver, n’est pas d’y livrer mais d’y réhabiter. Son initiatrice, Elisabeth Taudière, directrice de Territoires Pionniers (la maison de l’architecture basée à Caen) répond à nos questions et décrit une pratique singulière souvent avant-gardiste et toujours topophile.
Martin Paquot | Qu’est-ce qu’une résidence d’architecture ? Qu’est-ce qui distingue un architecte en résidence d’un architecte en permanence ?
Elisabeth Taudière | La résidence d’architecture, telle que Territoires pionniers l’a imaginée dès 2011, est un moment à part, une immersion dans un bourg ou un quartier, une rencontre entre un territoire, celles et ceux qui y vivent, un ou une architecte accompagnée par un ou plusieurs professionnels aux compétences complémentaires. Les résidents sont là pour mener une action culturelle, une démarche ouverte, une expérience créative et collective centrée sur la culture des lieux, pour construire avec l’immatériel. Ils sont invités à développer leur propre démarche de recherche et de création, et à mettre leurs compétences et leurs savoir-faire pleinement au service des habitants et des habitantes, et à cheminer avec eux. C’est une posture qui demande de l’écoute, de la souplesse et une certaine agilité pour s’adapter au contexte qui est donné.
Pendant six semaines réparties sur plusieurs mois – un temps finalement très court – ils rassemblent les habitants, initient un questionnement et se mettent ainsi collectivement en mouvement. Il ne s‘agit pas d’une permanence architecturale au sens où les architectes n’accompagnent pas un projet architectural ou urbain à construire, mais interviennent en amont donnant à voir le déjà-là. Ils élaborent un récit s’appuyant sur les pratiques et affects de chacun, sur les qualités et contraintes des lieux et révèlent la culture spécifique à cet endroit, celle qui lie ses habitants.
Que permet la résidence d’architecture ? À quoi et à qui sert-elle ?
La résidence permet avant tout de prendre le temps, celui de l’observation, de l’exploration, de la rencontre, des liens qui se tissent, de la confiance, moments trop souvent sacrifiés dans la pratique actuelle de l’architecture. Elle offre alors aux architectes, comme aux habitants, des moments singuliers pour se retrouver, croiser leurs regards, prendre conscience des relations qui les lient entre eux et à cet endroit particulier, et ainsi se reconnecter à nos terrains de vie.
Au fil de la résidence, les personnes associées à la démarche redécouvrent leurs lieux de vie, apprennent à les comprendre. Les questionnements soulevés ensemble révèlent la culture spécifique à ce bourg ou ce quartier, et amènent à reconsidérer les façons de l’habiter. La dimension immatérielle ainsi mise au jour constitue alors un socle commun sur lequel s’appuyer pour expérimenter des possibles. Tels des artisans, les résidents façonnent cette matière invisible en proposant une vision enrichie des contributions de chacun, et avec la mise en œuvre d’une première action, créent un précédent auquel toutes et tous pourront faire référence.
Quelles formes prennent les résidences d’architecture ? Comment se déroule-elles ? Y a-t-il des étapes ou des moments incontournables ?
Accompagnées par Territoires pionniers, les résidences se déploient sous des formats divers, colorées par les équipes, les personnes et opportunités rencontrées, et menées in situ.
La résidence commence dès l’arrivée des résidents avec un moment convivial préparé avec la commune d’accueil. Il marque le lancement de la résidence et rassemble élus, acteurs locaux et habitants autour d'un verre.
Durant les premières semaines d’immersion, les résidents vont à la rencontre du territoire, en prennent la mesure et commencent à en explorer l'épaisseur. En parallèle, ils rencontrent des habitants et enrichissent ainsi leur lecture spatiale. Des propositions aux formats variés sont organisées : rencontres, balades, activités ludiques ou ateliers créatifs, pour collecter les expériences sensibles et les pratiques des habitants. Sur les murs de l’atelier où travaille l’équipe, témoignages, photos, cartes, contributions diverses donnent à voir des lectures plurielles, supports à discussions et questionnements.
À mi-parcours, la démarche se resserre autour d’un ou plusieurs sujets qu’approfondira la restitution. Ces orientations sont mises en discussion lors des réunions de suivi avec le réseau mobilisé par Territoires pionniers, qui enrichit la réflexion et la replace dans le contexte local.
Les dernières semaines enfin sont consacrées à la préparation d’un temps fort final auquel les habitants, les acteurs locaux, les services municipaux sont associés. Il s'agit de revenir sur l'expérience avec celles et ceux qui y ont participé, et de la partager avec tous. Les productions réalisées – installations, expositions, publications, balades – restituent ce qui s’est vécu, a été récolté et questionné. Organisé dans un ou plusieurs espaces fédérateurs, un dernier rendez-vous festif donne à vivre une expérience d’appropriation collective de ce récit commun, moment de clôture de la démarche et ouverture vers de nouvelles perspectives.
La résidence d’architecture semble être l’apanage des collectifs. Un architecte en résidence peut-il être seul ? Est-il toujours architecte ? Est-il toujours jeune ?
