Du lisible au visible
« Giuseppe Pagano, architecte fasciste, antifasciste, martyr » & « Architecture rurale italienne »
Thierry Paquot | 29 février 2024
Introduction
Qui est donc cet architecte italien, Giuseppe Pagano (1896-1945), qui a servi le fascisme mussolinien avant de le combattre ? Christophe Carraud traduit magnifiquement de l’italien cet ouvrage qu’il introduit avec érudition. Il rassemble l’étude de Riccardo Mariani (1941-2011) parue en 1975 dans la revue Parametro et trois articles, « L’expérience des architectes » de Ernesto Nathan Rogers (1909-1969) qui date de 1962, « L’expérience des architectes », de Ernesto Nathan Rogers, de 1962 et « Guiseppe Pagano » de Giulia Veronesi (1906-1970), rédigé en 1953.
Rendre droit un chemin tortueux
Giuseppe Pogatschnig, né en Istrie, s’engage en mai 1915 dans l’armée italienne sous le nom de Pagano et combat l’armée autrichienne, avec ardeur – il sera blessé à trois reprises et médaillé. Il s’inscrit à la faculté d’architecture de Turin, est reçu avec les félicitations du jury en 1924 avec un projet de villa, qui sera réalisée par la suite à Parenzo, et devient en 1927 chef du bureau technique de l’Exposition internationale de Turin de 1928. Là, il marque ses désaccords avec le président de l’exposition. Il construit, en association avec d’autres architectes, partisans, comme lui, d’une architecture moderne, plusieurs constructions dont le Pavillon italien de l’Exposition de Liège de 1930. Mais c’est en écrivant dans Casabella qu’il prend position pour l’architecture moderne internationale propagée depuis l’Allemagne par le Bauhaus et se refuse à plébisciter une architecture monumentale, nationaliste, « italienne » qu’il juge anhistorique. L’on dénigre Pagano, l’accusant de « germanisme », alors qu’il met en place le rationalisme et le fonctionnalisme, non seulement en architecture mais dans l’urbanisation. Avec ses amis, il édifie des « quartiers ouvriers » dans des « villes satellites » verdoyantes, sans se préoccuper des avis des habitants, c’est un « homme d’ordre » qui attribue aux seuls « hommes de métier », dotés d’une « conscience urbanistique », la décision de bâtir ce qu’ils construisent pour le bien des travailleurs. À ses yeux, le fascisme ne représente pas l’ordre et la hiérarchie qu’il revendique, mais le chaos, la spéculation, la démagogie et se désintéresse au sort réel de « la population qui travaille, trime et produit ».
En juin 1940, l’Italie entre en guerre, Pagano part combattre en Albanie. Lorsqu’il revient en Italie en 1942, il démissionne du parti. En juin 1943, il est nommé au Génie Naval, à Carrare, responsable de la section « béton ». Là, il noue des contacts avec la Résistance, il se rend à Rome, est terriblement déçu par la mollesse des opposants au régime fasciste, part à Milan et s’associe à quelques architectes courageux, qui sillonnent les environs à bicyclette et réquisitionnent des armes, bénéficiant de la tenue de colonel de Pagano... Arrêté par les Brigades noires, il est enfermé dans une prison et torturé. Libéré, il rejoint la résistance à Milan, est à nouveau arrêté et conduit à la Villetta que les antifascistes appellent la « Villa Triste », sous l’autorité du docteur Pietro Koch, un terrible tortionnaire. Mussolini gracie Pagano et quelques-uns de ses compagnons d’infortune, mais ils demeurent prisonniers. La bande à Koch est désavouée, Pagano, en liaison avec Giancarlo De Carlo, élabore son évasion... Juste avant de mettre à exécution son plan il est déplacé et envoyé en Allemagne, son plan échoue et il se retrouve au camp de concentration de Mauthausen, où il meurt le 22 avril de 1945.
