Du lisible au visible

« Être écoféministe » de Jeanne Burgart Goutal

Julie Beauté | 10 avril 2020

Introduction

Dans la lignée de l’anthologie Reclaim : recueil de textes écoféministes, éditée en 2016 sous la direction d’Émilie Hache, l’agrégée de philosophie et professeure de yoga Jeanne Burgart Goutal propose dans Être écoféministe. Théories et Pratiques, publié à L’Échappée, un voyage initiatique et personnel sur les sentiers enchevêtrés de l’écoféminisme. Si elle rompt avec la tradition de l’anthologie, caractéristique des ouvrages écoféministes, l’autrice n’en opte pas moins pour une démarche hybride qui aboutit à un patchwork bigarré. Dépassant le point de vue philosophique, elle allie analyses et enquêtes, mélange les genres dans son écriture et fait entendre de nombreuses voix – celles de théoriciennes, de militantes, de praticiennes.

Mais avec ces multiples échos, le mouvement présente de singulières dissonances. L’écoféminisme brouille les pistes : est-il de droite ou de gauche ? Progressiste ou réactionnaire ? Libérateur ou oppressif ? Essentialiste ou anti-dualiste ? Indéniablement pluriel, il ne se laisse recouvrir par aucune étiquette : bien plus, il court-circuite les étiquettes en renvoyant à un véritable désordre d’ancrages politiques différents, d’engagements féministes ou écologistes divergents, de perspectives théoriques et pratiques discordantes. Face à cette cartographie impossible, l’autrice choisit de mettre en scène les ambiguïtés, en décrivant le mouvement comme une maison aux multiples pièces, où retentissent différents sons de cloche et où sont en jeu différentes pratiques.

Avec l’écoféminisme, c’est donc tout un pan oublié de notre histoire qui ressurgit : un passé radical, utopiste, révolutionnaire, tissé de créativité, de rêves grandioses et fous.

Jeanne Burgart Goutal, Être écoféministe, p. 27

À travers cette fragmentation, un objectif de solidarité et de coopération émerge pourtant. Imbrication, interconnexion, indissociabilité, intersectionnalité et interdépendance s’avèrent être les leitmotivs, garde-fous contre toute forme de doctrine figée. Jeanne Burgart Goutal peut alors insister sur le dénominateur commun aux approches éclectiques écoféministes : l’oppression des femmes et la destruction de la nature comme deux facettes indissociables du modèle hégémonique et plus généralement la relation intersectionnelle entre les différentes formes de domination, du sexisme au racisme, du capitalisme au colonialisme, en passant par le modèle mécaniste de la science moderne.

Pour rendre compte de ces enchevêtrements, une démarche historique se substitue à la démarche philosophique. Ainsi, dans la première partie de l’ouvrage, l’autrice s’attache à retracer non pas l’HIStory du mouvement, à savoir l’histoire officielle dont la mémoire sélective a effacé la source féminine et féministe des idées, mais son HERstory, au cours de laquelle les femmes prennent la parole pour elles-mêmes et pour d’autres êtres. L’itinéraire traverse les décennies et les continents, rendant compte de la complexité diachronique et spatiale du mouvement. On assiste aux débuts de l’écoféminisme dans le monde anglophone occidental, aux difficultés de sa réception en France, à l’exemplaire mouvement Chipko en Inde, aux efforts de théorisation des années 1990, au déclin du mouvement face aux nombreuses critiques – l’écoféminisme étant taxé d’essentialisme, de conservatisme, d’irrationalisme et de dépolitisation –, à sa persistance souterraine et enfin aux résurgences contemporaines, avec la COP21, la résurgence des sorcières, le hashtag #metoo ou encore la figure de Greta Thunberg.

Qu’en est-il aujourd’hui ? C’est à travers deux de ses terrains que Jeanne Burgart Goutal choisit dans une seconde partie de nous plonger dans les débats en jeu et dans les possibles en construction : le premier, à Cantoyourte, dans les Cévennes, aux côtés de Sylvie Barbe, écoféministe proposant un mode de vie décroissant, fondé sur l’autonomie, la sobriété et l’usage parcimonieux des ressources ; le second, en Inde, dans le cadre d’un séjour de formation au sein de l’ONG Navdanya fondée par Vandana Shiva, « star » (sic) mondiale de l’écoféminisme. L’autrice est par là amenée à des considérations parfois glissantes, par exemple sur le statut uniquement performatif auquel elle réduit les principes du mouvement ; ou sur le fait que les idées écoféministes, certes créatives et pragmatiques, relèveraient néanmoins « largement de la construction ou du fantasme » (sic) ; ou encore sur le rôle étonnamment crucial accordé par l’ouvrage aux compromis, légitimés par le passage à la pratique. Malgré leur certaine frilosité politique, ces deux expériences de terrain ont néanmoins le mérite de dresser un tableau concret et mouvant des difficiles articulations de la théorie et de la pratique.

Par une approche trans- et para-disciplinaire, rythmée par des interludes biographiques, l’autrice nous emmène avec elle dans sa recherche, son enquête et ses rencontres. Qu’est-ce qu’être écoféministe ? Il ne s’agit pas ici de donner une réponse catégorique ou des modèles à imiter, mais bien au contraire de rester dans la complexité sans gommer les incohérences, de découvrir une nébuleuse disparate et fantasque ou, comme le dirait Donna Haraway, d’habiter le trouble. Ainsi, être écoféministe, c’est œuvrer dans un théâtre d’ombres ; c’est cultiver les relations et les solidarités, avec les humain·e·s comme avec les non-humains ; c’est déconstruire des discours et construire des luttes, des pratiques et des modes de vie ; c’est opérer un déplacement du regard et de la pensée ; c’est se transformer soi-même et avec soi-même le monde.

Jeanne Burgart Goutal, Être écoféministe. Théories et pratiques, « Versus », L’Échappée, 2020, 320 pages, 20 euros.