Depuis sa création, le Laboratoire des territoires est ouvert non pas à un ou une architecte seule, mais à un binôme composé d’un architecte, ou diplômé d’État en architecture, et une ou un autre professionnel (paysagiste, urbaniste, photographe, cuisinier, etc.) Le fait d’être à plusieurs vise à enrichir la démarche. Le format proposé impose la pleine disponibilité des résidents durant 6 semaines et intéresse de fait principalement de jeunes professionnels. En ce qui concerne les collectifs, nous en avons accueilli plusieurs : des collectifs organisés tels que le Collectif Etc, Yaplusk, MEAT, OLGa, ou des groupes constitués spécialement pour l’occasion, dont certains, se sont structurés par la suite.
Les résidents ne sont pas toujours des architectes au sens où beaucoup ne sont pas (encore) inscrits à l’Ordre. C’est un débat que nous avons régulièrement avec l’institution. Ces discussions sans fin autour du port du titre détournent du vrai problème : celui d’affirmer le rôle pivot des architectes dans la Cité, au service de tous et de nos territoires, alors que nous faisons face à des défis écologiques et sociaux majeurs. Aux côtés des paysagistes, des ingénieurs et de bien d’autres professionnels, les diplômés des écoles d’architecture ne peuvent pas prendre la parole en tant qu’architectes, ce qui contribue, à mon sens, à fragiliser la profession.
Le ou les résidents sont souvent étrangers au lieu ou au territoire sur lequel ils doivent réfléchir et travailler. Ce regard extérieur n’a-t-il pas ses qualités et ses défauts ? Serait-il nécessaire à la (re)connaissance d’un lieu ? Qu’apporte-t-elle à son lieu de résidence ?
À chaque appel à candidatures, nous sommes à la recherche de perles rares, des professionnels aux profils sur-mesure pour un territoire donné et les habitants qui y vivent. Depuis 10 ans, nos résidents sont ainsi venus des quatre coins de France, mais aussi de Lausanne ou de Londres.
Leurs regards extérieurs, curieux et enthousiastes, ont été des atouts pour amener les habitants à reconsidérer leurs lieux de vie, et à en être fiers. Cependant, ces jeunes professionnels, formés et souvent installés dans les territoires métropolitains, ont parfois une culture éloignée de celle des milieux ruraux et des villes moyennes, ce qui implique de comprendre les manières d’habiter ces territoires. Pour pallier en partie à cet écueil, l’équipe de Territoires pionniers et le réseau qu’elle associe, ont en cela un rôle complémentaire : leur connaissance et leur pratique du terrain contribuent à ancrer les réflexions des résidents dans la culture locale.
En échangeant avec nos résidents, beaucoup nous renvoient leur passage en Normandie comme une période de questionnement, parfois déterminante dans leur posture professionnelle. La résidence donne en effet l’opportunité de la confrontation au réel et de la recherche par l’action, tout en bénéficiant de l’accompagnement et de l’expérience de Territoires pionniers et de personnes ressources. Pour certains, elle a permis d’orienter leur engagement, confortant (ou non) des intuitions profondes. Pour beaucoup, leur pratique quotidienne de l’architecture s’est nourrie de l’expérience particulière qu’ils ont vécue, des liens tissés avec des habitants, avec notre équipe, ce qui bénéficie ensuite aux territoires où ils sont installés et avec qui ils travaillent.
Depuis 10 ans vous mettez sur pied au sein de Territoires Pionniers des résidences d’architecture en Normandie. Quelles évolutions ont-elles connues ? Quel avenir leur souhaitez-vous ?
Au départ les résidences visaient à accueillir des architectes pour révéler le patrimoine et les richesses d’un bourg ou d’un quartier à leurs habitants, en les associant à une démarche créative et collective. Résidence après résidence, nous avons dépassé cette étape et l’avons prolongée avec la mise en œuvre d’une première action organisée lors de la restitution. En 2020, les résidences ont abouti à des visions prospectives à l’horizon 2030, via des récits illustrés qui invitent chacun à envisager, voire désirer, un avenir commun.
L’an dernier, nous avons fêté les 10 ans du Laboratoire des territoires, l’occasion de porter un regard critique sur ce qui s’est passé avant de poursuivre nos expériences. Session après session, les équipes accueillies, et toutes les personnes impliquées, nous ont fait grandir. Chaque expérience jalonnée de difficultés, comme d’immenses joies, a ouvert un peu plus nos esprits et renforcé nos convictions. Aujourd’hui ces espaces d’expérimentation nous semblent infiniment précieux pour penser nos façons de réhabiter nos milieux et les architectes, comme chacun de nous, ont un rôle à jouer dans cette transformation. En cela, la dernière résidence menée en 2021 dans une approche biorégionale a ouvert de passionnantes perspectives.
Pour la suite, il est question de faire évoluer nos résidences pour qu’elles deviennent non pas un nouvel outil d’aménagement territorial impliquant une réponse systématique, mais un espace singulier pour explorer avec curiosité l’épaisseur de nos mondes, et réveiller nos imaginaires en vue d’habiter la terre avec amour et humilité.
Propos recueillis par Martin Paquot.
Marin Schaffner & Elisabeth Taudière (dir.), Révéler, cultiver, réhabiter. Retour sur une décennie d’architectes en résidence, Territoires Pionniers | Maison de l’architecture-Normandie, 173 pages, 15 euros.
Programme de Chantiers Communs, le mois de l’architecture en Normandie qui se tiendra en 2022 du 4 mars au 2 avril.
Appel à candidatures pour 10 résidences d’architecture du Réseau des maisons de l’architecture, jusqu’au 28 février 2022.