L'utopie ou la mort
Crépuscule de l’ancien B.T.P. (1/10) : Les matières du désir, de l’habitat des cochons
Françoise Crémel | 28 novembre 2025
Introduction
Lors des 6es rencontres nationales de la Frugalité heureuse et créative, fin septembre 2025, Topophile a créé une proposition théâtrale en ouverture de la « nuit du nouveau B.T.P. » (bois, terre, paille et leur monde). Une dizaine d’auteurs et autrices ami·e·s de la revue ont déclamé autant de textes originaux, que la revue se propose de publier au fil des prochains mois.
Pour célébrer le crépuscule de l’ancien B.T.P. (béton, tôle, plastique et leur monde), il s’agissait collectivement de dépeindre, depuis l'expérience de chacun, l'ampleur des externalités négatives de cette ère pétrochimique, extractiviste et industrielle de l'architecture. L'habitabilité commune de la Terre en exige l'extinction immédiate.
« Capitalocène, anthropocène, pollutions, inégalités, néocolonialisme, uniformisation, appauvrissement écologique, affadissement esthétique… Tout doit y passer. Mais ne cédons pas au désespoir ni à l’accablement : la gravité du constat doit être le moteur de la révolution (sans transition) ! Pour cela, élan, vitalité et humour sont des ingrédients indispensables ! »
Béton, tôle, plastique : ces matériaux que l’on érige, que l’on coule, que l’on plaque, que l’on visse ; ils recouvrent le monde de leur genre d’indifférence. Leur logique est celle de la clôture, du bouclier, de l’efficacité.
Ils construisent, certes. Mais ils n’habitent pas.
Et peut-être est-ce cela, l’ironie du sort : dans un monde saturé de techniques, de normes et de surfaces lisses, on se demande moins pourquoi les trois petits cochons ont choisi la paille, le bois et la terre — mais plutôt pourquoi nous avons cessé de le faire ?
Car ce qui est en jeu, ce n’est pas le confort au sens technique, ni même la solidité au sens brut. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité d’une tendresse entre les corps et les choses.
Une maison, n’est pas seulement un abri : c’est la seconde peau, celle qui reçoit les gestes, garde les odeurs, résonne de cris et de silences. Et c’est peut-être pour cela que l’on fait l’amour plus volontiers dans une cabane de bois que dans un cube en PVC.
Non par romantisme, mais par cohérence sensorielle.
Le bois, la paille, la terre : ces matériaux n’appartiennent pas à la seule catégorie des « ressources ». Ils sont des milieux.
Ils sont traversés de temps, d’usure, d’humidité, de sons — tout ce que l’on oublie dans les murs étanches. Depuis que je me loge dans une barque, le soir, je vous dirais que ces matériaux vivent :
Ils n’attendent pas d’être manipulés, mais prolongent des gestes, répondent à des rythmes, participent à la trame d’un monde en devenir. Ce ne sont des relations en cours, pas de la matière morte.
Je pourrais aussi vous dire l’histoire d’une femme qui, posant sa main sur un mur de torchis, y retrouve le geste de sa mère, une façon de pétrir la peau, la pâte. Une sorte de mémoire douce, inscrite dans les fibres, dans les aspérités. Une sensualité non spectaculaire, mais tenace.
Parce que la sensualité n’est pas un luxe. C’est une manière d’être au monde.
C’est ce que l’architecture industrielle — dans son obsession de la ligne droite, de la surface blanche, de l’isolation performante — a souvent oublié. On a confondu le silence avec l’absence de bruit, l’habitat avec le logement, le refuge avec la performance thermique.
Mais revenons à nos cochons.
Peut-être ont-ils mieux compris que nous ce que signifie habiter. Ils ont choisi des matériaux poreux, fragiles, vivants — non pas malgré leur fragilité, mais pour elle.
La vie, échelle 1, en grandeur vraie, ne se protège pas derrière des murs armés. Elle se tisse. Elle se risque. Elle s’offre au milieu.
Le souffle des amants circule mieux entre les interstices de la paille que dans les cloisons en plaques de plâtre. Le corps ne s’évapore pas il se dissout dans les mille-feuilles de la paroi.
Et si nous repensions l’habitat non comme un projet, mais comme une pratique ? Non comme un objet fini, mais comme une écoute continue.
À travers la sensualité des matériaux — leur texture, leur odeur, leur capacité à répondre — se joue peut-être la seule définition valable d’un habitat habitable :
Un lieu où le monde ne nous est pas extérieur. Où le toucher ne s’arrête pas à la peau.
Où chaque mur est un seuil, chaque sol une étreinte.
Notes
Prose déclamée le 27 septembre 2025 sur la scène des 6es rencontres nationales de la Frugalité heureuse et créative, sur une proposition originale de Topophile (direction éditoriale Sarah Ador & Raphael Pauschitz).
Références et inspiration : James Halliwell, « Les trois petits cochons » dans Nursery Rhymes of England, 1886 ; Tarjei Vesaas, La barque le soir, 1968, traduit du néo-norvégien par Régis Boyer, éditions Corti, 2002.