Introduction
Kosmos – Gê – Chôros : ces termes portent la conception du monde, héritée de l’Antiquité et remise à jour à la Renaissance, lors de la traduction au XVe siècle de la Géographie et l’Almageste de Claude Ptolémée, géographe grec ayant vécu à Alexandrie au IIe siècle. Cette conception ordonnait l’univers, le globe terrestre, puis les lieux particuliers composant sa surface au sein d’une triple hiérarchie aux échelles décroissantes ; les disciplines scientifiques qui en découlaient étaient des « -graphie » et non pas des « -logie », dans la mesure où, sans recourir aux images, leur description serait dans la pratique irréalisable.
La cosmographie
Abordant un univers dont la Terre constituait le centre, la Cosmographie s’attelait à la description du contenu de la sphère céleste et au traitement mathématique de ses formes et mouvements. Empreinte alors de constructions d’ordre mythologique et divin, la cosmographie se mua aux Lumières en astronomie. Désormais, cette science est arrivée dans la modélisation de l’univers à un tel niveau d’abstraction physique et mathématique, qu’elle se situe hors de tout entendement intuitif.
La géographie
La Géographie, quant à elle, s’attachait à l’étude de la distribution des terres, des mers et des climats sur la surface de la Terre, prise dans sa globalité. C’est la relation géométrique observée entre le soleil et les mouvements propres à la Terre qui fonda la projection sur le globe de toute une série de lignes – équateur, axe de rotation, tropiques, cercles polaires, méridiens, parallèles –, représentations abstraites qui sont devenues comme des propriétés « naturelles » dans l’ubiquité de leur figuration cartographique. Ptolémée léguait une transcription mathématique rigoureuse du monde figurée par une liste de 8 000 coordonnées, localisant autant de lieux et rendant possible le dessin d’une carte du monde tel qu’il était connu à l’Antiquité. Étant donné qu’aucune carte grecque ni romaine subsistait à la Renaissance, les cartes restituées suivant cette liste (Fig. 1 ill. de tête), sont devenues la base des mappemondes contemporaines, enrichies par les cartographes au gré des découvertes maritimes. La géographie était alors une science d’une actualité brûlante, s’érigeant en instrument privilégié de l’entreprise de conquête, colonisation et exploitation mondiale menée par les puissances européennes à l’aube de l’époque moderne.
La chorographie
Quid alors de cette troisième discipline, oubliée depuis l’Antiquité mais ressuscitée grâce à Ptolémée, la Chorographie ? La chorographie nous interpelle par sa trajectoire épistémique même : encensée à partir de la Renaissance comme modalité de représentation cartographique particulièrement choyée, elle retomba par la suite en désuétude avant de disparaître en tant que catégorie de savoir spatial. Constatons que le mot chôros est associé au topos, les deux mots signifiant lieu en grec. Ce qui fait que la chorographie, dans tout ce qu’elle vise comme pratique (et éthique), serait résolument topophile.
Là où la géographie (et par extension la carte géographique) sert à se situer et se déplacer – c’est-à-dire à fonctionner à travers les étendues du monde – la chorographie se définit comme l’étude et la figuration qualitative des attributs détaillés des lieux dans toute leur individualité. Ainsi, d’après Lucia Nuti, « la création d’images reconnaissables des attributs visibles des parties de l’œkoumène, le monde habité, était reconnue par Ptolémée comme l’objectif final de la chorographie » –, en d’autres termes, rendre compte de chacune de ses localités habitées, cultivées, travaillées, disséminées partout sur la surface de la Terre, chacune repérable par ses spécificités géomorphologiques et biologiques, par les attributs particuliers de ses paysages et architectures, par ses modalités socioculturelles. Ainsi, le lieu chorographique se revendique par sa singularité irréductible, à nul autre pareil.
Une représentation unique
Le mot chorographia apparaît pour la première fois dans les écrits de Vitruve : dans un chapitre sur l’eau de pluie, « il est question des sources des fleuves ‘peintes’ et ‘décrites’ sur ou par les chorographies » [C. Nicolet], donc, selon l’auteur, représentées graphiquement sur une carte. Le mot chorographie, comme géographie, d’ailleurs, désignait effectivement, aux temps romains, tantôt une carte dessinée, tantôt une description textuelle. Cette deuxième est le cas du De chorographia libri tres [C. Nicolet], rédigée au Ier siècle par Pomponius Mela.
