Dans le miroir du passé

Le refus du gratte-ciel

Lewis Mumford | 9 septembre 2023

Introduction

1925, Lewis Mumford, critique d’architecture, historien des villes et des techniques, avocat des cités-jardins et membre de la Regional Planning Association of America (RPAA), rédige un dialogue fictif, chargé d’ironie mordante, entre un architecte et un critique au sujet du gratte-ciel, le skyscraper, cette expression architecturale des Etats-Unis et son idéal masculin, le self-made-man. Si le désastre énergétique et écologique que la tour représente n’est pas abordée, son rôle dans la spéculation foncière et immobilière ains que son caractère profondément inurbain sont clairement établis. Alors que cet objet du XIXe siècle finissant est toujours le symbole du progrès et de l’innovation dans notre XXIe bien entamé, relisons Lewis Mumford et adoptons le ridicule et la dérision comme outil de conscience et de résistance.

C’est au crépuscule avancé. À travers une fenêtre de l’atelier, vingt étages au-dessus de la rue, une masse noire d’immeubles obscurcit le ciel, pendant qu’au loin les lumières de la ville commencent à apparaître, isolées ou constellées, comme des étoiles soudaines. La nuit s’installe, les rues et les immeubles émettent de pâles halos lumineux. L’Architecte et le Critique, adossés au coin de la fenêtre, à proximité d’une table à dessin, ont la silhouette distordue des diablotins.

Architecte | Tu n’as rien dit depuis un long moment : la scène t’a coupé le souffle ; et pourtant ce ne sont que les prémices de l’architecture du futur.

Critique | Ce n‘est pas l’architecture qui m’a coupé le souffle. J’ai la même sensation quand le crépuscule s’abat sur le versant d’une montagne : c’est en partie à cause de la hauteur, en partie de l’isolement, et en partie, je pense, au sentiment de terreur qui a autant à voir avec l’extase esthétique que la flagellation avec la béatitude du saint. Je suis ému et stupéfié par ces immeubles, ou pour être exact, je suis écrasé. Si leur rôle est religieux, ils l’ont rempli.

Architecte | Allons, allons, tu exagères un peu. Il s’agit d’immeubles de bureaux. Ils ne servent qu’à des fins purement pratiques. L’effet esthétique, je l’avoue, est en partie perdu au niveau de la rue ; mais je suis ravi que tu me sois tombé dessus, comme ça tu peux observer leur masse, leur forme comme je les vois tous les jours. Tu partageras bientôt mon enthousiasme pour le gratte-ciel.

Critique (sardoniquement)| Au crépuscule, quand la journée de travail est achevée, je suppose que les habitants de ces immeubles se lavent, enfilent des vêtements propres avant de monter au sommet pour leur contemplation du soir, hors de la routine ennuyeuse et des inquiétudes sordides du jour. Curieux ! Nous semblons presque seuls là-haut. Tes voisins ont-ils accompli leurs dévotions ?

Architecte | Tu essaies de déprécier et de diminuer l’expérience que tu es en train de vivre ; mais tu peux te moquer autant que tu veux, la vérité est que ces immeubles de bureaux, formes architecturales d’une ère vouée à la fonctionnalité, sont capables d’atteindre, par un véritable pouvoir constructif, un effet esthétique comparable aux bâtisseurs des pyramides d’Égypte ou aux constructeurs des cathédrales médiévales. Les immeubles servent un dessein directement pratique, évidemment : des gens y travaillent, font des comptes, écrivent des réclames, et vendent des biens ; mais par-dessus tout, se tient la forme comme structure intrinsèque, et selon moi le succès du gratte-ciel moderne prouve que l’artiste n’a qu’à travailler avec l’esprit de son temps afin d’obtenir tous les travaux qu’il veut. Les gens qui se présentent comme artistes, particulièrement nos contemporains, qui font sur toile ce qu’ils devraient concevoir en volume, sont des chômeurs chroniques.

