Introduction
Alors que le balcon est devenu en cette période de confinement un des rares lieux de sociabilité et le signe d’une incontestable urbanité des citadins, Thierry Paquot, auteur d’un Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains revient sur son histoire et ses significations.
Avec le confinement, le balcon acquiert d’autres usages, il est un dedans qui va dehors, une sorte de main tendue vers autrui, une sorte d’entraide muette, un petit signe pour dire que l’on partage la même situation. À 20h00, chaque soir, l’habitude est prise de se mettre au balcon et d’applaudir les soignants pour les remercier de leur présence et dévouement auprès des malades atteints du coronavirus.
Qu’appelle-t-on balcon ? C’est une plate-forme en saillie sur la façade d’un bâtiment qui constitue un petit promontoire sur la rue ou le jardin et donne une belle vue sur le paysage environnant, il peut courir le long de la façade et permettre de relier les pièces d’un appartement par l’extérieur au moyen de portes-fenêtres. Le mot vient de l’italien balcone qui dérive de la langue germanique des Lombards, balko, « poutre », qui supportait la dalle en pierre, briques ou bois du balcon, qui accueillait une ou plusieurs personnes. Le mot « balcon » entre également dans le vocabulaire du théâtre à la fin du XVIIIe siècle en France, venant d’Italie, et désigne les places de la première galerie face à la scène. C’est aussi la galerie ouverte à l’arrière d’un navire. L’expression populaire « y a du monde au balcon » parle des seins d’une femme mis en valeur par un soutien-gorge nommé « balconnet »...
Depuis quand construit-on des balcons ? C’est difficile à dater, il faudrait explorer systématiquement les principaux traités d’architecture publiés en Occident depuis Vitruve. On trouve des allusions au balcon chez Alberti et chez Philibert de l’Orme et la ville de Vérone possède une maison du XIIe siècle dotée d’un balcon rendu célèbre par son habitante, Juliette. C’est au pied de ce balcon que Roméo venait déclarer son amour... Eugène Viollet-le-Duc dans son Dictionnaire raisonné de l’architecture française (1854-1868) mentionne l’existence de balcons dès le XIe siècle. On peut dire qu’il y a des balcons dans de rares châteaux du Moyen-Âge et de la Renaissance, mais c’est l’immeuble de ville qui s’en pare au cours du XVIIIe siècle et surtout du XIXe siècle, sous Louis-Philippe puis sous Haussmann. Quatremère de Quincy, dans son Dictionnaire de l’architecture (1832), fustige la « mode des balcons » qui heurte son sens du classicisme. On en repère de deux tailles : le balcon d’apparat au second étage (étage dit « noble » où résident les bourgeois), assez large et équipé d’un garde-fou en ferronnerie ouvragée, et l’autre au cinquième étage avec un balcon « courant » tout le long de la façade, muni d’un garde-corps simple. Avec l’assouplissement de la législation en 1893 et surtout le décret du 13 août 1902 (impulsé par Louis Bonnier), les façades ont la possibilité de déborder sur la rue avec des excroissances décoratives, comme un balcon, un bow-window, un oriel, etc. Au tournant du siècle, l’Art Nouveau va y ajouter une note esthétique avec des ferronneries inspirées par l’art floral et des faïenceries colorées... C’est à la fin du XIXe siècle qu’est lancé le concours des balcons fleuris, dont parle Georges de Montenach dans son livre La Fleur et la ville (Lausanne, Payot, 1906). Ce concours soutenu par les horticulteurs et fleuristes (deux métiers récents) et aussi par le Touring Club, sera plébiscité par la population qui ainsi « met le printemps à sa fenêtre » pour reprendre la belle expression de Zola...
Par la suite, le balcon disparaît des programmes de logement, l’architecture moderne privilégie la géométrie et dénonce toute décoration qui viendrait perturber la pureté de « l’angle droit ». Les façades sont plates avec des baies vitrées en longueur. Aucune fioriture, aucune protubérance, le béton brut de décoffrage impose sa monotonie... Ce qui n’empêche pas Hannes Mayer, un temps directeur du Bauhaus, de réaliser à Dessau, la cité Törten avec des Laubenganghäuser ou « habitations desservies par des balcons ».
Avec l’immeuble de standing, à la fin des années 1950 et au début des années 1960, le balcon réapparaît, généralement plus profond, il se fait loggia ou balcon-terrasse, c’est une véritable pièce en plein air dans laquelle l’on peut dîner, entouré de plantes vertes en pot, bac et jardinière et balconnière. Il sert de tampon entre l’extérieur bruyant et l’intérieur de l’appartement plus calme.
L’architecte Renée Gailhoustet, qui a construit à Ivry-sur-Seine, Aubervilliers, Saint-Denis, Villetaneuse, Gentilly, Villejuif, etc., n’oublie jamais les terrasses plantées, les jardins suspendus, les balcons amples qui prolongent l’appartement et y introduisent de la verdure. À ses yeux, ils représentent « la politesse de la maison », une bien belle expression, qui exprime parfaitement qu’un logement n’est vraiment habitable que lorsqu’il sait accueillir ceux qui vont y séjourner. Lesquels, en retour, en prendront soin comme un membre de leur famille...
Depuis le balcon, tantôt belvédère sur la ville ou sur la rue, le regard s’échappe par-delà les toits. Il offre aux habitants une respiration inespérée dans un cadre bâti souvent très dense. Le balcon est multi-usages, on y entrepose une vieille armoire et des valises, on y gare les vélos des enfants, on y installe un barbecue, c’est le fumoir des accrocs à la cigarette et le parloir des accros du portable… Dans certains quartiers centraux, le balcon peut être loué pour admirer un défilé ou applaudir la victoire d’une équipe de foot... Depuis le confinement, le balcon s’enrichit de nouvelles activités : ici, un comédien, Noam Cartozo propose un jeu, « Questions pour un balcon » ; là, c’est « La Fête au balcon »...
Quant à la poésie, si Charles Baudelaire écrit « Le Balcon » dans Les Fleurs du Mal et Paul Verlaine un poème intitulé « Sur le balcon », je dois avouer qu’ils n’en parlent pas vraiment... Jean Genet titre sa pièce Le Balcon, qui désigne une maison de rendez-vous, quant à Julien Gracq il publie Un balcon en forêt en 1958, il s’agit d’un blockhaus qui dans la forêt sert de promontoire aux soldats en attente de combat... Par contre, la peinture s’empare du balcon avec pertinence, Manet, Thomas William Roberts, Matisse et surtout Caillebotte nous montrent en quoi il contribue à établir une relation suspendue, aérienne, entre le bâti et le ciel infini qui enveloppe la ville... Si la philosophie fréquente le boudoir avec Sade, elle boude le balcon...
Le coronavirus génère-t-il de nouvelles formes de sociabilité ? De nombreux commentateurs s’enthousiasment pour le balcon, devenu le lieu d’échanges privilégiés entre voisins, entre l’immeuble et la rue. Une fois la pandémie éloignée, je crains que les applaudissements en faveur du personnel soignant s’estompent et que le balcon redevienne une extension privée sans lien, un dehors du dedans, sans réciprocité. Au mieux, auront-ils des bacs à fleurs...
Bibliographie
Thierry Paquot, « Balcon » in Dicorue. Vocabulaire ordinaire et extraordinaire des lieux urbains, photographies de Frédéric Soltan, CNRS, 2017, pp. 81-83.