Introduction
Philosophe de la technique et de la culture, tchécoslovaque devenu brésilien pendant la Shoah, Vilém Flusser (1920-1991) n'a cessé d'interroger l'influence des technologies de l'information et des médias sur nos modes de connaissance, de perception et d'interaction avec le monde. Le présentant comme un précurseur atypique de l'écologie, les éditions Wildproject lui ont récemment consacré un recueil qui rassemble la traduction d'une dizaine de ses plus fulgurants textes des années 80-90. Parmi ceux-ci, nous vous proposons de découvrir les quelques fantasques pages qu'il consacre à l’architecture domestique ; un texte initialement paru dans la revue américaine d’art contemporain Artforum. Vilém Flusser nous y explique avec humour pourquoi la maison est selon lui devenue absolument obsolète au regard des valeurs qui façonnent notre société, et quelles formes créatives elle pourrait prendre pour leur correspondre… à nos risques et périls.
La maison, obsolète
Les êtres humains habitent – des nids, des grottes, des tentes, des maisons ou des cubes empilés les uns sur les autres. On pourrait même dire que l’acte d’habiter est inévitable car les gens ont besoin d’habitudes, parce que l’expérience ne prend sens pour nous qu’à travers la répétition habituelle. Les théories de l’information nous disent, par exemple, que ce n’est qu’à travers la répétition qu’un « bruit » devient une information. Néanmoins, la connaissance des théories de l’information n’est pas nécessaire pour comprendre qu’un vagabond qui n’a pas d’habitat traitera l’information différemment de ceux qui ont un chez-soi permanent. Les penseurs médiévaux croyaient que nous étions tous des touristes sans but, des Homines viatores ; que nous avions perdu notre chez-nous paradisiaque et devions errer à travers cette vallée des larmes que l’on appelle « le monde ». C’est pour cela que Maïmonide a écrit son Guide des égarés au XIIe siècle. De nos jours, nous avons nos Guides Michelin quand nous quittons nos foyers. Et pourtant, nous nous sentons toujours sans refuge, exposés, vulnérables. Peut-être est-ce parce que nos chez-nous ne sont plus habitables, et que nous devons jeter un regard critique sur nos foyers.
Une maison est traditionnellement composée d’un toit et de quatre murs. Le toit est un bouclier, conçu pour protéger les habitants de tout ce qu’il y a au-dessus, de tout ce qui est supérieur, que ce soit la Nature ou un Être supérieur. Ceux qui se cachent sous un toit sont les sujets des forces supérieures (et leur sont donc assujettis), et espèrent que ces forces, qu’elles soient grêle ou commandement, ne les trouveront pas. Le constructeur de toits, l’architecte, a longtemps été le plus important des artistes. Mais nous ne croyons plus aux forces supérieures. Nous sommes des peuples souverains, les sujets de personne, et n’avons plus besoin par conséquent d’un tel artiste. Un mur protège aussi les habitants de ce qu’il y a dehors. Il a deux côtés : l’extérieur fait face à « l’étranger dangereux » qui menace d’envahir ; l’intérieur fait face au natif autochtone. Le mur de Berlin montre bien comment fonctionne un tel système dual : l’extérieur est politique ; l’intérieur garde un secret. Mais nous ne sommes plus convaincus que le danger soit dehors et, plus encore, nous n’aimons pas être emprisonnés dans des secrets. Nous avons tendance à penser que tous les murs devraient être abattus.
Et même ceux d’entre nous qui continuent à croire au fait de garder des secrets (et au fait d’être gardés) ne peuvent s’empêcher de faire des trous dans les murs – des portes et des fenêtres –, car même les patriotes aiment flâner et regarder dehors ce qui se passe. Les fenêtres offrent des points de vue ; à travers elles, nous voyons le dehors depuis le dedans. Les Grecs appelaient une telle vision theoria : pas besoin de se mouiller pour regarder. Mais nous ne sommes plus convaincus qu’une telle vision, « pure » et désengagée, amène de la connaissance. Les fenêtres ne nous sont plus utiles. Les portes, elles, permettent des entrées et des sorties. On sort par la porte pour aller conquérir le monde, et s’y perdre soi-même ; on revient par la porte pour se trouver soi-même, et y perdre le monde. Hegel qualifiait ce mouvement pendulaire de « conscience malheureuse ». De façon plus problématique, la police (la bureaucratie du gouvernement) peut entrer par la porte, et les cambrioleurs (les intérêts privés) par la fenêtre. Les portes ne sont pas des inventions heureuses.
