Dans le miroir du passé

L’énergie, un objet social 2/2

Ivan Illich | 13 décembre 2022

Introduction

1983. Dix ans après la parution — en feuilleton dans le journal le Monde — de son essai Énergie et équité, Ivan Illich, explore à nouveau, lors d’un séminaire au Colegio de Mexico, le concept d’énergie — à distinguer du symbole « E » — dans ses intrications avec le concept de travail et dans la perspective de sa géo-histoire des besoins. « Aujourd’hui, l’énergie a détrôné le travail en tant que symbole de ce dont les individus et les sociétés ont besoin. C’est un symbole qui va comme un gant à notre époque : celui de tout ce qui est à la fois abondant et rare », écrit-il alors. N’est-ce pas encore plus vrai de nos jours, 20 ans après sa mort (le 2 décembre 2002), alors que la sobriété et le rationnement énergétiques sont de rigueur. Deuxième volet.

La valeur du travail

S’il est facile de rappeler les dates auxquelles « énergie » fut chargée de nouveaux sens, tel n’est pas le cas pour le mot clé, travail. Le travail signifiait acte, tâche, effort, devoir et se référait toujours à une action concrète ou au résultat de cette action dans un travail bien fait. Vers le milieu du XVIIIe siècle, le travail put, pour la première fois, signifier aussi la somme de telles actions. Les physiocrates firent une estimation de l’agrégat de toutes les activités utiles des sujets du roi et mirent celui-ci en relation avec le bien-être général du royaume. Or, la relation entre le bien-être et le conglomérat des activités n’était pas encore perçue comme le résultat de la productivité du travail. Celui-ci était vu comme le facteur qui accélère la production et la circulation des biens et c’est cette agitation qui était censée être la condition de l’accumulation de richesse. C’est par ce biais que, vers 1750, le travail, bien que n’étant pas productif au sens où l’était la terre, put être reconnu comme un facteur de création de la prospérité.

« Le travail signifiait acte, tâche, effort, devoir et se référait toujours à une action concrète ou au résultat de cette action dans un travail bien fait. »

C’est à Adam Smith que l’on doit l’idée que le travail est plus qu’un facteur permettant l’accumulation de richesse, mais qu’il peut créer aussi de la valeur économique. La force de travail abstraite devint bientôt la véritable mesure de la valeur d’échange de tous les biens. Le travail était devenu quelque chose qui pouvait être mesuré comme un agrégat : « Le travail annuel de chaque nation est le fonds originaire qui lui fournit toutes les choses nécessaires et les agréments de la vie. » (1)

L’idée de Smith selon laquelle « le profit et la rente sont des prélèvements sur des valeurs créées par le seul travail » fut reprise par Ricardo qui, l’élaborant, en tira des distinctions entre les formes de travail : travail vivant, toujours disponible chez les gens et travail passé, empaqueté comme un capital qui peut être mis au travail. En 1821, Ricardo reconnut que le capital, sous forme de machinerie, pouvait remplacer le travail vivant et constituer ainsi un affront à la classe laborieuse. Il élabora une théorie de la valeur fondée sur les coûts. Pour lui, l’équivalence entre les deux formes de travail était réversible, ce pourquoi l’on peut dire qu’il se maintint dans le champ de l’observable : il ne lui serait jamais venu à l’esprit de mettre le profit en relation avec l’expropriation de valeurs dans une sphère méta-économique.

L’économie politique

L’économie politique est pour sa part à la recherche de la matrice d’où émane la valeur. Le passage de Ricardo à Marx peut être comparé à celui qui mène de Sadi-Carnot à Helmholtz. En 1824, Carnot analysa la « puissance motrice du feu », établissant une série d’équations montrant le fonctionnement des machines à vapeur. Ces équations sont toujours valides, mais leur validité dépend uniquement de ce que Carnot avait observé : des différences de température entre pôles chaud et froid et du travail physique observable. Vingt-trois ans plus tard, Helmholtz veut expliquer pourquoi la vapeur meut le piston. Le travail physique est le résultat du transfert d’énergie du charbon à la roue, un concept qui se trouve encore dans les livres actuels. En économie, Ricardo, un contemporain de Sadi-Carnot, estima encore la valeur du travail au prix effectivement payé pour le temps du travailleur. Un quart de siècle plus tard, alors que Helmholtz élaborait le texte qui fit de lui un pionnier de la « découverte » de l’énergie, le jeune Marx était à la recherche de la source de toute valeur économique. Il élabora la théorie qui explique comment l’employeur peut s’approprier la plus-value du travail. Pour Marx, le potentiel qui fait tourner l’économie est la différence entre le temps de travail total investi dans la production et la part de la valeur de ce travail qui couvre les coûts de la reproduction de la force de travail. Pour Smith comme pour Ricardo, ce que le travailleur vendait était le service effectivement prêté, son travail concret. Pour Marx, il vend son Arbeits-kraft, sa force de travail, dont une partie est expropriée par le capitaliste. Le parallélisme esquissé ici entre le potentiel de travail imputé à la nature et celui qui est tout ce que possède le prolétariat mériterait d’être élaboré davantage. Quand l’ingénieur capte de l’énergie, cette énergie produit deux choses : du travail et de la chaleur résiduelle désordonnée, un chaos que Clausius appellera entropie. Quelque chose d’analogue arrive lorsque le capitaliste capte de la force de travail : il en tire de la plus-value pour lui et le salaire concédé au travailleur, qui sera englouti dans les désordres de la reproduction. Il y a plus d’une similitude à relever entre la manière dont la population fut réduite à être la matrice de la force de travail, et la nature, celle de l’énergie, alors que les gynécologues redéfinissaient les femmes comme ces êtres humains qui, par nature, sont destinés à la reproduction de « la vie ».

