Nouvelles de nulle part
L’école hors-les-murs, ou l’expérience du chantier et du milieu
Clémentine Laborderie | 13 juillet 2020
Introduction
Pourquoi l’apprentissage de l’architecture se confine-t-il volontairement aux murs de ses écoles ? Peut-on vraiment apprendre ou enseigner l’architecture dans une salle de classe ? Non, l’architecture réclame – et mérite – qu’on en fasse l’expérience in situ. Aussi Clémentine Laborderie, nourrie par son propre cheminement – tailleuse de pierre devenue architecte puis doctorante-enseignante à l’ENSA Toulouse –, appelle-t-elle à une pédagogie du milieu et du chantier, seuls moyens pour l’architecte en devenir d’être en harmonie avec son territoire d’intervention et la communauté des bâtisseurs.
La crise écologique que nous traversons est le résultat de nos activités humaines. Le secteur du bâtiment est pointé comme l’un des secteurs ayant le plus d’impact sur la dégradation des ressources (disparition du sable) et la diminution de la biodiversité (destruction des milieux de vie). D’un point de vue pédagogique ce constat révèle un manque de connaissances relatives aux écosystèmes et à l’impact de la construction sur ces derniers. Ce sont des connaissances que doivent désormais acquérir l’ensemble des protagonistes du secteur. Ne pouvant nier le rôle des architectes dans cette crise, il est indispensable de tirer les leçons du passé et de réfléchir à des enseignements qui allient connaissances propres au métier et connaissances du milieu. Sur ce second point, tout reste à faire.
L’architecte dessine un objet architectural qui a vocation à être construit, c’est-à-dire à modifier son environnement et, par là même il dessine indirectement un rapport au(x) milieu(x) dans toute sa polysémie : chantier, lieux d’extraction, transport de marchandises, chaînes de production, métiers, compétences, salaires, revenus, dépenses, etc. En cela, l’architecte est responsable de l’impact écologique de son objet. Les étudiants ont de plus en plus conscience de cet impact et du rôle qui leur incombe mais ont-ils réellement les moyens de l’assumer ?
L’échelle locale est celle qui permet le mieux d’appréhender les effets de la construction dans sa globalité, aussi je m’attache dans ma propre pratique enseignante, à relocaliser, en quelque sorte, l’enseignement de la construction, à favoriser un ancrage de l’architecture dans la réalité locale. La pédagogie africaine m’a beaucoup nourri depuis mon passage à l’école d’architecture de Bamako au Mali, car elle conserve un rapport étroit avec le milieu dans lequel elle se déploie, et permet aux étudiants d’aborder très tôt la complexité des milieux et des interrelations qui les façonnent.
Le milieu désigne en réalité plusieurs milieux à la fois : milieu physique, milieu biologique, milieu social, milieu technique etc. Ils sont tous imbriqués dans des chaînes de relations qui le maintiennent dans un état d’équilibre et qui forment une unité composite d’interactions (1). Cette unité ne résulte pas d’une superposition d’éléments mais bien de leur entremêlement particulier sans cesse renouvelé. Aussi n’est-il possible ni de l’anticiper, ni de la théoriser. La connaissance du milieu naît de l’expérience qu’on en fait.
Pourtant, c’est exactement l’inverse que s’évertue à faire l’école en coupant les étudiants du milieu qu’ils habitent et qu’ils façonneront par la suite.
Il nous faut mettre la notion de milieu au centre du dispositif pédagogique, et par là même l’écologie. Il nous faut nous concentrer sur ce qui est déjà là, et construire à partir de cette réalité.
Ainsi la première chose à faire, pour aller à la rencontre de cette réalité qui façonne l’architecture autant que l’architecture la façonne, est de sortir de l’école.
À l’école du milieu
À l’école d’architecture de Bamako au Mali (ESIAU, École Supérieure d’Ingénierie, Architecture et Urbanisme), où j’ai enseigné la construction pendant un semestre en 2017, les étudiants sortent très souvent de l’école avec leurs enseignants. Visiter des chantiers, des projets, des expositions, participer à des manifestions diverses constitue un enseignement en soi. Celui-ci est rendu possible par un outil pédagogique modeste mais indispensable : le mini-bus !