C’est Claude Ptolémée qui, au IIe siècle, consigna avec clarté les différences entre les deux dans sa Géographie. Dans la chorographie, il ne s’agit pas seulement d’une question d’échelle, ou d’une vision plus locale face à la globalité du monde, mais d’un rapport aux types d’objets traités et aux modalités de leur représentation.
Citons-le, au tout début du premier tome de l’ouvrage :
« La Géographie est la description imitative et représentative de toute la partie connue de la terre, avec ce qui généralement lui appartient. Elle diffère de la Chorographie, en ce que celle-ci considérant les lieux séparément les uns des autres, les expose chacun en particulier, avec l’indication de leurs havres, de leurs villages et des plus petites habitations, des dérivations et des détours des premiers fleuves, des peuples et de semblables détails. L’objet propre de la Géographie est uniquement de montrer la terre dans toute l’étendue qu’on lui connaît, comme elle se comporte tant par sa nature, que par sa position. Elle n’admet que des descriptions générales, telles que celles des golfes, des grandes villes, des nations, des fleuves remarquables, et de tout ce qui mérite le plus d’être rapporté en tout genre. La Chorographie se renferme dans la description de quelque partie du tout, comme quand on se borne à ne représenter qu’une oreille ou un œil. Mais la Géographie embrasse la totalité des choses, de même que l’image d’une tête la représente toute entière. [...] En effet les principales parties de la terre proportionnellement déterminées par des mesures connues, sont des provinces et des contrées, avec leurs situations et leurs différences respectives. Mais la Chorographie s’occupe plus particulièrement de ce qui appartient en propre à chacune d’elles, que de leur nombre, puisqu’elle les montre dans leur ressemblance, plutôt qu’elle n’en donne les situations relatives. [...] L’une a donc besoin du secours de la Topographie qui est la représentation particulière de chaque lieu ; et à moins qu’on ne sache dessiner on n’est pas en état d’exécuter un tableau chorographique. »
Mais il s’agissait d’un livre de géographie et non pas de chorographie, et si Ptolémée exposait cette dernière au tout début de son texte, c’était aussi pour dire ce que la géographie, au moins en termes conceptuels, ne serait pas [L. Nuti]. Sur la chorographie, il n’en dit guère plus. On doit imaginer la perplexité des lecteurs devant ces quelques bribes d’information dépourvues d’explications détaillées : dans l’absence de ne serait-ce qu’un seul exemple de carte subsistant de l’Antiquité, à quoi une carte chorographique pourrait-elle correspondre, au juste ? La chorographie à la Renaissance constituait alors un « mystère », dont il incombait d’interpréter puis de formaliser les tenants et aboutissants, en la « réinventant » de toutes pièces. Dans ce flou manifeste, la métaphore faciale proposée par Ptolémée constituait une clé de lecture parlante (Fig. 2) – flou qui, paradoxalement, laissait une grande liberté d’expression aux dessinateurs de la Renaissance.
La chorographie vise alors la ressemblance des choses par la représentation figurative de leur apparition réelle, qui se concrétise par la réalisation d’un tableau en se basant sur des mesures générales de la configuration des lieux. En cela elle se distingue de la géographie, qui est l’affaire d’un tracé abstrait rendant compte des formes terrestres, composée par des actes précis de mesure, calcul et projection géométrique : la chorographie, au contraire, exige qu’on sache dessiner. D'après Denis Cosgrove, la chorographie se constitua « en modalité de description au sein de laquelle la véracité de l’individualité, la personnalité et le caractère unique d’un lieu ou d’une région était l’objectif [...]. La chorographie était un art autant qu’une science. » Nous ne sommes pas loin de la psychogéographie proposée par les Situationnistes, réclamant un regard qualitatif, sensible, sur le lieu.
Se développa alors une expressivité chorographique transgressive, car caractérisée par des formes de figuration hybrides, voire ambigües, combinant tout à la fois des modalités visuelles, mathématiques, picturales et textuelles. Ainsi, bien que la mesure en constituât le point de départ, Lucia Nuti montre comment les chorographes ont eu recours à des schématisations, des distorsions et des illusions graphiques de différents ordres, visant une vraisemblance visuelle apte à rendre la structure topologique d’ensemble immédiatement appréhensible, permettant alors d’accéder à la représentation d’une image totale du lieu en question.