Critique | Une pensée opposée m’anime, mon ami. Tu essaies d’accomplir en architecture ce que tu devrais seulement essayer dans le cadre sûr et restreint de l’image. Ces gigantesques immeubles suscitent une émotion de crainte et d’extase religieuse dans l’esprit de n’importe qui les contemplant. C’est un admirable résultat ; mais cela n’influe en rien les activités des employés et des hommes d’affaires qui occupent ces immeubles dans la journée. Loin d’admirer ces grands vides et ces solides hérissés, ils y sont indifférents. Dans la soirée, ils se ruent dans le métro et plongent derrière leurs journaux, bientôt ils se glissent à travers les portes de leur appartement dans des  pièces qui ne sont ni spacieuses, ni belles. Pour satisfaire leurs yeux, ils ont les films ; pour leurs oreilles, ils ont le phonographe ou la radio ; pour leur amour de l’aventure, la voiture ; et sans ces instruments physiques, ils cessent presque de fonctionner. Privés de journaux ils ne peuvent penser, et sans photographies ils n’observent rien et ne se souviennent de rien. J’exagère le mal, bien sûr ; mais avec toute l’indulgence due, les tours, que tu crées, ne sont pas pour la majorité des hommes évidentes à apprécier. Tu as construit pour ceux d’un autre temps, encore capables de prendre plaisir à une vie contemplative.

Architecte | Tu introduis tes habituelles considérations sociologiques ; et franchement, je ne vois pas en quoi elles ont quelque chose à faire avec le sujet. Mon intérêt pour les immeubles est celui du sculpteur : je tire de la satisfaction de nos nouveaux accomplissements mécaniques parce qu’ils permettent à l’architecte, qui ose travailler, aventureusement, avec l’acier, d’obtenir, enfin, des résultats esthétiques supérieurs au plus haut talent d’un temps plus prosaïque. Une forme esthétique est sa propre justification. Si seule une poignée de personnes est assez sensible ou intelligente pour apprécier la tour Shelton de M. Harmon et la tour Bush de M. Corbett, on peut dire la même chose de la peinture chinoise ou de l’art moderne français. Dans les conditions actuelles, on n‘est peut-être pas réceptif à un stimulus artistique à toute heure du jour, comme un Athénien devait réagir aux bâtiments de l’Acropole, ou comme un citoyen de Rothenburg devait se sentir sur la place du marché. Quand les conditions seront réunies, les obstacles qui empêchent de voir nos gratte-ciel sous leur meilleur jour sont bien moindres que ceux qui retiennent les gens d’apprécier Cézanne.

Critique | Je suis entièrement d’accord avec le fait qu’une forme esthétique est sa propre justification – tant qu’elle se contente de demeurer une pure forme esthétique. Ces émotions qui s’éveillent en moi, alors que je porte présentement mon regard sur la ville, relèvent tout à fait de la contemplation esthétique. Transférées sur une toile, elles seraient au-delà du bien et du mal, pour ne pas entrer dans des considérations sociologiques. Malheureusement, les joujous de ton imagination existent aussi dans le monde réel. Des gens travaillent dans ces immeubles, pour la plupart sous une effroyable lumière artificielle. En agglutinant des milliers d’entre eux dans des rues conçues pour des centaines, puis, en les envoyant le soir venu dans une cité-dortoir éloignée, vous – les architectes – causez la congestion du trafic. Pour y remédier, vous avez construit plus de lignes de transports, ouvert de nouveaux territoires et, là encore, accru l’encombrement du centre-ville ; aussi, la valeur foncière s’élève dans le quartier d’affaires, si bien que le gratte-ciel devient économiquement inévitable. En bref, pour le privilège esthétique de contempler ces magnifiques masses de pierres et d’acier, vous créez d’innombrables horreurs et difficultés. N’avez-vous pas étudié cela d’un point de vue intelligent et humain, cela ne gâche-t-il pas un peu l’effet esthétique ?

