Introduction
1939, alors que la guerre menace, l’écrivain Jean Prévost (1901-1944) publie Usonie, esquisse de la civilisation américaine fruit de son séjour de huit mois aux États-Unis d’Amérique en 1937. Il y dresse le portrait plein d’espérance d’une société, de ses mœurs et de ses idées à travers le portrait de plusieurs de ses figures : le physicien Robert Andrews Milikan, le biologiste Thomas Hunt Morgan, les sociologues Robert et Helen Lynd, le dramaturge Eugene O’Neill, l’architecte Frank Lloyd Wright (1867-1959). Dès 1928, Wright utilise le terme « usonie » pour qualifier l’idéal démocratique américain. Il l’emprunte au romancier britannique Samuel Butler qui, en 1872, situe son utopie dans un pays imaginaire nommé Usonie. Prévost nous raconte Wright et l’architecture usonienne en quête d’une simplicité servante.
La maison de la prairie
Ses premières années d’architecte furent joyeuses et dures ; comme Balzac, Wright nourrit de dettes son ardeur à l’ouvrage. Il atteignait l’originalité ; ses maisons admirées des uns, moquées des autres faisaient parfois peur à la clientèle, qui lui demandait des concessions au goût traditionnel. Il leur expliquait, et il réussissait parfois à réaliser pour eux son type de la Maison de la prairie, sa première création originale, – une sorte de nouveau type standard, adaptable selon les sites et l’ampleur des familles.
Plus de maison traditionnelle, en cube : le sol ne manque pas, et la maison peut allonger ses formes sur le sol ; dans la prairie plate, la moindre hauteur fait bien assez d’effet. Tous les aménagements intérieurs sont calculés sur l’échelle humaine – cinq pieds huit pouces, selon Wright. À un demi-pouce près, c’est sa propre taille. On a dit que s’il avait été plus grand de deux pouces ses maisons auraient été différentes ? Peut-être, répond-il avec bonne humeur.
La simplicité s’acquiert
Les toits hauts, aux mansardes compliquées, sont remplacés par des toits unis, qui débordent sur les murs. Les diverses cheminées ornementales sont remplacées par une seule cheminée. Les fondations ne sont plus cachées, mais visibles à la base des murs : accusées franchement à l’extérieur, elles forment un gradin de soubassement. Tous les linteaux des portes et des fenêtres sont au même niveau ; le nombre des fenêtres diminue, mais la surface vitrée augmente. Le rez-de-chaussée n’est plus compartimenté d’une foule de cloisons et de portes : une seule vaste pièce claire, pour tous usages ; au lieu de fenêtres à guillotines, des croisées qui s’ouvrent sur le dehors.
Mais surtout, le mur change de rôle : « Dans cette nouvelle maison, le mur comme obstacle à la lumière, à l’air et à la beauté du dehors commençait à disparaître. Le vieux mur était un élément d’une boîte où l’on ne devait percer qu’un nombre limité de trous... Mais selon moi... le mur était une fermeture qui protégeait de la tempête ou de la chaleur quand il en était besoin. Mais de plus en plus il devait amener le monde extérieur dans la maison, et laisser l’intérieur de la demeure se répandre au dehors... »
Cette définition m’enchante ; c’est bien le mur tel que je le rêve pour ma propre maison. Mais je ne voudrais nullement en conclure que cette définition du mur est seule valable, seule rationnelle et seule éternelle ; j’en conclus seulement que mes goûts sont d’accord sur ce point avec ceux de Frank Lloyd Wright. C’est flatteur. Mais des hommes qui auraient d’autres goûts, et souhaiteraient par conséquent une autre maison, ne me paraîtraient pas des fous pour cela. Un sentiment de retraite, de calme parfait loin des éléments, d’oubli des saisons, de sécurité, me semble même plus naturel chez quelqu’un qui fait bâtir. L’amoureux de la nature et de l’extérieur ne sera jamais si bien que sous la tente. « L’écran » idéal, tel que le conçoit Wright, n'est-ce pas le mur de toile d'une tente ?