Le cœur de cette transgression se trouvait dans le détournement des projections géométriques exactes, géographiques et architecturales, dans la volonté d’arriver à une seule représentation synthétique incorporant simultanément une vision verticale et une vision horizontale, une planimétrie « élevée » en quelque sorte (Fig. 3). En tant que telle, la carte chorographique était différente d’un tableau en perspective projetée à partir d’un point, car en gardant une structure planimétrique tout en lui faisant subir une transformation assimilable à une vue oblique, même inexacte, elle était dépourvue d’un point de vue unique, tout en gardant une certaine unité d’échelle dans ses différentes dimensions (Fr. Lestringant].
En Flandres et aux Pays-Bas, les modalités de représentation chorographique ont suivi un chemin un peu différent : au lieu des vues plongeantes, les chorographes dessinaient des vues en profil dans un espace artificiellement étagé afin de figurer la profondeur urbaine (Fig. 4). L’accent était mis sur l’horizon des toits sous un grand ciel, ce qui correspond effectivement aux réalités du plat paysage. Edward S. Casey montre la parenté entre cette forme de représentation et la peinture de paysage hollandaise, dont il acte la dimension chorographique. Il s’agit, d’après lui, d’une démarche artistique transformant ce qui est d’abord topographique en topopoétique, dont il dit : « Accéder au topopoétique c’est accéder à une dimension profondément psychique du champ de la peinture ; il s’agit d’accéder à un lieu à partir duquel le monde est vu non seulement avec ses yeux physiques mais avec ‘l’œil de l’âme’ ».
Terra incognita
À vrai dire, la production de cartes géographiques à la Renaissance n’était pas indemne de formes d’expression qu’on peut qualifier de chorographiques. Les cartes intégraient nombre de dessins représentant les lieux, habitants, flore et faune des lointains pays, rapportés par les voyageurs qui renseignaient les cartographes à leur retour (Fig. 5). Le caractère initialement côtier des explorations faisait de l’intérieur des continents une terra incognita, un vide graphique sur la carte qui invitait à les remplir avec des images montrant les merveilles exotiques qui s’y cachaient [Ch. Jacob]. Avec le temps, du fait même de l’augmentation des connaissances géographiques renseignant sur l’intérieur des terres, ces illustrations ont été déménagées sur le bord de la carte. Puis elles ont finalement été bannies, dans la mesure où des scrupules scientifiques considéraient de telles illustrations comme incompatibles avec la cartographie rigoureuse des Lumières, dont le maître mot était la précision et la véracité des informations à faire figurer sur la carte. Au début du XIXesiècle, la représentation du relief en biais, telle que pratiquée dans la chorographie, était sciemment exclue des cartes, enjointe désormais à respecter une stricte projection orthogonale verticale, annonçant la cartographie topographique moderne [C. Bousquet-Bressolier] – dont la réalisation de la carte de l’État-Major serait la consécration en France.
C’est ainsi que la chorographie – l’étude du lieu particulier dans sa singularité même – tomba en désuétude et disparut en tant que discipline instituée. L’acte même de faire lieu est alors assujetti à la puissance d’abstraction de la carte, dont le quadrillage domine le territoire – c’est le modus operandi qui caractérise la colonisation du « Nouveau Monde », notamment –, faisant fi de toute particularité géomorphologique, piétinant les lieux, pour ainsi dire (Fig. 6) [Fr. Farinelli].
Les cartes topographiques
Les cartes topographiques à grande échelle ont, pour leur part, repris certaines caractéristiques de la cartographie chorographique, dans la mesure où elles sont dotées d’une représentation très détaillée du territoire. Cependant, bien que de telles cartes permettent d’identifier des lieux individuels et même de se renseigner sur leur disposition spatiale générale, le fait que les attributs particuliers du lieu soient réduits à un ensemble de notations graphiques standards dépendant d’un système de catégorisation générique, aussi fin soit-il, fait qu’aucune place effective n’est donnée à une représentation sensible des lieux exprimant tout ce qu’ils ont de véritablement singulier. La carte topographique se borne alors à dénoter le lieu comme site et en cela elle n’est pas chorographique. Elle a hérité de la chorographie, toutefois, le souci artistique. Constatons enfin comment, par leur transformation en cartes routières,elles ont contribué massivement à « définir » la perception géographique du monde. Nous voyons la France à travers les « yeux » de la cartographie Michelin.
