Nouvelles de nulle part
La frugalité: encore ? toujours ? plus que jamais !
Alain Bornarel Dominique Gauzin-Müller Philippe Madec | 7 février 2020
Introduction
À l’occasion des deux ans du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative, Topophile interroge ses co-auteurs Alain Bornarel, Dominique Gauzin-Müller et Philippe Madec, trois irréductibles pionniers et inlassables avocats de la cause environnementale et de l’architecture frugale. Chaque jour des architectes (35 % des plus de 8 000 signataires), des ingénieurs, paysagistes, artisans et autres personnes exerçant (23%) ou étudiant (7%) dans le milieu de la construction et de l’aménagement du territoire, mais aussi des individus de la maîtrise d’usage (25 %) signent le manifeste. Depuis janvier 2018, 25 groupes locaux se sont formés et deux rencontres nationales se sont tenues. La prochaine se déroulera à Paris à l’automne 2020.
Pour une éthique de la bienveillance
Il y a deux ans, vous dressiez un portrait désastreux de la situation tout en restant optimistes. Deux COP infructueuses et inutiles plus tard, alors que Jean Jouzel, que vous citiez, déclare que l’objectif d’un réchauffement climatique maîtrisé à +2° sera difficile à tenir, que « sans action, on va dans le mur » et alors que nous assistons à des feux de forêts d’ampleur inédite qui semblent donner le ton des années à venir, que conservez-vous de votre optimisme d’alors ?
[Alain Bornarel] Il faut conserver un activisme optimiste. Et, même s’il n’y a pas grand-chose de spontané à attendre du côté des décideurs publics et privés, il y a quelques raisons de rester optimiste. En deux ans, l’opinion publique a fortement évolué et l’engagement de la jeunesse n’en est qu’un indice parmi d’autres. En deux ans, dans notre milieu professionnel, la frugalité est devenue une référence, au moins verbale. En deux ans, 8 000 signataires se sont engagés à la mettre en pratique, et on ne compte plus les opérations bioclimatiques et biosourcées. Cette double pression d’une opinion publique de plus en plus lucide et de professionnels de plus en plus engagés fera plier les défenseurs du statu quo même verdi.
[Philippe Madec] Nous sommes des glaneurs et glaneuses, nous faisons avec ce qui reste de nature et d’humanité tout en sachant le fardage de la Terre et des habitudes humaines. Nous sommes des acteurs pas seulement indignés, mais engagés. Nous avons fait le choix d’une éthique de la bienveillance, elle est à l’œuvre dans nos réalisations responsables. Nous savons faire autrement qu’aux siècles passés pour « donner deux fois plus de bien-être en consommant deux fois moins de ressources » (Factor 4, Club de Rome). Que faire ? Baisser les bras face à cette certitude que le XXIesiècle sera un siècle de combat ?
[Dominique Gauzin-Muller] Bien sûr, la transition avance trop lentement, et les milliers de jeunes qui manifestent en Europe ont raison de nous rappeler que nous mettons ainsi leur avenir en danger. Bien sûr, les évolutions autour de la RE 2020 (1) sont tout à fait scandaleuses et il faut soutenir les associations qui les dénoncent. Mais quand on regarde en arrière, on remarque quand même que la situation est en train de changer dans le bâtiment, et aussi dans les transports et dans l’alimentation. Il y a quinze ans, personne ne parlait d’autopartage, de covoiturage, d’AMAP ni de circuits courts. Aujourd’hui, les jeunes ne rêvent plus d’avoir une voiture, la consommation de viande baisse et les villes du Grand Paris construisent des écoles en bois, en paille et en terre.
Vers des établissements humains autonomes
Au cours de l’année passée, le mouvement des « gilets jaunes » a mis sur la table, de manière répétée, les inégalités territoriales – pourtant connues et favorisées par nos élus et hauts fonctionnaires depuis des décennies – qui déchirent la France. Quel serait cet aménagement frugal des territoires ou urbanisme communal frugal dont vous proposez une « charte » ?
[P.M] Ce serait un projet qui fait le deuil de l’aménagement machiniste du territoire, qui arrête de croire que les seuls artefacts peuvent rapprocher le monde des gens ; qui refuse l’urbain comme seul horizon moderniste de l’humain et éclate de rire à l’énoncé de la statistique de l’INSEE d’une France dont la population serait urbaine à 77,6 % ; qui cesse l’opposition stérile entre ville et campagne et revient à la notion d’établissement humain ; qui s’investit dans une retrouvaille de toutes les richesses des territoires.
