Du lisible au visible

« L’amour des lieux » de Thierry Paquot

Bernard Fauconnier | 19 mai 2025

Introduction

Depuis de nombreux livres, Thierry Paquot interroge notre façon d’habiter le monde, et aussi nos inconséquences. Car nous ne faisons guère preuve d’un grand respect pour notre Terre, sans parler de talent esthétique ou de réflexion éthique : aberrations urbaines, villes bétonnées trop timidement végétalisées, tours monstrueuses et énergivores, architectures agressives, outrages permanents aux milieux naturels. Les réponses au mal-vivre induit par nos comportements sont souvent simplistes quand elles émanent d’un écologisme mal compris. Il faut aller plus loin, au cœur de ce qui nous constitue en tant qu’êtres humains. L’amour des lieux [1], essai d’une impressionnante érudition, est aussi une réflexion sur notre rapport essentiel aux lieux que nous choisissons, ou qui nous choisissent, autrement appelé topophilie : en quoi il y a un art d’aimer les lieux, aussi puissant que l’art d’aimer chanté par Ovide. Car selon Thierry Paquot, il est temps de redéfinir les rapports que nous entretenons, souvent mal, souvent sans autre choix que de le supporter pour des raisons économiques, avec l’espace servant de cadre à nos vies.

Ces questions sont urgentes. Le cadre de vie détermine non seulement notre quotidien individuel, mais aussi « l’urbanité », terme cher à l’auteur pour qui urbanisme et urbanité sont liés, ces relations à autrui souvent compromises par les conditions mêmes de l’organisation, si l’on peut dire, de notre environnement : architectures agressives, urbanisme calamiteux, et au-delà un système politique trop centralisé. C’est pourquoi il faut repenser les fondements de l’occupation du territoire en promouvant le biorégionalisme, dispositif respectueux des caractéristiques locales, répartissant l’espace en autant de « phalanstères » reliés entre eux, d’inspiration fouriériste. On peut opposer bien des arguments à cette utopie quand renait la puissance écrasante et belliqueuse des empires, qui ne s’embarrassent guère de ces subtilités. Elle a le mérite de dénoncer l’absurdité d’un système centralisé, aveugle aux mille nuances d’un monde complexe et divers, qui ne prend pas assez en compte les particularismes locaux, climatiques, géographiques, culturels…  

De ce rêve girondin, et un rien rousseauiste, d’une société plus éclatée, au fond plus libre, découlent toutes les réflexions qui composent L’amour des lieux. Disciple de Gaston Bachelard et d’Ivan Illich, et aussi de Martin Heidegger, Thierry Paquot propose une petite révolution – en tout cas un réel bouleversement de nos manières d’être et de sentir. D’ailleurs nombre de ces réflexions procèdent de la simple intelligence des choses. Comment vivre ? Dans la conscience de soi et du monde dans toutes ses composantes. Un peu comme le suggère Bachelard, pour qui la maison, dotée d’une cave d’un grenier, enveloppante et profonde, est comme l’émanation de notre être ; en réhabilitant le sens de mots aussi simple que « ménager », « hospitalité », en interrogeant, après beaucoup d’autres, la notion d’« appropriation » dans une vie où, au fond, on ne possède rien, mais où l’on doit élire les lieux qui nous accueillent.

Des lieux qui peuvent aussi être source de malaise et de douleur, état auquel l’auteur donne le nom de « topophobie ». L’exil des populations migrantes, actualité souvent tragique, est aussi un arrachement qui ne va pas de soi, et qu’il est inconscient de nier. La notion d’enracinement a souvent eu mauvaise presse, portée par des délires nationalistes barrésiens, mais ce besoin de racines est, comme le dit Simone Weil, « le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. » Les lieux nous façonnent en effet, nous fondent ontologiquement, nous habitent autant que nous les habitons. Thierry Paquot consacre de très belles pages à ce besoin spirituel d’être au monde dans une harmonie qui favorise aussi notre acceptation d’autrui. L’émouvante confession finale de cet essai, précédant une riche bibliographie (péché mignon de notre philosophe) évoque l’amitié des lieux, et l’amitié tout court. Cultiver l’une comme l’autre, l’une en regard de l’autre, participe d’un art de vivre dont ces pages sont une invitation inspirante.

Thierry Paquot, L’amour des lieux. Topophilie, topophobie, topocide, PUF, 2025, 264 pages, 17 euros.

Note

[1] Certains chapitres sont des versions augmentées de textes initialement parus dans Topophile [N.D.E].