Il y a toujours une part d’arbitraire dans cette recherche de la forme naturelle et nécessaire. Du moins Wright a vu l’essentiel : la simplicité n’est pas naturelle ; il n’y pas de retour à la nature. « Nulle chose, dit-il, n’est simple en elle-même, mais elle doit acquérir la simplicité, dans le sens artistique du terme, comme une part accomplie de quelque tout organique. »
Au nom de cette simplicité, il proposait d’incorporer à la maison le chauffage, l’éclairage, l’eau, qui jusqu’alors restaient des additions parasites. Cette idée, que d’autres soutenaient en même temps que lui, est excellente. Il proposait aussi la suppression du décorateur : excellente idée encore, chaque fois que vous vous faites construire une maison selon vos besoins et selon vos goûts ; le décorateur n’est qu’un adaptateur.
Le mobilier fixe
Mais, au nom encore de la simplicité, il proposait que le mobilier aussi fût fait pour la maison et attaché à la maison. Ici, la logique se heurte aux habitudes des hommes, et presque à leurs besoins ; chacun, selon ses mœurs, s’accommode mieux de telle forme de table, de fauteuil ou de commode. Chacun, selon sa profession a besoin de tel ou tel type d’armoire ou de bureau. Or les citoyens américains sont sujets à déménager fréquemment. De plus, chacun, dans le cours d’une vie, peut changer de goût ; c’est gênant d’avoir une maison si parfaite qu’on ne puisse plus, le jour où l’on en a envie, changer son lit de place, et, au lieu de l’ombre le matin, ouvrir les yeux sur le soleil levant. Enfin, le sens du foyer a presque quitté, aux États-Unis comme chez nous, ces murs de la demeure qui changent trop souvent ; il s’est réfugié dans les meubles de famille ; même imparfaits ou laids, les gestes se sont faits à eux. C’est une grosse dépense de forces, pour un être faible ou âgé, que de changer de mobilier. Le mobilier fixe peut donc réjouir au plus haut degré l’architecte, mais il ne satisfera, chez la plupart des clients, ni le goût de la stabilité, ni celui du changement. Et cette innovation ne sera bien accueillie que dans les maisons de plaisance pour lesquelles on rachète tout, qui forment un tout, et dont on ne se fatigue point parce qu’on ne les habite qu’à de longs intervalles.
Les fautes du client
Wright, qui commençait à propager par l’écrit et la parole sa pensée architecturale, et que l’Allemagne commençait à admirer, s’annonçait déjà tel qu’il devait être, tel qu’il est encore : un homme de génie, mais tyrannique, et qui impose à sa clientèle, outre sa taille comme mesure, ses goûts d’homme de grand air et d’homme de mouvement, son extrême exigence d’unité.
Je ne le tiens absolument pas pour responsable de ces limitations. D’abord, parce qu’il a créé, en ne suivant que ses propres goûts, une forme mieux définie et plus originale, ensuite, parce que la construction d’une maison d’habitation doit être un dialogue, et que Wright se trouvait obligé de monologuer.
Le client a son mot à dire ; presque toujours il le dit mal. Il dit : « Je voudrais une maison dans le style XVIIIe siècle, ou dans le genre chalet suisse ; j’aime beaucoup les colonnes, même en stuc ; mettez-moi donc un peu d’ordre corinthien en haut des poteaux du porche. » Et l’architecte honnête essayera de détromper son client, de lui ôter ce genre d’idées nuisibles.
Si le client avait dit : « Je travaille chez moi, j’ai une bibliothèque de six mille volumes que je dois consulter à chaque heure ; nous ne recevons jamais à dîner plus de six personnes, donc huit avec nous ; ma belle-mère est infirme, et il faudrait qu’on puisse la véhiculer de plain-pied de sa chambre dans le jardin. », il serait un bon client, utile à l’architecte ; il aurait formulé des besoins précis, posé de bons, d’hygiéniques problèmes à résoudre. Un architecte, comme Wright, exercé par des clients de cette sorte, serait aussi grand et plus souple. La grandeur de l’architecture d’habitation n’est pas de régner, c’est de servir.