« Pour Marx, le potentiel qui fait tourner l’économie est la différence entre le temps de travail total investi dans la production et la part de la valeur de ce travail qui couvre les coûts de la reproduction de la force de travail. »

L’énergétique

L’énergétique connut en physique un sort analogue à celui de l’économie politique en économie. De même que les professeurs monistes prêchaient l’énergétique vulgaire, les économistes marxistes pontifiaient sur la théorie de la valeur-travail. Mais aujourd’hui, la « force de travail » qui figure dans un livre comptable de la Banque mondiale se réfère à la même abstraction que celle qui apparaît dans un rapport socialiste. De même que Heisenberg répétait Ostwald, le pathos en moins, une énergétique implicite imprègne les débats actuels sur l’énergie, que ce soit celle des éoliennes ou celle des centrales nucléaires. Indépendamment de leur dénotation précise en économie et en physique, les deux mots, « travail » et « énergie », devinrent des mots clés du langage contemporain : des termes forts et persuasifs qui donnent un tour moral et une interprétation sociale particulière à toutes les phrases dans lesquelles ils apparaissent. Le fait que « le travail » se comporte comme un tel mot clé n’est pas à démontrer : les locutions « le droit au travail », « la dignité du travail », « la République des Travailleurs », « l’emploi » et surtout son contraire, « le chômage », sont imprégnées de connotations morales. Toutefois, nous ne perdons pas de vue que ces expressions sont d’origine récente et que, souvent, nous pouvons même dater leur apparition dans le discours. Il n’en va pas de même d’« énergie ». On oublie trop facilement que le mot « énergie » fonctionne comme un collage de significations dont la force de conviction se fonde sur le mythe que ce qu’il exprime est naturel. C’est ainsi que notre style de vie est devenu subrepticement « intensif en énergie ». Toutefois, en dépit des différences de réception publique des mots « travail » et « énergie », « le droit au travail » et « le besoin de pétrole » (ou d’essence, ou de mazout) sont interconnectés. C’est parce que les uns comme les autres furent reconnus comme des « besoins fondamentaux » que les emplois et les calories purent être érigés au rang de droits fondamentaux. L’État moderne peut être décrit comme une agence de placement armée d’un fusil pour défendre la pompe à essence. Et l’époque durant laquelle les politiciens pouvaient gagner une élection en promettant « des jobs et des watts » n’est pas encore révolue.

Le monopole radical

C’est parce que le mot « progrès » en est venu à signifier le remplacement des pieds par des moteurs, du jardin potager par les aliments surgelés, des briques sèches par le ciment et de la feuillée par le WC, que l’idéal de l’aide au développement put propager jusqu’aux confins du monde l’image de « l’homme producteur de biens de consommation assoiffé d’énergie ». Le monopole radical que notre style de vie intense en énergie exerce sur le paysage, la culture et le langage a transformé l’idéal énergétique en une réalité sans échappatoire. Il y a de plus en plus d’endroits dans lesquels on ne peut plus se mouvoir sans roues, où être privé de réfrigérateur revient à mourir de faim et ne pas avoir d’air conditionné à suffoquer de chaleur. La prolifération de tels endroits engendre la certitude morale que les gens ont besoin d’énergie – et pas seulement d’un emploi. Sous les couches superficielles des oppositions politiques, cette certitude jamais remise en question fonde la religiosité civique de la société moderne.