[A.B] Au-delà de leurs multiples revendications, les « gilets jaunes » réclament de la considération pour leur territoire. Ce retour au territoire est aussi au cœur de la priorité aux circuits courts en alimentation, de la défense des services publics décentralisés (notamment pour la santé), mais aussi du refus des grosses machines de production énergétique nucléaires ou thermiques au profit de la production décentralisée d’énergies renouvelables. L’autonomie de chaque territoire n’est certes qu’une utopie, mais la recherche d’un meilleur équilibre entre les besoins réels et les ressources d’un territoire est le premier pas vers la frugalité.
[D.G-M] La fermeture des services publics dans les provinces françaises et leur concentration dans quelques métropoles est une erreur fondamentale. Elle a fait naître un sentiment d’injustice qui a mené certains à des protestations violentes, mais qui a suscité chez d’autres des initiatives citoyennes créatives et inspirantes. L’aménagement frugal des territoires est déjà en route dans le Nord, à Loos-en-Gohelle, et en Bretagne, à Langouët, Guipel et Hédé-Bazouges. Ce n’est pas un hasard si les deux premières rencontres de la Frugalité heureuse et créative se sont déroulées dans ces bourgs. Nous aurions pu aller aussi en Alsace, à Ungersheim et Kingershein, ou à Saillans, dans la Drôme. On nous prédit qu’en 2050, 75 % de la population mondiale sera urbaine. Non seulement ce n’est pas souhaitable pour la qualité de vie, mais en plus, c’est irréaliste. Les changements climatiques vont nous obliger à vivre en petites unités plus autonomes (matériaux de construction, alimentation) et plus résilientes, car plus solidaires.
Vers une culture partagée
L’année passée a également vu se mobiliser les « jeunes » pour le climat, pourtant on constate que l’enseignement de l’architecture dans les écoles – à l’exception de quelques professeur·e·s militant·e·s – est encore et toujours celui du siècle passé. Pourtant, vous le rappelez, des approches, des méthodes et des solutions alternatives sont connues et reconnues. « L’engagement collectif et individuel s’impose », insistez-vous : comment donc généraliser ces pratiques ? Que faire face à une génération d’enseignant·e·s qui perpétuent ce modèle productiviste ? Les architectures alternatives doivent-elles développer leurs propres écoles alternatives ?
[D.G-M] Il ne faut pas oublier que dans les années 1970 et 1980, après les chocs pétroliers, plusieurs laboratoires ont été créés sur le bioclimatisme (à Toulouse et Marseille), sur la construction en terre à Grenoble, etc. Mais ces pionniers ont été marginalisés dès que le prix de l’énergie a baissé. Au début des années 2000, certains ont recommencé à parler d’écologie, dont Philippe à l’ENSA de Lyon et moi à l’ENSA de Nancy. En 2006, l’Appel de Nancy pour la généralisation de l’enseignement du développement durable dans les écoles d’architecture a recueilli plus de 600 signatures. Depuis, les choses évoluent, même si ce n’est pas à la hauteur des enjeux.
[P.M] Il existe depuis 2017 un réseau baptisé ENSAÉCO, qui fait lien entre les enseignants et les élèves des écoles déjà attachés à une pédagogie propre à l’écoresponsabilité.
[D.G-M] Ce réseau, auquel nous appartenons tous les deux, a publié fin 2019 un Livre vert (2) présentant 20 « mesures basculantes » (3), établies de manière collaborative lors des rencontres de Lyon en 2017 et de Nancy en 2018, et soutenues par le ministère de la Culture. Le nombre d’enseignants engagés dans chaque école est faible, mais les étudiants sont demandeurs.
[P.M] De plus en plus d’écoles installent dans leurs pédagogies, dès la licence, l’obligation de suivre un enseignement ad hoc. Au-delà, l’enjeu est la construction collective d’une culture partagée de l’action écoresponsable ; elle ne se produit pas que dans les écoles, mais aussi sur le terrain, dans les associations, les rencontres, les actions. L’émergence de cette culture partagée produira l’effet de massification nécessaire.
[A.B] Je n’ai que peu d’expérience en formation initiale mais je fais beaucoup de formation continue, et les architectes sont très demandeurs sur la frugalité. Il y a 2 ou 3 ans, les stagiaires demandaient ce qu’est la frugalité. Aujourd’hui, ils disent : « La frugalité, j’en ai fait ».
Au-delà de l’acte de bâtir
Lors des dernières rencontres de la frugalité, vous remettiez en question l’acte même de bâtir. L’architecture, aussi frugale soit-elle, pourra-t-elle jamais être écologique ? Faut-il encore construire ?