Grâce au mini-bus, l’école hors-les-murs est pour ainsi dire spontanée. Au beau milieu d’un cours « traditionnel », l’enseignant peut bondir de sa chaise et emmener sur un coup tête ses étudiants voir in situ cette réalité qu’il évoque, que celle-ci soit constructive, spatiale, anthropologique, etc. Ce véhicule est une véritable classe-mobile dans laquelle l’enseignant peut dispenser son cours sans discontinuer tout en confrontant les étudiants à la réalité du terrain, avec sa part de surprises, de hasard et de rencontres.
La pédagogie traditionnelle africaine, nous explique l’ethnologue et écrivain malien Amadou Hampaté Bâ, repose sur un enseignement oral dispensé au gré des circonstances qui se présentent. C’est un enseignement mouvant, dans lequel l’éducateur s’adapte aux circonstances et non l’inverse. Il profite d’une situation pour dispenser un enseignement approprié à son auditoire. Il va de soi que dans cette tradition : « Le ”connaisseur” n’est jamais un ”spécialiste”, c’est un généraliste. » (2) Il n’est pas là pour expliquer ce que sont les choses dans leurs essences, il est là pour susciter et accompagner la réflexion des enfants mis en contact avec les éléments de leur environnement en utilisant un langage métaphorique. Hampaté Bâ évoque une « science de l’invisible » à chercher dans l’observation et l’écoute : « Pour les Peuls, comme certainement pour beaucoup d’autres traditions africaines, ce sont les êtres même de la nature qui fournissent les symboles de leur enseignement et le monde environnant devient comme un grand livre qu’il faut apprendre à déchiffrer. » (3)
La pédagogie traditionnelle dont parle Hampaté Bâ repose sur l’expérience. L’éducateur n’est pas un explicateur, il est un créateur de situations d’apprentissage qui accompagne l’individu afin qu’il trouve sa place dans un milieu donné. C’est pourquoi il n’est pas envisageable de transmettre des savoirs en dehors du milieu, dans, par et pour lequel ils seront utilisés. Les jeunes sont des individus en devenir et leur apprentissage ne sera terminé que lorsqu’ils auront atteint cette capacité d’agir en adéquation avec leur milieu.
C’est en s’appuyant sur la relation qu’entretient un sujet avec son milieu qu’Augustin Berque a développé la théorie de la médiance. La médiance est le « couplage dynamique de l’être et de son milieu » ou encore « l’adéquation réciproque de l’animal (ou plus largement du vivant) et de son milieu. » (4)
La médiance n’abolit pas le principe d’identité mais elle met en évidence le fait que dans un milieu il n’existe d’identités que dans leur rapport les unes aux autres et qu’ensemble elles participent à leur identité commune, celle de leur milieu. Ainsi, la connaissance du milieu n’est pas qu’une connaissance de l’environnement, mais aussi une connaissance de ses protagonistes et de leurs rôles, et par là même une connaissance de soi qui permet de se positionner dans ce milieu.
Deuxième chose à faire donc, identifier les protagonistes dudit milieu et comprendre leurs rôles.
Durant mes études d’architecture j’ai constaté avec étonnement l’absence de tout un pan de la construction dans l’enseignement de l’architecture : le chantier, l’artisanat et les artisans. Pourtant, où ailleurs que sur le chantier pouvons-nous mieux comprendre que l’architecture est la matérialisation de la relation entre l’individu et son milieu ? C’est justement parce qu’il articule différents éléments que le chantier dispose d’un fort potentiel pédagogique.
L’école du chantier
Durant mon semestre d’enseignement à l’école d’architecture de Bamako, ma méconnaissance et mon intérêt pour les techniques de construction locale m’ont poussé à utiliser cet outil fantastique qu’est le mini-bus pour emmener les étudiants sur des chantiers.
Lors de notre première visite nous avons pu observer la manière dont les maçons fabriquaient un plancher béton. Les ouvriers étaient affairés à couper la ferraille, coffrer les poutrelles et poser les hourdis. Nous avons d’ailleurs recueilli suffisamment de renseignements techniques pour réaliser des dessins techniques de la mise en œuvre d’un plancher béton. À l’exception de quelques détails, ce chantier ressemblait à n’importe quel autre chantier dans n’importe quel lieu.
La semaine suivante nous sommes allés visiter le chantier d’un ensemble de constructions en pierre. Le maître-maçon présent plutôt que nous expliquer comment il montait ces murs en pierre, nous emmena faire le tour du lieu : un ensemble de bâtiments intégrés au relief du site et à la végétation. À la question d’un des étudiants lui demandant s’il y avait un architecte et comment il avait fait les plans de ces bâtiments, le maître-maçon répondit : « nous n’avons pas de plans, nous avons fait ce que le lieu demandait ».