Après tout, en effet, la maison telle que nous la connaissons n’est pas une idée si accomplie – et peut-être est-ce pour cela que la maison faite d’un toit et de quatre murs n’appartient plus désormais qu’aux contes de fées. Car la secousse mondiale qu’on nomme « révolution des communications » a transformé cette structure en ruine. Les câbles matériels et immatériels l’ont pénétrée, en ont fait du gruyère : des antennes à travers le toit, la télévision à travers les murs, les téléphones entre les maisons individuelles. Nous n’habitons plus ; nous nous cachons dans des ruines à travers lesquelles souffle le blizzard des communications. Rien ne sert de vouloir s’adapter à ces ruines : une nouvelle architecture pour les gens qui « survivent à la révolution » est en train d’advenir.
Vers une architecture immatérielle
Pour commencer, nous devons remplacer la pensée géographique par la pensée topographique. Nous ne pouvons plus penser à une maison géographiquement placée quelque part, par exemple sur une colline près d’une rivière. Cela ne sera pas simple (songez combien il nous fut difficile de repenser la géographie en passant du plan à la surface d’un volume). Mais nous nous devons d’essayer, et les images informatiques pourraient nous y aider. Prenez le système solaire par exemple. Nous avions pour habitude de penser la Terre comme occupant une place dans ce système. Les images informatiques démontrent dorénavant que la Terre est une courbe au sein d’une pelote de fils appelée « le champ gravitationnel du Soleil ». Nous pourrions donc imaginer une maison comme une courbe au sein d’une pelote de fils appelée « relations humaines ». Au sein de cette courbe, les relations humaines deviennent de plus en plus denses, et la maison est le point où les relations sont les plus denses.
La maison nouvelle devrait être « attractive » (dans le sens où la Terre est attractive). Elle devrait attirer des relations humaines toujours nouvelles. Cela doit être un processus de construction permanent. Ces relations sans cesse renouvelées doivent être ses apports (inputs), et elle devra les transformer en information. Cette information devra être transmise aux autres maisons. La maison doit devenir un nœud au sein du réseau humain, un nœud créatif au sein duquel la somme des informations à disposition de l’humanité (la somme de la « culture ») croîtra sans cesse – ce qui signifie qu’elle devra être un nœud construit à partir de câbles matériels et immatériels.
Une idée dangereuse
C’est un projet architectural dangereux, car nous ne connaissons jusqu’à présent que deux types de câbles de connexion : des filets (exemple : téléphones) et des faisceaux (exemple : télévision). Si la maison nouvelle devait faire partie d’un faisceau (fasces en latin), elle deviendrait le support d’une forme de totalitarisme encore inimaginable. Toutes les maisons produiraient alors la même information ou disposeraient de la même (dans l’Allemagne nazie, cela s’appelait Gleichschaltung, la coordination politique et l’élimination des opposants). Les architectes du futur devront veiller à éviter une telle mise en faisceau, et privilégier un « réseau dialogique ». C’est donc un problème technique. Et les architectes (qui sont à la fois des techniciens et des artistes) sont compétents pour le résoudre.
Il y a toutefois un danger plus grand, qui n’est pas d’ordre technique mais existentiel. Les gens qui habiteront de telles maisons n’auront nulle part où se cacher (pas de toit, pas de mur) ; ils n’auront rien à quoi se raccrocher. Ils ne pourront rien faire d’autre que tendre leurs mains et essayer de s’accrocher à celles des autres. Et ainsi, main dans la main, faire face au vide sans aucune garantie qu’ils n’y seront pas avalés. Nous devons accepter un tel danger, car l’autre scénario est plus dangereux encore : continuer à se cacher dans les ruines de maisons devenues inhabitables, ou errer autour dans des véhicules motorisés. Nous devons soit prendre des risques pour devenir des créateurs capables de s’élever dans le vide, ou continuer à nous contenter des limites inhérentes au fait d’être perpétuellement des squatters.
Texte originel
Vilém Flusser, « On future architecture », Artforum, avril 1989. Republié dans Vilém Flusser, Artforum: Essays, Metaflux Publishing, 2017, p.139-144.
Traduction de l’anglais
Marin Schaffner, in Vilém Flusser, Nous sommes les enfants de Marie Curie, textes choisis et traduits par Marin Schaffner, préface d’Yves Citton, « Petite bibliothèque d’écologie populaire », Wildproject, 300 pages, 14 euros.