Le refus du gratte-ciel
" - Oui Monsieur, c'est ça la ville du futur ! Des gratte-ciel de 200 étages ! De l'air acheminé depuis la campagne. Chaque m2 d'espace utilisé jour et nuit. Une mécanique parfaite ! - Magnifique ! Quelqu'un y vivra-t-il ? "// Dessin de Lewis Mumford, in The Survey, 15 decembre 1925, / Topophile

Architecte | Tu parles comme si l’architecte était libre de faire comme il lui plaît. Le fait est que, bien sûr, il est au service de son client. L’architecte ne crée pas la situation dans laquelle il travaille ; son génie consiste à en prendre le dessus. L’immeuble de grande hauteur n’a pas stimulé l’imagination de l’architecte avant que les règlements sur les hauteurs des immeubles aient rendu nécessaires pour les hommes d’affaires de renfoncer les niveaux supérieurs au lieu d’occuper le maximum d’espace au dernier étage. Maintenant, pourtant, que nous avons vu quels splendides effets nous pouvons obtenir avec ces obligations de décrochements en modelant la masse, quelques-uns d’entre nous veulent poursuivre le processus jusqu’à sa conclusion logique. Nous rêvons d’une ville toute bâtie à la verticale, plutôt qu’étalée sur tout le pays à l’ancienne manière. Regarde par ici : [il va à la table à dessin, allume la lumière et dispose une série de croquis] ce sont quelques-unes de nos projections pour des immeubles futurs. Suppose que, jusqu’au vingtième étage, nous construisions des bureaux : à ce niveau nous établissons un système d’avenues et de rues aériennes et, et au-dessus, ce sera la section résidentielle, faite d’appartements et de jardins disposés en gradins tous les cinq ou six étages. Pourquoi ne devrions-nous pas détruire nos immeubles d’habitations actuels qui occupent tout un bloc, et les reconstruire verticalement, réservant l’espace ainsi sauvé pour des jardins ?

Critique (Sobrement) | Vos anticipations confirment tous mes doutes quant à vos triomphes actuels. Vous avez pris le monde tel qu’il est et l’avez cristallisé dans votre imagination sous la forme d’une utopie ; en perfectionnant ce qui était mauvais, vous avez naturellement créé quelque chose de bien pire. Ce qui rend les villes, dans lesquelles nous vivons aujourd’hui, tolérables est qu’il y a encore, à l’occasion, une opportunité de s’échapper de ces mornes rues ou de couper au labeur industriel. Vous rêvez d’une ville où l’évasion serait impossible. Les étages supérieurs de ces immenses immeubles en gradins seront évidemment pour le riche ; et cela pour l’unique raison que le coût par pièce dans un tel immeuble sera bien au-delà du portefeuille de la grande masse des ouvriers et des employés. Vous dîtes que vous créeriez pour M. Zéro (1) un magnifique gratte-ciel d’habitations, environné de jardins. Une belle illusion ! Aussitôt que vous aurez bâti un gratte-ciel, les terrains environnants deviendront trop coûteux pour être utilisés comme jardins. On ne peut pas préserver des espaces verts dans ces conditions sans réfréner la rapacité des propriétaires et des hommes d’affaires. Si vous êtes prêt à aller si loin, vos gratte-ciel d’habitations n’ont plus raison d’être : vous pouvez avoir les jardins sans construire maison sur maison sur… Si ce sont les foyers et les jardins que vous recherchez, vous devriez commencer en vous attaquant aux éléments sociaux et économiques, plutôt qu’aux facteurs mécaniques ; quand vous aurez fait cela, comme les disciples d’Ebenezer Howard le font en Angleterre et aux Pays-Bas aujourd’hui, vous trouverez inutile d’envoyer vos « fusées » structurelles dans le ciel. Même d’un point de vue purement mécanique, ces ruches compliquées de votre cru me semblent quelque peu obsolètes. Pourquoi devrions-nous entasser les gens dans des tours alors que l’automobile, le téléphone et la radio leur permettent de se déployer sur une large zone tout en demeurant en rapide et constante communication ?

Architecte | Tu n’as pas à argumenter avec tant de fougue. Tu prends ces fantastiques dessins de ma main un peu trop au sérieux ; peut-être ai-je laissé mon imagination aller trop loin ; mais comme je l’ai dit précédemment, je suis intéressé par l’esthétique de l’immeuble de grande hauteur, et je n’ai jamais pris la peine de me pencher sur les problèmes économiques.

Critique | Non, l’homme d’affaires te rendra ce service, et crois-moi, il te réveillera très brutalement quand il découvrira que tu cueilles des fleurs dans les jardins suspendus de Cocagne.