Temple de l’unité
En 1904 et 1905, il allait accomplir son premier chef-d’œuvre : le petit Temple de l’Unité, à Chicago. Le membre le plus influent du Comité, inventeur en constructions mécaniques, eut le bon goût de le laisser faire. Les ressources matérielles étaient limitées : quarante-cinq mille dollars, soit, en 1904, deux cent vingt-cinq mille francs. Les besoins de la petite communauté étaient clairs : une Église pour quatre cents personnes, où l’on pût lire l’Évangile, entendre le pasteur, et chanter au son de l’orgue ; des salles pour les classes, des locaux qui pussent permettre de donner des fêtes, des bureaux et un studio pour le pasteur.
La plupart des églises américaines assemblent tous ces locaux variés en un pâté plus ou moins informe. Wright conçut deux bâtiments l’un pour Dieu, l’autre pour le pasteur et la communauté, réunis par une galerie close. Le ciment était la matière la plus économique : des poteaux de ciment porteraient donc un toit plat de la même matière ; au lieu de murs portants, une cloison de ciment, dont la partie supérieure, sous le toit en surplomb, serait une fenêtre continue de verre, éclairant les tribunes latérales ; le centre de la nef devait être éclairé par en haut – un plafond de verre ambré ; la lumière artificielle viendrait aussi du plafond ; le chauffage serait disposé dans le creux des poteaux. L'unité des éléments de construction de ce cube permettait de réemployer continuellement les mêmes moules à ciment, d’où une notable économie. Les salles de classe, disposées pour servir aussi de salles des fêtes, prendraient la plus grande place dans la maison des fidèles ; la cuisine et l’ouvroir se placeraient du côté opposé à l’Église. Pour donner du corps à la Galerie, Wright y logeait, logiquement, le pasteur en haut, en bas un vestiaire qui pouvait être commun à l’Église et à la salle des fêtes, puisque ces deux genres de réunions n’auraient jamais lieu en même temps.
Premier chef-d’œuvre
Sur ces données logiques, sur ce problème résolu en théorie, l’artiste se mit à l’œuvre avec joie. Il conte comment, pour soutenir son inspiration, il fit allumer une belle flambée dans la cheminée, fit frire de gros oignons, dont il aime l’odeur, et demanda à sa femme de jouer, de sa chambre, un peu de Bach que l’architecte pût entendre de loin.
Le petit cube du temple, sévère et harmonieux, équilibré par la masse oblongue de la Maison, lié à elle sans que la galerie intermédiaire desservît les formes (cette galerie semble, dans la façade, s’offrir en creux à l’entrée des fidèles) remplit les yeux de respect et de plaisir. L’uniformité de la matière et de la construction a dépouillé cette forme de toute superfluité ; le franc support des poteaux, l’accueil de la fenêtre à la lumière, font de cette géométrie une musique et une joie. Sans aucun rappel des ordres grecs ni des ornements antiques, c’est l’œuvre moderne la plus hellénique.
Il faut juger l’ingénieur sur de grandes œuvres, et qui aillent aux limites des possibilités humaines. Mais l’architecte se juge d’une façon plus pure sur des œuvres petites ; rien dans ses œuvres qui puisse tromper ou qui puisse surprendre ; elles sont nécessairement plus loyales ; si elles renoncent à l’ornement, elles ne peuvent plus se défendre que par la perfection. Le Temple de l’Unité n’a pas vieilli d’un jour.
