Du lisible au visible
« Dans les eaux profondes » d’Akira Mizubayashi
Elissa Al Saad | 14 février 2021
Introduction
Par sa maîtrise de la langue française et son analyse de la culture japonaise, Akira Mizubayashi, l’auteur de Dans les eaux profondes, nous embarque dans un voyage d’image, de parole et de pensée conjuguant ses deux cultures.
Dans la lignée de Shikitei Sanba avec Ukiyo-Buro (Bains du monde flottant) – un kokkeibon (livre comique) inspiré du théâtre Kabuki publié entre 1809 et 1813 – et de Sôseki Natsume avec son romain satirique Je suis un chat en 1905, Akira Mizubayashi s’empare lui aussi du sentô (bains publics) pour questionner l’édifice politique japonais. Ce thème, déjà étudié dans des styles différents, se retrouve ici dans un essai écrit en français qui mêle réflexion politique et description populaire.
En s’adressant au lecteur avec une écriture directe et rythmée, Akira Mizubayashi nous fait délicatement glisser de la gare de Tanashi à la maison traditionnelle de ses parents et plus spécifiquement à leur salle de bains ! L’analyse architecturale de cet espace habité nous amène à découvrir les coutumes locales dont le bain est le rituel central. À la maison, au sentô (bains publics) ou à l’onsen (source thermale), l’expérience du bain japonais, à la différence du bain occidental, n’est pas une affaire individuelle mais bien sociale.
Si la pratique du sentô ne vous est pas familière, et que vous n’avez pas eu la chance, lors d’un voyage au Japon, de découvrir la joie de l’onsen, il vous faut alors imaginer le cérémonial du bain pour en saisir toute la spécificité. L’expérience débute dès l’entrée dans l’établissement. Les bains collectifs sont généralement séparés en deux salles (hommes et femmes) équipées respectivement d’un vestiaire, d’une enfilade de lavabos et de deux grandes baignoires : l’une d’eau chaude et l’autre d’eau très chaude. Une fois dévêtu dans le vestiaire collectif, on entre dans la grande salle carrelée et on s’adonne aux ablutions. Installé à l’un des tabourets, face à un lavabo, on se nettoie intégralement, on se rince avec un seau d’eau puis on accède aux baignoires. Plongé jusqu’au cou dans l’eau chaude, on se détend avec délectation. L’emploi des termes japonais spécifiques vient compléter l’imaginaire du bain déjà nourri de nombreuses descriptions. On visualise alors parfaitement le sansuke, masseur de service dans les établissements de bain qui distribue des katatataki, petits coups de poing sur les épaules, après s’être glissé depuis une porte en bois dans la grande salle de bain du sentô, cet espace convivial et chaleureux. C’est ici, dans ce grand bain partagé avec famille, amis et inconnus, que se manifeste une grande sociabilité. Le plaisir du bain se mêle à celui de la rencontre et produit un espace social, semblable, d’après l’auteur, à celui du café dans le monde occidental.
« On peut sourire à l’idée que la pratique du bain a failli devenir un élément structurant de l’espace public… »
Akira Mizubayashi, Dans les eaux profondes, p.122
Pourtant, comme le dénonce Akira Mizubayashi, l’espace public n’existe pas au Japon. Il nous faudra alors suivre l’analyse comparée de la monarchie constitutionnelle japonaise face à la res publica française pour saisir les différences structurelles qui expliquent la construction de ces deux sociétés. La réflexion mobilise plusieurs écrits et convoque de nombreuses considérations sur l’espace public. On est, par exemple, entraîné dans le Palais communal de Sienne, face à la fresque d’Ambrogio Lorenzetti (1338), que Patrick Boucheron analyse dans son ouvrage Conjurer la peur, essai sur la force politique des images. Le déchiffrage de cette fresque, une représentation du gouvernement communal en tant que système et espace d’autogouvernement face à la crise de la démocratie, se combine subtilement au concept de domination des Catégories de la société de Max Weber. De la même manière, l’auteur associe la pensée sur l’espace public littéraire de Jürgen Habermas au regard qu’il porte sur l’art du thé, un art de la rencontre dans un espace sans parole.
Ces pensées théoriques sur la notion d’espace public interrogent les contrastes entre une société construite sur l'expérience de la sociabilité et une société plus assimilée au concept du seken, ces « espaces sociaux où se côtoient essentiellement ceux qui se connaissent déjà de près ou de loin et où, par conséquent, la dimension du rapport à l’autre, inconnu, différent voire antagoniste, est absente. » (p 191) L’exploration de la construction de la langue japonaise enrichit l’étude critique. L’auteur met en lumière le lien intrinsèque établi entre les rapports sociétaux et les particularités spécifiques à sa langue maternelle qui révèle la structure communautaire et hiérarchique du Japon.
La démonstration théorique est complétée par de nombreuses descriptions illustrées. Avec le village autogouverné d’Akira Kurosawa dans Les Sept Samouraïs, l’univers de Gran Torino de Clint Eastwood ou encore les scènes de bain de Nuages flottants réalisé par Yasujiro Ozu, l’auteur nous rapproche de son raisonnement. Ses souvenirs personnels se mêlent aux analyses cinématographiques et nous amènent, finalement, à nous questionner avec lui : « Qu’aurions-nous pu avoir, pourtant, à partir de l’expérience collective du partage des eaux chaudes ? »
Akira Mizubayashi (2018), Dans les eaux profondes. Le bain japonais, « Arléa-Poche », Arléa, 2021, 272 pages, 10 euros.