[A.B] Quand nous nous sommes demandés « Faut-il encore construire ? », nous pensions surtout « Faut-il encore construire du neuf ? » Aujourd’hui, beaucoup de gens ne sont pas logés ou mal logés. Beaucoup de besoins « communs » ne trouvent pas de lieu pour s’abriter. Et en même temps, beaucoup de bâtiments existants ou de friches urbaines ne demandent qu’à être mieux utilisés. Nous ne sommes cependant pas des fondamentalistes de l’écologie. Une architecture qui tient compte du contexte en poussant au plus loin la conception bioclimatique, la réduction des besoins énergétiques et le recours aux matériaux à faible impact est aussi une architecture frugale.
[P.M] L’architecture n’est pas que l’acte de bâtir. C’est « prendre l’effet pour la cause » disait Boullée au XVIIIesiècle. Kenneth Frampton le rappelle en 1966 : « Une théorie satisfaisante de l’architecture, et plus particulièrement du domaine propre à l’architecture, nous fait défaut. On ne trouve pas une seule théorie moderne qui parvienne même à la distinction entre architecture et construction » (4).L’architecture comme art de bâtir vert y répond davantage. L’architecture est une installation de la vie, dans une structure spatiale signifiante, avec bienveillance. En ce sens, elle est de plus en plus requise. La grande tâche est la réhabilitation, le retour en estime du monde déjà là.
[D.G-M] Aujourd’hui, le besoin en logements est surtout important dans les métropoles, où la population s’agglutine à la recherche d’un emploi. Le numérique permettrait de décentraliser le travail dans des bureaux ou des ateliers de coworking pour dynamiser les villes petites et moyennes. Cela redonnerait vie à leur centre-bourg en recréant commerces de proximité et services dans des locaux aujourd’hui délaissés, et en réhabilitant des immeubles de logements abandonnés. Rapprocher habitat et travail réduit les déplacements ainsi que la pollution, le gaspillage d’énergie et le stress qui va avec.
Hors des sentiers normés
Vous distinguez notamment trois domaines, qui par ailleurs suscitent beaucoup de recherches, dans lesquels la frugalité peut se manifester : l’énergie (bioclimatique), la matière (bio- et géo-sourcés) et la technique (low-tech). Est-ce suffisant pour changer de modèle ? Ne craignez-vous que l’architecture se pare de ces nouvelles solutions, comme de labels, pour mieux perpétuer le modèle dominant ?
[D.G-M] En effet, tout le monde n’a pas encore compris que la démarche environnementale ne se résume pas à l’accumulation de « signes extérieurs de développement durable », mais commence dès le choix de l’implantation et la rédaction du programme et demande une approche holistique rassemblant tous les acteurs, dès l’amont, dans un partage bienveillant des compétences.
[A.B] Ne nous faisons pas d’illusions. Quand elle sera suffisamment sortie de la marginalité pour devenir un marché, la frugalité sera dévoyée, figée, normalisée, standardisée comme l’ont été la qualité environnementale, le passif ou l’énergie positive. Et il y aura toujours des maîtres d’ouvrage et des concepteurs pour s’en satisfaire. Mais il y en aura aussi toujours d’autres pour faire le pas de côté nécessaire et sortir des sentiers normés. À nous de faire qu’ils soient le plus nombreux possible, et de défendre une conception de la frugalité créative, vivante, libre, fructueuse… Que cent fleurs s’épanouissent.
[P.M] La frugalité heureuse et créative amène au projet partagé, à la réhabilitation comme priorité, à la fin de la monoculture du béton, à un XXIesiècle biosourcé, décarboné, à un recul de la fascination pour la machine. Pas de labels pour cela, mais l’envie de rupture, de libération et d’émancipation des acteurs. Comme l’ICEB le dit (et l’a écrit dans la brochure Hors la loi pour faire avancer la loi (5), et comme l’illustre Daniel Cueff, le maire de Langouët, les actions justes permettent de faire changer les lois et les labels.
[D.G-M] À travers un prix, un livre et une exposition itinérante, le TERRA Award (6) puis le FIBRA Award (7) ont démontré la richesse créative de bâtiments en terre crue et en fibres végétales dans le monde entier. L’intérêt que des maîtres d’ouvrage publics, des promoteurs privés, des aménageurs et des majors du bâtiment commencent à porter au bois, à l’isolation en paille, aux blocs de terre comprimée et à la terre coulée montrent qu’ils ont compris que les pratiques actuelles ne sont plus viables et qu’ils cherchent des alternatives. Philippe travaille actuellement à une médiathèque avec des murs en terre coulée pour la Ville de Paris !