Taliesin. Midway gardens
Il semblait que Frank Lloyd Wright, lancé et sûr de lui, eût désormais la voie libre. Les passions de sa vie privée allaient le lancer dans une nouvelle aventure. Il aimait sa maison, ses six enfants, mais il lui fallait sa liberté. Il demanda le divorce, et ne put l’obtenir. Il s’enfuit, irrégulier, à Florence et Fiesole, parcourut l’Europe et ses galeries d’art.
Quand il revint aux États-Unis, il voulut se construire un nouveau foyer. Au lieu même où il avait joué pendant son enfance, au flanc de sa colline préférée, il bâtit une longue maison basse, qui devait être à la fois une ferme et un lieu de travail. Il la nomma du nom d’un vieux barde gallois, Taliesin. Quatre cours en enfilade, les toits débordants qu’il aimait. Pas de gouttières, pour que, l’hiver, les longues stalactites de glace puissent pendre des bords du toit. De vastes fenêtres pour que, l’été, pût entrer tout l’air de la prairie.
Il se remit au travail. Désormais une publicité scandaleuse allait partout le poursuivre, et gêner parfois jusqu’à son travail. L’une de ses entreprises de cette époque qu’il semble avoir le plus aimées, c’étaient les Midway Gardens de Chicago. Il s’agissait de créer, dans une grande ville américaine, un restaurant en plein air, où l’on donnerait des concerts ; il fallait que les clients fussent à portée de la musique, à portée très proche de la cuisine, et en même temps dans la verdure ; le cadre intime et poétique de la brasserie bavaroise à orchestre, avec le confort américain. Délais courts, manque d’argent dans l’entreprise, le surexcitent au lieu de l’abattre ; il invente les jeux de terrasses qui plairont à l’œil, les souterrains qui donnent le plus court chemin de la cuisine à toutes les tables, la « coquille » acoustique qui doit répartir le son partout. Il prépare une décoration qui ne sera jamais achevée. Les jardins ouvrent quand les travaux sont encore en cours, et sont accueillis triomphalement : plus tard, hélas, une brasserie allait les défigurer, et la prohibition leur donner le coup fatal. C’est dommage que cette voie ait été comme bouchée à Wright ; nature sensuelle et organisatrice, il aurait fait merveille comme maître des plaisirs démocratiques. Encore aujourd’hui, l’homme de club, l’homme qui va au café, l’homme qui déjeune au restaurant ou qui cherche une heure de détente, ne savent pas dans quel cadre ils doivent rêver leur plaisir. Et comment veut-on que les Américains deviennent des hommes de loisirs, tant que leurs lieux de travail resteront plus agréables que leurs lieux de repos ? Car ils connaissent bien le repos d’une semaine, mais fort mal le repos de deux heures, le plus précieux de tous, le mieux goûté parce qu’il fait contraste avec l’ordinaire de la vie.
Première ruine de Taliesin
Pendant qu’à Chicago Wright travaillait aux Midway Gardens, à Taliesin un domestique noir, qu’on lui avait présenté comme le meilleur des serviteurs, tombait subitement fou, tuait la compagne de Wright avec ses deux enfants, tuait cinq autres personnes et mettait le feu à la maison. Toute la partie consacrée à l’habitation brûlait ; un serviteur, blessé aussi par le noir, et dont le fils venait d’être tué, traînait une pompe, la mettait en batterie, sauvait l’atelier de l’architecte. Vengeance d’Isaïe, le prophète irrité contre « la fleur qui passe et l’herbe qui se fane ? » Wright coupa les fleurs du jardin, fît travailler le bois et porter les corps par les hommes de Taliesin, et fit à ses morts des obsèques silencieuses. Aux heures graves, il n’accepte pas la cérémonie de la société ; il a besoin de créer lui-même son propre rite. Ce trait de caractère – et plus d’un autre encore – le rapprochent d’Isadora Duncan, autre créature indomptée, qui voulait, elle aussi, affranchir l’homme et créer une beauté nouvelle.
