L'utopie ou la mort

Individus, organisations et territoires : pour un droit au temps

Collectif | 10 juin 2020

Introduction

Tribune. Le confinement et le développement du télé-travail ont bouleversé certes notre rapport à l’espace mais aussi au temps comme l’expliquait Thierry Paquot dans nos colonnes en pointant l’entremêlement des territorialités et temporalités de nos existences. Cette tribune signée par plus de 150 élus et chercheurs (dont quelques amis de Topophile) appelle « à inscrire la dimension temporelle dans l’ensemble des politiques publiques locales ».

Dans le monde d’avant Covid-19, le rapport au temps des citoyens était marqué par un double ressenti : celui d’une accélération non contrôlée des rythmes de vie et celui d’une pénurie temporelle. L’intrusion croissante des nouvelles technologies dans nos vies personnelles et dans le fonctionnement des entreprises en était une des causes, une des conséquences en était le brouillage des frontières entre travail et hors travail.

En amenant les individus à travailler durant les moments préalablement dévolus aux temps libre et personnel (le soir, la nuit, le dimanche etc.), cette flexibilisation du temps de travail a entraîné une perte des repères temporels. Y contribue également l’organisation sociale du temps sur les territoires - les horaires des services publics et marchands, les horaires scolaires ou des crèches, ceux des transports – inadaptée à l’évolution des modes de vies induite par ces mutations et amplifiée par la rétraction des services publics après plusieurs décennies d’assèchement de leurs moyens.

La crise sanitaire actuelle n’a pas fait disparaître tous ces constats. Certains ont même été accentués, notamment le brouillage des frontières entre temps de travail, temps éducatifs, temps familiaux, temps de loisirs, tous circonscrits dans l’espace domestique pour une grande partie de la population. D’autres, tout au moins pour les personnes confinées, ont disparu comme par enchantement, en particulier celles induites par les déplacements domicile-travail et leur articulation avec les autres obligations de la vie quotidienne. À une société de la vitesse et des mobilités tous azimuts a pu se superposer une société de la lenteur et de l’immobilité.

Dimension temporelle de la sortie de crise

Ces inflexions soudaines dans nos modes de travailler, de nous déplacer, de consommer, d’habiter nourrissent des réflexions sur le «monde d’après». La dimension temporelle de sortie de la crise est manifeste : on encourage le télétravail, le lissage des heures de pointe dans les transports, de nouvelles configurations temporelles de présence dans les espaces de travail, mais également dans les commerces, les cafés, les restaurants, les espaces sportifs et socioculturels. Mais dans l’esprit de la plupart de ceux qui préconisent ces tactiques de sortie de crise, il ne s’agit là que de mesures transitoires avant de retrouver l’habitus du « monde d’avant ».

Pour nous, signataires, elles sont au contraire les éléments d’une stratégie plus globale de réinvention de nos manières de faire société qui a été expérimentée dans nombre de collectivités territoriales en France et dans d’autres pays européens. En effet, suivant l’exemple précurseur italien des « Tempi della città » apparu dès le début des années 1990, des initiatives locales ont vu le jour, essentiellement à l’échelle communale ou intercommunale. Elles visaient à réduire les inégalités de genre et sociale en matière d’usage du temps et d’accès aux différents services du territoire. Ces politiques temporelles locales se donnaient pour objectif une amélioration de la qualité de vie et plus d’égalité entre les citoyens à travers une meilleure gestion individuelle et collective des rythmes du territoire.

Elles ont encouragé des pratiques de travail plus adaptées aux contextes organisationnels et territoriaux, notamment la pratique du télétravail de préférence dans des tiers lieux. Elles sont à l’origine de politiques de mobilité plus diversifiées et plus écologiques, comme le lissage des heures de pointe à travers l’étalement du début des heures de cours à l’Université de Rennes, Poitiers ou Montpellier. Ces initiatives relayées d’une collectivité à l’autre ambitionnent désormais la désynchronisation des heures de début et de fin du travail des grands générateurs de mobilité via une concertation territoriale de proximité. Ces politiques produisent un aménagement urbain favorisant l’usage des modes alternatifs à la voiture individuelle et des pratiques de mobilité adaptées aux caractéristiques du territoire.

La réussite de ces politiques temporelles locales repose sur l’observation fine des rythmes des territoires, sur l’adaptation de l’offre des horaires des services publics et privés à ces rythmes de vie, sur l’articulation entre le temps professionnel et le temps personnel. Elles s’appuient aussi sur trois orientations orchestrées par les « bureaux des temps » (services dédiés aux questions temporelles dans les collectivités) : transversalité entre les différents services de la collectivité locale, co-construction des projets avec les habitants, expérimentation réversible.

Ces initiatives sont malheureusement demeurées trop peu nombreuses dans un contexte marqué par l’accélération de la vie quotidienne et la recherche immédiate du profit. Dans un monde où la recherche de croissance économique et la quête perpétuelle d’optimisation du temps paraît de plus en plus déraisonnée, donnons un nouvel élan aux politiques temporelles en les adossant à deux concepts étroitement complémentaires : le droit au temps et la transition sociale et écologique juste.

Les collectivités locales ont un rôle essentiel à jouer pour garantir un droit au temps pour chaque citoyens-nes, améliorer l’accessibilité des services et lutter contre les inégalités temporelles. L’impératif d’une transition sociale et écologique face au défi du changement climatique constitue l’autre raison de donner un nouvel élan aux politiques temporelles locales. Repenser la localisation de nos activités (production, travail, consommation…) dans un périmètre de distance-temps sur le modèle de la « ville du quart d’heure » permet de conforter la proximité tandis que la polyvalence des usages permet de limiter le recours à de nouvelles infrastructures dispendieuses en ressources naturelles et financières. Les membres de l’association nationale Tempo Territorial pour le « Droit au temps » et les signataires de cette tribune appellent les nouveaux élus municipaux et intercommunaux à inscrire la dimension temporelle dans l’ensemble des politiques publiques locales.

Tribune initialement publiée dans Libération

Nathalie Appéré, maire de Rennes ; Jean Yves Boulin, chercheur et sociologue, vice-président de Tempo Territorial ; Dominique Bourg, philosophe, Lausanne ; Gilles Clément, paysagiste, Paris ; Daniel Cueff, ex-maire, Langouët ; Luc Gwiazdzinski, géographe, Grenoble ; Edmond Hervé, maire honoraire de Rennes ; Olivier Jacquin, sénateur de Meurthe-et-Moselle ; Katja Krüger, maire adjointe à Rennes et Présidente de Tempo territorial ; Christine Leconte, architecte et président du CROAIF, Paris ; Thierry Paquot, philosophe, Choisy-le-Roi ; Eric Piolle, maire, Grenoble ; Dominique Royoux, géographe, Poitiers, vice Président de Tempo territorial ; Cédric Szabo, Directeur des maires ruraux de France ; Patrick Vassallo, maire-adjoint, Saint-Denis, Vice-président de Tempo Territorial ; Boris Vallaud, député des Landes ; Jean-Jacques Wunenberger, philosophe, Lyon. Liste complète des signataires