Des politiques locales
Si le succès du manifeste est réjouissant, des politiques « frugales » en matière d’architecture et d’aménagement sont-elles initiées en France, en Allemagne, en Autriche ou en Belgique, des pays que vous connaissez bien ?
[A.B] Pour ce qui est de la France, je ne vois pas de politique « frugale » à l’échelle nationale. Ce que nous dénoncions il y a deux ans dans le Manifeste reste d’actualité. Encore plus de belles paroles, mais toujours pas grand-chose dans les actes. On attend toujours le financement des 500 000 logements réhabilités par an, promesse déjà dénoncée par Nicolas Hulot. On n’attend plus rien de la future RE 2020, qui marquera le retour du chauffage électrique et la massification de la clim. Les pouvoirs publics ont ainsi signé, en total déni de la réalité actuelle de cette filière, le choix définitif du nucléaire et le renoncement à toute réduction drastique des consommations. Mais s’il n’y a rien à attendre du côté national, plein de choses intéressantes se passent dans les collectivités territoriales grandes et surtout petites.
[P.M] Les politiques nationales peinent à franchir le pas. Il n’est qu’à observer les COP et la difficulté pour les États européens d’appliquer les directives de la Commission. Ce que nous attendons des lois et des états est de ne pas empêcher les initiatives locales, régionales de se déployer. Les lobbies n’ont pas de souci à influencer la porte unique qu’est l’État. Quand les décisions sont pixellisées sur le territoire, leur travail de sape échoue.
[D.G-M] L’exemple le plus inspirant que je connaisse est le Vorarlberg, petite région autrichienne de 400 000 habitants. Depuis les années 1980, des professionnels engagés y ont construit des milliers d’exemples d’habitat, d’équipements, de bureaux, d’usines et de commerces conçus selon une approche écoresponsable, en tissant des liens entre le site, les matériaux, l’énergie et l’usage. Ce territoire alpin vise l’autonomie énergétique en 2050, selon les mêmes principes que le scénario négaWatt: sobriété, efficacité, énergies renouvelables. Et comme il implique tous les secteurs de la société, en commençant par les enfants de maternelle, il est bien parti pour y arriver. Si l’exemple du Vorarlberg est si encourageant, c’est qu’il est à la fois champion pour la transition écologique, pour le développement économique et pour la qualité de vie.
Le manifeste
Quel avenir se dessine pour le manifeste lui-même et ses milliers de signataires en métropole, en outre-mer et à l’étranger ? Quels bénéfices peut-on tirer de la dimension internationale du manifeste ? La conception frugale est-elle internationale ? Vous avez souligné lors des rencontres que les femmes étaient majoritaires bien que le monde de la construction soit excessivement masculin. Quelle force peut en tirer le réseau ?
[D.G-M] La forte présence féminine aux rencontres n’est pas surprenante. Dans tous les domaines liés à l’écologie, les femmes sont plus impliquées que les hommes.
[P.M] La Frugalité Heureuse et Créative ne propose pas un projet générique qui répondrait à toutes les réalisations. Si elle peut être universelle, c’est parce qu’elle est une attitude, une manière d’être et de faire spécifique, attentive aux différences, à la terre et à l’humanité, à chaque lieu, chaque culture, chaque climat. Elle questionne l’esprit de systématisme : le machinisme, l’internationalisme, le productivisme, le bétonisme, l’industrialisme. Elle met en cause tout ce qui relève de la pensée paresseuse : « ce qui serait bon pour l’un devrait être bon pour tous ».
[A.B] L’avenir du Manifeste est dans ses groupes locaux de signataires. Plus de 25 groupes sont actifs à des échelles diverses : une région, un département, une ville, une discipline professionnelle. Leurs activités sont tout aussi diverses : échange d’expériences, visites d’opérations, établissement de répertoires ou de cartes locales d’activités frugales, etc. Il faut noter le succès du Manifeste dans les DOM-TOM, et particulièrement à la Réunion (83 signataires). Avec le réchauffement climatique, nous avons beaucoup à apprendre des expériences frugales en climat tropical. Enfin, 650 signatures viennent d’autres pays et une version du Manifeste moins franco-française est en cours d’élaboration.