Son âme était accablée ; il brûla sans les lire toutes les lettres de condoléance des premières semaines. Il devait regretter, plus tard, de ne pas en avoir brûlé une de plus. Une esthète nerveuse, Miriam Noël, lui écrivit sans le connaître ; elle devait devenir sa compagne, puis sa femme, puis sa persécutrice.
L’Imperial Hôtel de Tokyo
À ce moment (c’était vers le début de la guerre européenne) une Commission de Japonais cherchait aux États-Unis un architecte pour bâtir un Impérial Hôtel à Tokyo. Les « Maisons de la prairie » construites par Wright, par leur élégance et leur simplicité, par quelques traits accessoires aussi comme l’absence d’étages et le toit dépassant, leur rappelaient davantage le goût de leur pays. Ils firent désigner Wright pour l’Impérial Hôtel. L’architecte traqué, qui voyait partout une menace ou une catastrophe, venait pourtant de rebâtir Taliesin non pas, dit-il, un Taliesin châtré, mais un Taliesin confirmé, plus reposant encore et plus près de la nature. Mais les craintes qu’il emportait avec lui allaient faire de cet audacieux un prudent, et concentrer son esprit dans la lutte contre l’autre catastrophe : le tremblement de terre.
Comme la Commission qui l’avait appelé, lui aussi trouva une harmonie naturelle entre ses goûts et ceux du Japon : maisons mêlées à la nature ; culte de l’espace vide en architecture comme en religion, culte de la propreté plus exigeant que la religion, recherche de la simplicité par des dépouillements audacieux ; il avait cherché un peuple qui aimerait cela. Et il trouvait même chez eux le respect du standard, dont il faisait un principe, car la natte japonaise a trois pieds sur six, et c’est à l’échelle de la natte qu’on calcule pièces, plafonds et planchers : les maisons sont de neuf nattes, de seize, de trente-six... Les estampes japonaises aussi l’enchantaient, et il en commença une collection.
Occupé par l’idée du tremblement de terre (il dut subir une secousse pendant la construction) il posa sa maison sur plusieurs points d’appui, il la divisa, pour lui donner plus de souplesse. On m’excusera de ne pas donner, à cette partie de son œuvre, toute l’importance qu’il lui donne lui-même : les constructions asismiques sont un problème d’ingénieur qui relève de quelques formules simples, et pour lequel on a trouvé des solutions, à notre avis, plus valables que les siennes.
Le bassin (ou piscine) qui prévoyait que les eaux seraient coupées et qu’il faudrait lutter contre l’incendie que suscitent presque tous les tremblements de terre, joignit le bon sens à l’élégance. Les clients de l’hôtel discutent encore, dans les journaux où l’on parle de Wright, pour savoir si oui ou non l’Impérial Hôtel est agréable à habiter. Peu importe, je crois, ces critiques : l’hôtel doit être une demeure agréable pour ceux qui partagent tous les goûts de l’architecte... En tous cas, à la grande joie de Wright, l’Impérial Hôtel ne souffrit pas du tremblement de terre qui détruisit Tokyo. Une crainte, un fantôme, un courroux d’Isaïe était vaincu.
En Californie
Au retour, l’attendaient ses chefs-d’œuvre, mais aussi les années les plus troublées de sa vie.
Il s’installe d’abord en Californie ; à vrai dire, il commence à faire des plans pour des maisons californiennes tandis que le Japon le tient encore pour la plus grande part de son temps. Une femme de théâtre, Aline Barnsdall, lui fait construire, à Hollywood, une spacieuse demeure, Hollyhock House. Mais l’entrepreneur trouve insuffisants les plans de l’architecte absent. Les amis et les conseillers de la propriétaire combattent le projet trop nouveau. De longs ennuis avant de voir ce rêve en partie réalisé.