Foi en l’architecture
Les témoignages rassemblés dans cet ouvrage comme les extraits de ses articles s’accordent pour donner de Pagano une image d’un homme intègre, qui ne transige pas sur le respect que chacun doit avoir envers ses convictions. Le lecteur se demande alors comment il a pu être fasciste ? Car il a été fasciste et ce dès 1920, comme de très nombreux Italiens, qui n’attendent plus rien du système parlementaire. Son biographe émet l’hypothèse que son adhésion au fascisme résulte de sa profession : l’architecture. Et la véritable foi en elle qu’il ne cesse d’exprimer. De quoi s’agit-il ? De la recherche de l’ordonné et du fonctionnel, deux valeurs portées par le discours du fascisme et constitutives de sa conception de l’architecture. En effet, le rationalisme anime une grande partie de l’architecture de cette période, aussi bien en France avec Le Corbusier, qu’en Allemagne avec le Bauhaus, que dans la Russie révolutionnaire avant l’hiver stalinien et son architecture monumentale à la gloire du Parti. Or, le fascisme italien n’a pas de véritable doctrine fondant un tel rationalisme, aussi Pagano va tenter de le théoriser dans ses articles de Casabella et dans ses projets d’architecte.
Architecture rurale
Giuseppe Pagano et Guarniero Daniel réalisent une exposition pour la Triennale de Milan en 1937 sur l’architecture rurale et à cette occasion conçoivent ce catalogue, enfin traduit en français. Ils ont sillonné toute l’Italie et abondamment photographié cette architecture rurale humble, sans qualité, souvent méprisée par les tenants d’un académisme ampoulé, alors qu’elle exalte le savoir-faire de ses constructeurs. « Cet immense dictionnaire de la logique constructive de l’homme, écrivent-ils, créateur de formes abstraites et de fantaisies plastiques explicables par des liens évidents avec le sol, le climat, l’économie, la technique, s’ouvre devant nos yeux avec l’architecture rurale. » Celle-ci, observent-ils « représente la première victoire immédiate de l’homme qui tire sa subsistance de la terre. Victoire dictée par une nécessité, mais gorgée d’évolution artistiques. » Les toits et leur revêtement, les cheminées, les maisons à étages, les voûtes, les escaliers, les terrasses, les galeries, les balcons, sont prétextes à valoriser l’inventivité populaire, le savoir-faire de ces paysans, l’habitabilité de leurs demeures. Les photographies, subtilement cadrées, de Pagano enrichissent ce catalogue raisonné d’une architecture sans architecte, nous dirions, à présent, d’une architecture vernaculaire collant au mode de vie des habitants tout autant qu’au paysage, qu’elle contribue à révéler et embellir. Dans un court texte joint, Pagano expose sa philosophie : « Entre les bâillements de la photographie officielle et les dangers de la vulgarité de carte postale, je navigue avec plus ou moins de prudence, dans ma chasse aux impressions vives. Ma complexion naturelle me protégeant de toute faiblesse à l’endroit d’une fausse archéologie, je peux dormir à l’ombre de Ségeste ou naviguer sur le fauteuil noir d’une gondole sans perdre pour autant ma conscience d’architecte moderne. » L’éditeur ajoute une brève biographie de Pagano par Gabriella Musto ; une réflexion d’Antonino Saggio ; « une lettre à propos de Giuseppe Pagano » par Giulio Carlo Argan, historien de l’art et un vibrant hommage à Pagano par Alessandro Mauro. Ces ajouts sont essentiels à la compréhension de l’oeuvre de Pagano et aussi de l’architecture italienne de cette période particulièrement troublée. Ils montrent que le régime fasciste n’a pas vraiment imposé ses marques dans les campagnes, que la vie rurale se maintenait et avec elle, son architecture digne en matériaux locaux. Ce catalogue vibre de l’esprit de ces bâtisseurs anonymes qui offrent aux « arts et traditions populaires » un incroyable florilège.
Riccardo Mariani, Giuseppe Pagano, architecte fasciste, antifasciste, martyr, traduction de l’italien et introduction par Christophe Carraud, Trocy-en-Multien, Éditions Conférence, 2023, 256 pages, 21 euros.
Giuseppe Pagano et Guarniero Daniel, Architecture rurale italienne, traduction de l’italien par Christophe Carraud, Trocy-en-Multien, Éditions Conférence, 2023, 230 pages, 29 euros.