Pour marquer cet effacement de la chorographie, citons sa définition dans le catalogue de l’exposition majeure organisée par le Centre Georges Pompidou sur la cartographie en 1980, définition se référant, notons-le bien, au Comité Français de Cartographie : « Ancien synonyme peu usité aujourd’hui de topographie. La chorographie diffère toutefois de la topographie comme le plus étendu diffère du moins étendu. Plus courant dans l’expression carte chorographique : ‘carte établie à une échelle suffisamment réduite pour permettre la présentation des traits généraux d’une région, d’un ensemble de régions et d’un continent’ (définition du CFC) ». Selon cette définition, la chorographie est paradoxalement dessaisie du local, elle présente des traits généraux, la région est l’objet le plus petit pris en considération – tout le contraire des dits de Ptolémée. Et le lieu, bien entendu, est absent.
Ce qui fait lieu
Si la notion de chorographie n’existe plus, son essence continue à exister dans de nombreuses productions touristiques et artistiques – cartes mentales par exemple – et parfois urbanistiques, où il s’agit d’appuyer une représentation sensible de l’habitabilité même d’un lieu. À cet effet, Alberto Magnaghi souligne l’importance de la représentation de l’identité matérielle et immatérielle des lieux, par la production des cartographies participatives structurées dans lesquelles « les habitants, les enfants et les jeunes des écoles, re-parcourent (avec les pieds, la mémoire, les émotions) et dessinent (avec l’aide d’artistes médiateurs et d’historiens locaux, d’artisans, d’enseignants) les valeurs patrimoniales de leur territoire en un processus de ré-identification et de réapprentissage » (Fig. 7).
Il nous semble fort pertinent de vouloir réactualiser la chorographie. La chorographie nomme la condition d’habitabilité qui serait implicite à Ce qui fait lieu, qui est l’intitulé de la thèse qui m’a permis d’explorer cette notion. Il s’agissait d’étudier une série de principes fondateurs qui concourraient à faire pleinement lieu. Constatant une crise de lieu concomitant à la normalisation de l’espace propre à la planification urbaine contemporaine, nous avons postulé la nécessité d’une éthique chorographique visant à mettre le souci de la qualité sensible des lieux au centre du projet urbain, outrepassant sa seule organisation utilitaire.
Bibliographie
Catherine Bousquet-Bressolier, « De la ‘peinture géométrale’ à la carte topographique. Évolution de l'héritage classique au cours du XVIIIesiècle » in L'œil du cartographe et la représentation géographique du Moyen Âge à nos jours, actes du colloque européen sur La cartographie topographique, Paris, 29-30 octobre 1992, CTHS, 1995.
Edward S. Casey, Representing Place : Landscape Painting & Maps, University of Minnesota Press, 2002.
Denis Cosgrove, Geography & Vision: Seeing, Imagining and Representing the World, I.B. Tauris & Co Ltd, 2008. Cosgrove fait référence à Svetlana Alpers, The Art of Describing: Dutch Seventeenth-century Painting, University of Chicago Press, 1983.
Franco Farinelli, De la raison cartographique, CTHS, 2009.
Christian Jacob, L'empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l'histoire, Albin Michel, 1992.
Frank Lestringant, « Chorographie et paysage à la Renaissance » in Le Paysage à la Renaissance, Études réunies et publiées par Yves Giraud, Éditions Universitaires, Fribourg, 1988.
Alberto Magnaghi, La biorégion urbaine. Petit traité sur le territoire bien commun, Eterotopia France/Rhizome, 2014.
Claude Nicolet, L'inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l'Empire romain, Coll. Pluriel, Librairie Arthème Fayard, Hachette, 1988.
Lucia Nuti, Mapping Places: Chorography and Vision in the Renaissancein Mappings, edited by Denis Cosgrove, Critical Views, Reaktion Books, 1999.
Claude Ptolémée,Traité de Géographie en huit livres, traduit par M.-l'Abbé Halma, Eberhart, imprimeur du Collège Royal de France, 1828.
Joseph Rabie, Ce qui fait lieu. Vers une éthique chorographique, thèse sous la direction de Thierry Paquot, soutenue le 11 décembre 2017, École doctorale Ville, Transports et Territoires, Université Paris-Est, téléchargeable à l’adresse http://www.joetopia.org/_pdfs/f/josephrabie-cequifaitlieu-doctorat-laburba-edvtt-adum.pdf.
Jean-Loup Rivière, Cartes et figures de la terre, catalogue d'exposition, Centre Georges Pompidou, Centre de Création Industrielle, 1980.