Il a mis plus encore de son cœur dans une maison bien plus modeste, la Miniature, à Pasadena. Là, il avait affaire à une cliente exigeante, mais intelligente. Il n’avait guère que l’entrepreneur comme ennemi sérieux. Il finit par répondre sur sa propre bourse du trou à la lune que fit cet entrepreneur. Mais une grande idée entrait en œuvre pour la première fois : un nouveau moule à ciment, dessiné par lui, formait des blocs renforcés de fer, mais minces et creusés d’un beau relief, qui donnaient aux parois l’aspect de la dentelle. Deux parois, et entre elles un vide, pour isoler la maison de la chaleur et du froid ; une légèreté de l’ensemble neuve dans la forme, mais dont l’esprit est celui d’un pavillon de plaisance persan. La nature mêle ses méfaits à ceux de l’entrepreneur : une inondation menace les caves, la chaleur distord le toit. (Les crédits étaient trop limités, décidément, et il est plus difficile d’adapter des ouvriers à un nouveau standard qu’à une vieille routine). La Miniature est une des plus belles expériences qu’on puisse tenter d’une villa élégante en pays chaud. D’autres demeures allaient suivre, qui emploieraient le môme bloc élégant. Le Biltmore, à Phoenix (Arizona) doit à ce bloc tout ce qui fait sa valeur : Wright n’y fut que très occasionnellement consulté.
D’autres projets pour l’Ouest s’annonçaient miraculeux, comme cet Hôtel Saint-Marc du Désert qui devait offrir aux millionnaires la station d’hiver idéale. Mais jamais le projet ne fut exécuté. Wright eut la consolation de voir du moins apprécier, comme une œuvre d’art improvisée mais forte, le campement de planches qu’il avait installé pour préparer ce grand travail.
Le troisieme Taliesin
Miriam Noël s’était séparée de lui. Il était retourné à son cher Taliesin. Un soir d’orage et de grand vent, il vit de la fumée sortir de sa propre chambre. Taliesin brûlait de nouveau. Wright, lançant de l’eau sur le toit, les sourcils et les cheveux brûlés, luttait contre le feu et le vent ; il désespérait déjà, quand le vent tourna, laissant debout les ateliers.
Il allait reconstruire un troisième Taliesin.
Cette leçon d’une maison détruite et reconstruite est cruelle. Je suis certain pourtant qu’elle a servi l'artiste. Passer d’un plan pour une maison à un autre plan, c’est faire un brouillon, si l’on veut, mais abstrait. Passer d’une maison qu’on vient de construire à une autre maison un peu meilleure et du même type, c’est le progrès de tout bon architecte. Mais chaque demeure se place dans un nouveau site et résout de nouveaux problèmes. Créer à nouveau, à la même place, pour soi-même, si l’on sait qu’on peut chaque fois faire mieux, c’est un des plus grands enseignements et l’une des plus grandes épreuves.
Une nouvelle femme, un nouvel enfant, allaient égayer ce troisième Taliesin. Mais Miriam Noël, qui avait quitté Wright, le poursuivait maintenant d’une haine procédurière. La nouvelle compagne de Wright était divorcée, avec un enfant d’un autre mariage. Il existe aux États-Unis une loi bénie de tous ceux qui veulent accabler les innocents et les distraits : c’est le Mann Act, qui punit rudement le fait de franchir avec une mineure les frontières d’un État. Or ces frontières sont juste aussi visibles que les frontières de nos départements. Dans ce gâchis de procédure, la presse traquait Wright, maintenant célèbre, et dont l’arrestation, la mise en prison fournissaient une riche pâture aux reporters et aux photographes. La raison et même l’énergie de Wright ont survécu à cette épreuve : c’est qu’elles étaient bien trempées. Un nouveau fardeau de dettes pesait sur lui. Il faillit perdre Taliesin. Et pourtant il se retrouva un jour, avec sa famille, en paix et au travail prêt à accomplir la partie de son œuvre qui se poursuit encore aujourd’hui.
Le gratte-ciel moderne
L’architecture avait évolué en Usonie. Elle était devenue un art de plus en plus dépouillé, de plus en plus conscient — car les leçons de Sullivan avaient porté fruit. Dans la construction des gratte-ciel, elle devenait de plus en plus un art collectif.