[D.G-M] Pour disséminer les bonnes pratiques, nous sommes en train de préparer avec l’ICEB une exposition itinérante qui présentera une trentaine de bâtiments frugaux, essentiellement des lauréats des OFF du DD. Elle sera présentée en France dans les Maisons de l’architecture et les CAUE et tournera aussi dans les Instituts français d’outre-Rhin.
La frugalité
Pourquoi le terme frugalité et l’expression frugalité heureuse et créative ? Comment vous positionnez-vous par rapport à la simplicité volontaire des objecteurs de croissance, à la sobriété heureuse de Pierre Rabhi, à la prospérité sans croissance de Tim Jackson, à l’abondance frugale de Jean-Baptiste de Foucauld et de Serge Latouche ?
[A.B] Bien évidemment, la communauté des signataires est traversée par ces questionnements et les positionnements sont très divers. Pour ma part, je me situerais dans l’optique d’une société de progrès humain, social et écologique. Pas très sexycomme formulation, mais le concept n’est pas simple. Pour l’exprimer en « mots-obus », je suis pour la décroissance de certaines activités : celles qui, construites sur des besoins artificiels, créent de la précarité, de l’inégalité et détruisent la planète. Mais je suis pour la croissance d’autres activités, qui contribuent au bien-être : santé, éducation, loisirs, etc. Pourquoi ne pas parler de progrès, mais dans une vision holistique du progrès.
[P.M] Frugal et fructueux ont la même racine : frux-frugis en latin signifie le fruit. La frugalité est la récolte des fruits de la terre, heureuse quand elle ne blesse pas la terre et qu’elle rassasie ceux qui la font. C’est notre objectif. En ce sens c’est un progrès car le progrès peut aussi faire des progrès, passer d’une ambition machiniste et capitaliste à une orientation terrienne et humaniste. N’est-ce pas ?
[D.G-M] Nous n’avons pas hésité longtemps entre sobriété et frugalité, et nous avons vite choisi de la qualifier d’« heureuse » pour souligner qu’elle était choisie. Comme on ne peut pas croître indéfiniment sur une planète finie, surtout avec une évolution démographique exponentielle, la frugalité va forcément venir, et sans doute rapidement. Si elle est volontaire, en solidarité avec des êtres humains moins favorisés et avec les générations futures, elle participera à la création d’un modèle de société plus généreux et plus « durable ». C’est Gilles Berhault qui nous a proposé de qualifier aussi la frugalité de « créative », ce qui était une excellente idée. Pour moi, le mouvement marque le retour du vernaculaire, de l’exploration du génie du lieu et de la reconnaissance de l’intelligence de la main.
Propos recueillis par Martin Paquot et Raphaël Pauschitz.
Photographies
Pierre-Yves Brunaud
http://pierreyvesbrunaud.net/
Le manifeste
Le texte du Manifeste pour une frugalité heureuse et créative, publié le 19 janvier 2018, que l'on peut toujours signer.
Les auteurs du manifeste ont publié le 18 février 2020 une charte de 3 objectifs et 15 engagements pour un urbanisme communal frugal.
Notes
(1) Réglementation Énergétique 2020, qui doit entrer en vigueur en France en janvier 2021 et remplacer la Réglementation Thermique 2012.
(2) Dimitri Toubanos et Philippe Villien (dir.), Le livre vert, ENSAÉCO, 2019.
(3) Parmi ces « 20 mesures basculantes », en voici deux :
#1 Pour construire des processus pédagogiques collaboratifs, interdisciplinaires et interculturels, mettre en place, dès la première année, des pratiques coopératives et créatives pour interroger l’utilisation des ressources et expérimenter les matériaux favorisant la transition écologique.
#7 Pour mettre en œuvre la transition écologique par l’expérimentation et la recherche, mettre en place en master des expérimentations constructives, sociales et sensibles réelles, à l'échelle du territoire et avec des partenaires divers.
(4) Kenneth Frampton, “Travail, Œuvre et Architecture” in Fr. Choay, R.Banham, G.Baird, A.Van Eyck, K.Frampton, J.Rykwert, N.Silver, Le sens de la ville, Traduit de l’anglais par J_P Martin, Seuil, 1972, p136.
(5) ICEB, Hors la loi pour dépasser la loi, volume 1, ICEB, 2017 et ICEB, Hors la loi pour dépasser la loi, volume 2, ICEB, 2018.
(6) Dominique Gauzin-Müller, Architecture en terre d’aujourd’hui, Museo, 2016 (édition augmentée).
(7) Dominique Gauzin-Müller, Architecture en fibres végétales d’aujourd’hui, Museo, 2019.