Architecte | Mais pourquoi donc es-tu si hostile à ces plans et ces projets. Même en concédant qu’ils puissent être un peu difficiles à mettre en œuvre aujourd’hui, il n’y a aucune raison pour ne pas y réfléchir et travailler à leurs réalisations ? L’immeuble de grande hauteur exprime, d’une manière ou d’une autre, nos propres aspirations modernes.

Critique | La hauteur est une question d’échelle. Si tous les immeubles d’un voisinage font vingt étages de haut, un immeuble de quarante étages paraîtra mois haut qu’un immeuble de huit étages planté au milieu de structures de deux étages. À l’inverse des architectes allemands, hollandais et finlandais, vous ne semblez pas capable de penser des formes modernes autrement qu’en hauteur. Ton goût pour le bâtiment comme sculpture est totalement légitime ; mais malheureusement vous le limitez aux seuls gratte-ciel. Ton parti-pris me semble être un véritable obstacle. C’est uniquement pour certains travaux spécifiquement religieux que l’architecte devrait penser en termes de masse ; c’est de la bêtise que de vouloir construire des maisons et des jardins dans le but exprès de surmonter la froide immensité et l’indifférence de l’environnement naturel ; et votre gratte-ciel est aussi formidable que la nature elle-même. L’authenticité de l’architecture consiste à faire correspondre la taille et la forme de la construction au dessein pour lequel il est conçu. Le gratte-ciel moderne glorifie le pouvoir des affaires et augmente les loyers du sol en même temps qu’il exhibe fièrement les diverses innovations de l’ingénierie moderne. Cela suscite, sans aucun doute, de la satisfaction chez l’homme d’affaires et l’ingénieur. Quand il s’agit d’une maison, d’un théâtre, d’une université, d’une église, d’une bibliothèque ou d’un jardin, ces objectifs sont non seulement inadaptés, mais terriblement contradictoires. Si les hommes aimaient s’entourer d’immeubles de bureaux, ils ne fuieraient pas en aussi grand nombre vers les zones résidentielles ; et bien que le commerceet les industries nous assujettissent rapidement, des murmures de révoltes se font entendre dans la partie parmi la plus lucide de la population : le public qui a vu The Adding Machine, R.U.R et Beggar on Horseback (2) a été pris d’un rire jaune. Prends tout le plaisir que tu veux au service des affaires, mais n’imagine pas que le gratte-ciel comme une esquisse de ce que le cœur désire ou le véritable château de l’âme. Tu dois poursuivre tes recherches esthétiques d’abord sur le papier.

Architecte | Ta tirade me laisse complètement perplexe. Mais il est temps de rentrer son chez soi maintenant : tu sais que je dois absolument attraper le train de 9 h 20 pour Darien, où je séjourne la moitié de mon temps.

Critique | Oui, je suis passé devant ton petit domaine un dimanche après-midi, au printemps dernier, et je t’ai aperçu en train de tailler tes poiriers à l’arrière de cette charmante petite maison coloniale. Tes actions sont bien plus admirables que tes rêves. Avant tout, elles sont beaucoup plus près de la terre.

Architecte | Et toi, tu critiques ces tours, et insinues que nous devons tous vivre dans des cités jardins. Et pourtant, je constate que tu demeures au cœur de la métropole.

Critique | En permanence : c’est pourquoi j’ai plus âprement conscience de ses défauts que toi. En tout cas, la nuit est tombée sur la ville tout comme sur notre discussion et c’est un soulagement. Sans les ténèbres et le brouillard, comment les architectes pourraient-ils s’entendre ?

Traduit de l’anglais par Martin Paquot.

Lewis Mumford (1925), « Towers » in American Mercury, IV, Février 1925, p.193-196.

Cette traduction a été initialement publiée dans : Thierry Paquot (2015), Lewis Mumford. Pour une juste plénitude, « Les précurseurs de la décroissance », Le Passager Clandestin. Tandis qu’un extrait a été reproduit dans Thierry Paquot (2015 et 2019), Désastres Urbains. Les villes meurent aussi, La Découverte.

Notes

(1) Nom du héros d’une des pièces citées plus bas (Ndt)

(2) Trois pièces jouées à New York au début des années 1920 sur la machinisation et la robotisation de la société. R.U.R (Rossum’s Univeral Robots) de Karel Capek popularise le mot « robot ». (Ndt)