J’ai parlé des raisons artificielles qui avaient déterminé l’existence des gratte-ciel. Ces raisons une fois admises, on peut voir comment le gratte-ciel s’adapte. Comme toute forme vivante, il change selon les circonstances et le climat. Aux États-Unis, nul ne songe plus à éclairer un couloir, puisque la lumière artificielle existe. Presque jamais un restaurant, même à déjeuner, n’éclaire ses clients à la lumière du jour. Depuis quelques années, l’air conditionné donne à volonté un air et une température acceptables : le problème des ouvertures cesse d’être urgent. Le climat est rude l’été et l’hiver. Les citadins américains ont peine à garer leur voiture ; ils couvrent plus facilement que nous de longues distances et moins facilement de petites. Aussi le gratte-ciel moderne, où l’on trouve à manger et à boire, vite ou lentement, à tous les prix, où l’on trouve ses journaux, son tabac, une boîte aux lettres à chaque étage, devient une cité élémentaire et complète. Un groupe de buildings comme Radio-City, muni de souterrains où l’on trouve tous les genres de boutiques, des lieux de sports et de divertissement, est une ville complète, avec un beau paysage sur la terrasse du sommet. On se contente assez bien de savoir qu’un beau paysage est tout proche, à votre portée.
Enfin, une entreprise comme Radio-City correspond au demi-urbanisme qu’atteint notre civilisation contemporaine : il veut être un groupe harmonieux, un beau rythme de verticales – et il y parvient.
L’âme du gratte-ciel
Wright a proposé sa solution du gratte-ciel. Sullivan, avant de mourir, l’admira. Et elle est admirable. C’est une tour centrale, dont tous les appartements sont les balcons vitrés : la paroi qui donne sur l’extérieur devient, s’il le faut, défense contre le chaud, le froid ou le vent, mais elle met l’appartement en plein ciel. Par la disposition des fenêtres, personne n’a de voisins dans l’immeuble. Certains traits — comme le surplomb de chaque étage sur l’étage inférieur – sont contraires aux règlements actuels de la plupart des villes. Il faudrait édifier cette tour de Wright en un lieu isolé, ou lui donner toute une ville, un système urbain complet. Le demi-urbanisme, dont le chef-d’œuvre est Radio-City n’est pas fait pour l’admettre.
Maisons mariées au site
La forme géométrique, la ligne verticale, les succès que l’art de l’ingénieur permet à l’art de l’architecte, disent des victoires de l’homme sur la nature : domination, sécurité au sein des lois, vie groupée et sédentaire. Et ce n’est pas seulement une conception de l’architecture : c’est une forme d’âme. C’est l’âme opposée à l’âme de Frank Lloyd Wright.
N’empêche que dans ce dialogue passionné entre lui et l’Amérique de son temps, il représente une leçon plus haute, et sans doute l’avenir. Il était plus beau, plus nécessaire de construire des demeures que des gratte-ciel. De menus chefs-d’œuvre : Falling water, la maison Kaufmann à Bear Run, Pennsylvania, qui exprime l’amitié entre la maison, la forêt et la cascade dont s’est emparée la maison ; Winspread ou cottage Johnson, nouvelle « maison de la prairie » et Honeycomb, maison Hanan, à Stanford, California, qui disent l’union intime d’une maison et d’un paysage, sont à l’échelle humaine, peuvent instruire tous les esprits. Elles enseignent une fierté plus intime que la vanité naïve des gratte-ciel : le sens du présent, le sens du loisir. Ennemies cruelles de toutes les routines, elles sont de petits temples de l’homme à l’homme purifié, à l’homme nouveau.
Lire le premier volet de cet essai.
Édité avec le concours de Chloé Cattan & illustré par Moé Muramatsu.
Jean Prévost (1939), Usonie. Esquisse de la civilisation américaine, « Blanche », Paris, Gallimard, pages 143-168.