Introduction
C’est à la fin du XXe siècle, que je propose, sans succès, d’appliquer la chronotopie à n’importe quel projet d’architecture, de paysagisme ou d’urbanisme. Suite à mes lectures de Gaston Bachelard (la « topo-analyse » et la « rythmanalyse ») et de Henri Lefebvre (la « rythmanalyse » et la « production de l’espace »), je suis persuadé qu’il nous faut combiner le temps (chronos) et le lieu (topos), sachant que toute temporalité possède sa territorialité et inversement, pour rendre hospitalier tout endroit. Or, je constatais alors, comme encore à présent, que lorsqu’on dessinait une place, par exemple, l’on choisissait sur un catalogue aussi bien le revêtement du sol que le mobilier urbain, le type d’éclairage que les futures plantations, sans préalablement enquêter sur les attentes des habitants, celles des visiteurs ou des passants, pas plus que sur les pratiques inédites qui peuvent s’y déployer.
L’approche chronotopique vise précisément à connaître les usages temporalisés et genrées des lieux fréquentés par des publics. Pour le dire autrement, il s’agit d’observer la vie d’un lieu sur vingt-quatre heures, en distinguant le jour de la nuit, les jours de la semaine (car un lundi n’est pas un mercredi qui n’est pas un dimanche, etc.) et les saisons (deux ici, quatre là, six et huit ailleurs). Ces observations (photographiées, cartographiées, consignées, analysées, décrites, fictionnées...) vont nourrir les praticiens (architectes, designers, concepteurs-lumière, paysagistes, écologues, artistes…) mobilisés pour projeter et réaliser un ménagement urbain, élaborer une certaine configuration, choisir des revêtements ad hoc, planter les « bonnes » espèces végétales, concevoir le mobilier urbain le mieux adapté aux situations et aux passants (petits et grands), décider de son éclairage, faciliter sa mutation et ses éventuels réemplois. « Ménagement », dérive du verbe « ménager », et veut dire « prendre soin », des gens, des lieux, des choses et du vivant. À cette chronotopie « technique », il faut conséquemment articuler la chronotopie politique (le calendrier des échéances électorales, le temps de la concertation, les processus participatifs, etc.) et la chronotopie écologique, le temps plus long de l’adaptation et des changements…
La prise en considération des âges de la vie appartient aussi à la chronotopie, d’autant que les villes dorénavant sont principalement fréquentées le jour, d’inactifs (population vieillissante, enfants, chômeurs, SDF, etc.). L’urbanisme, ce moment occidental et masculin de la fabrique de la ville productiviste, s’intéresse en priorité aux actifs (en bonne santé et solvables). Il recherche la plus grande rationalité fonctionnelle au nom précisément de la rentabilité, d’où, par exemple, le zonage, cette répartition du territoire urbain selon les activités (travailler, se loger, consommer, se distraire, étudier, etc.). Avec le vieillissement de la population, les évolutions des modes de vie, les modifications structurelles qui affectent le « monde » du travail salarié, les rythmes de la ville se diversifient, au point qu’on a pu parler, il y a une vingtaine d’années de « la ville 24 h sur 24 », sans se préoccuper de celles et ceux qui la faisaient « tourner », pour la seule satisfaction des nantis. La chronotopie est donc une démarche ouverte, prenant en compte tous les aspects de la vie d’un lieu, la place de la nature (faune et flore) avec ses chronobiologies spécifiques et bien sûr les répercussions du dérèglement climatique, pour offrir à chacune et chacun le plus large éventail de possibilités et de mieux-être urbain. Cette approche chronotopique s’appuie sur les « Maisons des temps » (qu’on désigne parfois par « bureaux des temps ») tout en contribuant à leur renforcement. Là aussi, le chantier ne fait que commencer, il existe trop peu de « Maisons des temps » pour harmoniser les temporalités sociales entre elles (les horaires des employeurs, transporteurs, administrations et services, commerces…) aux rythmes individuels, tout en économisant de l’énergie.
Qu’on se le dise : la chronotopie aménise les lieux urbains, ne standardise pas, mais ouvre à la diversification des usages...
Lectures
Bachelard Gaston (1957), La Poétique de l’espace, Paris, PUF.
Lefebvre Henri (2019), Éléments de rythmanalyse et autres essais sur les temporalités, Préface de Claire Revol, Postface de Thierry Paquot, Paris, Eterotopia.
Grossin William (1996), Pour une science des temps. Introduction à l’écologie temporelle, « Travail », Toulouse, Octares.
Gwiazdzinski Luc (dir) (2017), Chronotopies. Lecture et écriture des mondes en mouvement, Grenoble, Elya Éditions.
Lemarchand Nathalie, Mallet Sandra, Paquot Thierry (dir) (2016), En quête du dimanche, Gollion (CH), Infolio.
Lyon Dawn (2019), What is Rhytmanalysis? Londres, Bloomsbury Academic.
Mallet Sandra (2014), « Vie urbaine et temps communs », Esprit, n°12, pp.36-45.
Paquot Thierry (dir) (2001), Le Quotidien urbain, essais sur les temps des villes, Paris, La Découverte.
Paquot Thierry (2010), L’Urbanisme c’est notre affaire ! Nantes, L’Atalante.
Paquot Thierry (2016), Un Philosophe en ville, Gollion (CH), Infolio.
Paquot Thierry (2017), Dicorue. Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains, Paris, CNRS-éditions.
Paquot Thierry (2018), « Territorialités et temporalités de l’existence. L’épreuve de l’expérience ou comment combiner rythmanalyse et topo-analyse », Rythmananlyse(s). Théories et pratiques du rythme, ontologie, définitions, variations, sous la direction de Jean-Jacques Wunenburger et Julien Lamy, Lyon, Jacques André éditeur.
Paquot Thierry (2020), Mesure et démesure des villes, Paris, CNRS éditions.