Du lisible au visible

« H2O Les eaux de l’oubli » d’Ivan Illich

Laurent Pinon | 7 avril 2020

Introduction

H2O Les eaux de l’oubli est le premier livre d’une toute jeune maison d’édition Terre Urbaine créée par Anne-Solange Muis, ancienne rédactrice en chef du magazine EcologiK, avec la collaboration de Thierry Paquot, philosophe de l’urbain et directeur de collections. En tant qu’ami et fin connaisseur de la pensée d’Ivan Illich, il préface cette nouvelle édition de H2O, écrit une première fois en 1985 par l’auteur, en américain, et enrichie quelques années plus tard, en français, lors de sa traduction par Maud Sissung en 1988. Cette nouvelle édition est dessinée avec graphisme et élégance, et propose une mise en page dynamique et contemporaine. La couverture du livre, avec ses lettres rappelant le titre et surimprimées en blanc, tracées subtilement sur la pleine page turquoise, donne une certaine profondeur au sujet et annonce une plongée dans la pensée de l’auteur, qu’on se plaît à suivre dans les méandres dessinés par les pages.

Le récit commence en 1984 à Dallas aux États-Unis, alors métropole texane de près d’un million d’habitants, en plein boom immobilier. Plusieurs lacs-réservoirs artificiels sont créés au début du XXe dans la périphérie et un groupe de résidents porte depuis 70 ans le projet d’un lac à l’alimentation artificielle « en plein cœur de la ville ». L’eau n’est néanmoins pas absente de Dallas, puisque le fleuve Trinity la traverse, mais reste difficilement accessible avec ses digues protégeant des inondations. Illich, qui a 58 ans à l’époque, et « ne souhaitait plus se disperser », accepte néanmoins l’invitation du Dallas Institute of Humanities and Culture pour « apporter son concours au débat sur le projet de lac ». Les promoteurs souhaitant sa création y voient un levier pour le développement économique tandis que ses opposant perçoivent une dépense publique démesurée. Par contre, le fait de submerger « une douzaine de pâtés d’immeubles du centre-ville » ne semble pas être un obstacle au projet puisque « la beauté naturelle d’une pièce d’eau serait une source d’élévation morale dans la vie civique de Dallas ». Pour Ivan Illich, la problématique posée par le projet de lac n’est pas seulement la place de l’eau dans la ville mais plutôt le processus même de construction de cette ville : « l’espace de Dallas n’est pas seulement aseptisé […], mais encore « humano-immun » : il est cuirassé contre la défiguration qu’entraine le contact avec la vie ». Le ton est donné. Sa contribution au débat sera un voyage dans le temps et l’espace des villes, nourri par ses connaissances et expériences encyclopédiques.

L’eau dont nous sommes en quête, c’est le fluide qui trempe les espaces, intérieur et extérieur, de l’imagination.

Ivan Illich, H2O Les eaux de l’oubli, p. 42

L’Eau et les Rêves (1942) du philosophe Gaston Bachelard est une référence partagée avec les commanditaires et représente pour Illich une base opportune pour appuyer les trois étapes de sa pensée. Il souhaite s’attarder sur « la nature de l’espace de vie des humains », puis examiner « trois sortes d’espaces urbains typiques » et conclure sur la « récupération de l’eau du rêve par l’enfant de la ville. » La plongée dans les abysses de sa pensée est directe, et chaque chapitre se lit avec délectation, tant l’auteur, didactique, assemble patiemment son raisonnement transversal sur la place de l’eau dans les villes. Illich exhume les récits de la mythologie grecque sur la fondation même des villes. Il révèle le système élaboré d’adduction d’eau à Rome en l’an 97, « devenue une ville millionnaire » près de deux millénaires avant Dallas, tout comme le raffinement des jardins de princes musulmans à l’irrigation maitrisée. Puis il est question de la fange des villes, de leur odeur comme de celles des individus, morts ou vivants. Passant d’un siècle à l’autre, comme d’une ville à l’autre, Illich rappelle les usages de l’eau, son traitement et sa distribution. Il insiste sur celui de la toilette, qui conduira en quelques sortes à « la transformation de H2O en produit détachant ». L’histoire urbaine récente et la croissance fulgurante des villes aux Etats-Unis est très clairement mise en avant dans ce processus. Les 27 chapitres représentent ainsi autant d’étapes qui reviennent in fine subtilement aux Etats-Unis et, dans l’ultime phrase de conclusion, à Dallas. Son invitation à la connaissance est mise en exergue par la profusion des notes. Elles sont judicieusement regroupées à la fin de l’ouvrage pour former un corpus à part entière.

Le livre ne le mentionne pas, mais il est fort à parier que la crise des caisses d’épargne qui commençait au milieu des années 1980, entrainant une récession dans son sillage, ait mis un terme au projet. À l’image des initiatives de reconquête des berges des fleuves qui s’imposent dans les métropoles aujourd’hui, la ville de Dallas souhaite, non sans débats, réaménager le lit du fleuve Trinity. Qu’en penserait Ivan Illich s’il était encore parmi nous ?

Ivan Illich (1985), H2O Les eaux de l’oubli, traduction de Maud Sissung (1988), préface de Thierry Paquot, « L’Esprit des Villes », Terre Urbaine, 2020, 160 pages, 14,50 euros.