Cette attention portée au lieu était ce qui faisait de lui un maître-maçon. Il lui avait fallu des années de pratique sur le chantier pour acquérir cette "compétence" lui permettant d’adapter sa construction au lieu. Or comme le fait remarquer le géographe Vincent Laureau à propos de la transmission des savoir-faire liés à la construction en terre, la particularité de l’enseignement direct, sur le chantier, est de dépasser l’acquisition des compétences techniques pour charger son activité de l’affect nécessaire à son appropriation et sa réinterprétation (5). Autrement dit, la compétence qui permet au maître-maçon de construire sans plan, en harmonie avec le lieu n’est pas à proprement parler une compétence technique, mais bien une confiance en son savoir-faire lui permettant de développer sa créativité et de la mettre au service de l’environnement et de la communauté. Ainsi l’artisan façonne son milieu.
Le chantier est une école où l’on ne fait pas semblant, mais attention aux faux-semblants du chantier. Aujourd’hui la majorité des chantiers utilisent de la main d’œuvre à faibles compétences, donc à faible coût et facilement remplaçable (6). Sur ces chantiers, le savoir-faire technique est une fin en soi. On y fabrique un objet architectural avec des matériaux industriels nécessitant des techniques particulières de mise en œuvre. Or, nous l’avons vu, il existe des chantiers où l’architecture naît du milieu c’est-à-dire que le milieu fournit la ressource et accueille la construction finale ; l’ensemble du cycle de vie de la construction est maîtrisé, de l’extraction locale au transport à proximité. Sur ces chantiers, s’opère une « béance dans le temps » pour reprendre l’expression de Vincent Laureau, c’est-à-dire une transmission d’une génération à l’autre. L’histoire constructive d’un milieu se diffuse à travers la matière et les savoir-faire qui l’ont transformé.
Le chantier-école
À l’école d’architecture de Bamako, le chantier-école est un moment clé dans le parcours des étudiants à la fois comme opportunité de rencontres privilégiées avec le monde du bâtiment dans sa globalité (artisans, ouvriers, chefs de chantier, maîtres d’œuvre et d’ouvrage, habitants, etc.), et comme rite initiatique marquant leur entrée dans la communauté des bâtisseurs.
En Afrique, l’éducation est l’affaire de tous, pas seulement de l’école. Un célèbre proverbe africain ne dit-il pas qu’il faut tout un village pour éduquer un enfant ! Ce proverbe peut se comprendre de deux façons au moins : qu’il faut que tous les habitants du village contribuent à l’éducation de l’enfant pour qu’elle soit complète, mais aussi qu’il faut que l’enfant reçoive la considération de chaque membre de sa communauté pour éprouver un sentiment d’appartenance à cette communauté.
Alors qu’en France les étudiants évoluent dans un milieu restreint, voire fermé, constitué essentiellement d’architectes et de quelques ingénieurs et chercheurs, c’est pendant ses études et par l’intermédiaire des chantiers-écoles notamment que l’étudiant africain explore et intègre, dès ses études, le vaste milieu de la construction. Ainsi, en sortant de l’école, le diplôme en poche, il ne redoute pas le chantier et ses nombreux protagonistes.
D’autant que c’est sur le chantier que naissent des collaborations entre artisans et architectes engagés dans une démarche de construction similaire. Les jeunes architectes sont rassurés d’avoir le soutien d’un artisan et les artisans sont contents de savoir que des architectes vont dessiner des projets auxquels ils pourront participer. Cette collaboration est rendue possible à l’échelle locale du fait de la connaissance de la communauté des bâtisseurs dans sa globalité.
Le chantier de l’école
Nous avons beaucoup à apprendre de l’Afrique – j’y ai beaucoup appris – et plus largement de ces cultures qui ont su conserver un rapport étroit avec leur milieu. Bien sûr, nous ne pouvons pas calquer directement leurs principes, il nous faut nous les approprier et les adapter à nos contextes particuliers.
Il est encore très difficile de faire sortir des étudiants de l’école, de les faire participer à un chantier ou de faire intervenir des artisans dans la formation des architectes. Les questions d’assurance, de sécurité, de responsabilité empiètent sur l’intérêt pédagogique de tels dispositifs, sans parler des a priori négatifs voire dédaigneux pour un tel changement.
Il nous faut expérimenter ! Sortons de l’école, allons à la rencontre de toute la communauté des bâtisseurs, apprenons les uns les autres, immergeons-nous dans le milieu, mettons en œuvre de nouveaux dispositifs pédagogiques, imaginons de nouveaux critères d’évaluation...
L’expérience de Toca Tierra
C’est ce que nous essayons de faire à l’école d’architecture de Toulouse, où avec Juan Trabanino, architecte spécialisé dans la construction en terre crue et un autre doctorant-architecte Lucas Kanyo, nous avons initié en 2018 le projet Toca Tierra, événement pédagogique adopté par la direction, l’équipe pédagogique et les étudiants !
Toca Tierra est un évènement d’une semaine qui se déroule en septembre, à la rentrée, et met en valeur un matériau biosourcé ou géosourcé, à commencer par la terre crue. Les étudiants de première année prennent part à des ateliers pratiques encadrés par des artisans ; ils visitent des architectures vernaculaires et contemporaines ainsi qu’un chantier-école sur lequel des artisans spécialisés dans la restauration du patrimoine sont formés ; ils assistent à des conférences mettant en valeur l’expérience et le travail de bâtisseurs locaux et profitent d’une exposition de projets contemporains, en lien avec le matériau mis à l’honneur.
À la fois semaine d’intégration, de découverte, de sensibilisation et d’introduction pour les nouveaux, c’est aussi et surtout un moment convivial et ludique durant lequel l’école s’ouvre à l’extérieur et accueille cette communauté de bâtisseurs mais aussi de nombreux étudiants de l’école (à qui les ateliers pratiques sont ouverts via leurs enseignants), des stagiaires en formation dans le bâtiment, des candidats libres aux profils divers (archéologues, architectes, étudiants d’autres écoles) ainsi que des enfants scolarisés dans les écoles du quartier. Pendant une semaine, l’école abat ses murs et devient un lieu d’interaction entre la matière, les étudiants, les artisans et l’architecture.
S’il est encore difficile d’évaluer l’intérêt pédagogique de ce genre d’initiative du point de vue des compétences, bien que les retombées se fassent sentir assez rapidement dans les cours de STA (Sciences et Techniques de l’Architecture), il est très simple de mesurer l’intérêt des étudiants : il suffit de les regarder en train de manipuler la matière ! Et si cela ne suffisait pas, nous leur soumettons un questionnaire de satisfaction, les retours sont unanimes : ils sont demandeurs de ce genre d’enseignements !
Certes cela nécessite de remettre en question un certain nombre de nos pratiques pédagogiques mais le jeu n’en vaut-il pas la chandelle ? Si nous voulons former des architectes responsables de leurs milieux, alors il nous faut commencer par en faire des étudiants actifs et apprendre en tant qu’enseignant à faire de leur enthousiasme plus que de leurs bonnes réponses notre moteur !
À l’heure de tous ces changements de paradigmes qui nous poussent à (re)valoriser l’échelle locale et à (re)considérer nos rapports au milieu, l’éducation représente un enjeu considérable.
Finalement, le géographe anarchiste Élisée Reclus n’a-t-il pas raison lorsqu’il déclare :
« La Terre, par la magnificence de ses horizons, la fraîcheur de ses bois, la limpidité de ses sources est restée la grande éducatrice, et n’a cessé de rappeler les nations à l’harmonie et à la recherche de liberté. » (7)
Notes
(1) Chr. Younès et B. Goetz, « Mille milieux. Éléments pour une introduction à l’architecture des milieux », Le Portique. Revue de philosophie et de sciences humaines, no 25, 6 août 2010 (en ligne : https://journals.openedition.org/leportique/2471; consulté le 5 juin 2019).
(2) A. Hampaté Bâ (1972), Aspects de la civilisation africaine: personne, culture, religion, Présence africaine, 2008, p. 22.
(3) Ibid., p. 42.
(4) A. Berque, Glossaire de mésologie, Bastia, Editions éoliennes, 2018, p. 24
(5) V. Laureau, « La ville en terre au Mali. Le chantier comme patrimoine », Cybergeo : European Journal of Geography, 18 avril 2013 (DOI : 10.4000/cybergeo.25907 consulté le 4 septembre 2019).
(6) N. Journin, Chantier interdit au public: enquête parmi les travailleurs du bâtiment, Paris, La Découverte, 2009.
(7) E. Reclus (1869), Histoire d’un ruisseau, Actes sud, 2005, p. 14.