« Le monopole radical que notre style de vie intense en énergie exerce sur le paysage, la culture et le langage a transformé l’idéal énergétique en une réalité sans échappatoire. »

Par les temps qui courent [1983], la société a de moins en moins d’emploi pour le travail. Simultanément, les mots le plus souvent associés à « énergie » sont « crise » et « rareté », ou, plus sinistrement, « atome » ou « neutron ». Quels que soient les remèdes au chômage proposés – réduction de temps de travail, emploi partagé, économies d’énergie, emplois « écologiques » – ce sont des palliatifs comparables à la chimiothérapie : s’ils peuvent effectivement prolonger la survie de notre style de vie, ce n’est qu’en le rendant plus douloureux. Nombreux sont nos contemporains qui se tournent vers l’ordinateur comme vers une panacée. Si celui-ci est autorisé à établir un monopole radical analogue à celui de l’automobile sur l’environnement, il n’est pas difficile de prévoir ce qui va arriver : bientôt, vous ne pourrez plus vous en passer, sans lui plus de courrier, plus de perception d’impôts, plus de vote, plus d’achats. Un tout nouveau type de pauvreté pointe à l’horizon : la sous-information. Au cours des années l960, la pauvreté pouvait encore être mesurée par un bas niveau de consommation d’énergie. Bientôt, elle le sera par un bas niveau d’accès à l’ordinateur. Pendant que des microprocesseurs avares contrôleront des mini-flux d’énergie plus efficacement que les femmes paléolithiques conservaient le feu, la moitié de la population enseignera l’usage de l’ordinateur à l’autre moitié. Non sans raison, on fait crédit à l’ordinateur d’engendrer des quantités inouïes de « temps occupé ». Avec lui, nous semblerions nous être engagés sur le chemin d’une société de bas profil énergétique obsédée par l’énergie dans un monde qui rend un culte au Travail mais n’offre rien de significatif à faire aux gens. Nous ne pourrons pas nous en libérer tant que nos principes directifs seront les lois de la thermodynamique.

« Si l’ordinateur est autorisé à établir un monopole radical analogue à celui de l’automobile sur l’environnement, il n’est pas difficile de prévoir ce qui va arriver : bientôt, vous ne pourrez plus vous en passer, sans lui plus de courrier, plus de perception d’impôts, plus de vote, plus d’achats. Un tout nouveau type de pauvreté pointe à l’horizon : la sous-information. »

J’ai abordé ailleurs les raisons pour lesquelles il est si difficile de reconnaître le caractère de construction sociale du travail tel que ce concept fut défini au XIXe siècle. J’ai montré qu’une chose historiquement aussi inouïe que le travail « non genré », c’est-à-dire théoriquement égal pour les hommes et les femmes, était impensable avant l’aube de la modernité. Il m’est impossible de revenir sur cette démonstration ici (2). Je me bornerai à mentionner les obstacles qui empêchent de reconnaître l’« énergie » pour ce qu’elle est : l’ultime symbole du monisme sexiste s’affirmant dans la matrice d’une loi qui proclame que le principe mâle ne peut être détruit. Je mentionnerai quatre de ces obstacles : l’énergétique historique, l’écologie douce, la croyance en l’objectivité de la science et, finalement, le sexisme épistémique.

L’énergétique historique

Le premier obstacle à la reconnaissance de l’énergie comme une invention récente tient aux lunettes avec lesquelles nous avons été entraînés à voir le passé. Les entreprises de services, des plus triviales aux plus académiques, ne cessent d’en polir les verres en ressassant les certitudes modernes dans les médias. Voici une annonce mettant en scène un savant d’un certain âge déclarant au nom de la firme qui le paye que « quand il pense aux kilowattheures, il pense à l’avenir de vos enfants ». Le reste du message suit toujours le même schéma : l’énergie est un concept ésotérique… mais « nous en avons tous besoin […] comme tout le monde, à toutes les époques, en a toujours eu besoin […] nous pourrions en manquer […] si nous ne finançons pas les recherches de l’homme de l’annonce, c’est ce qui arrivera. » Et la pointe finale : « Rappelez-vous l’homme de Cro-Magnon ! Comme il peinait pour allumer le feu avec une étincelle. Maintenant, regardez-vous : vous n’avez qu’à appuyer sur l’interrupteur. Il portait son eau, vous ouvrez le robinet. Mais de l’âge de pierre au satellite, les gens ont toujours eu besoin d’énergie. »

Il semble que ces annonces ne soient pas sans effet, car elles touchent un point sensible. Plus profond est le gouffre qui sépare la consommation de calories des lecteurs de celle de l’homme des cavernes ou du brave Gaulois servant de référence, plus ceux-là croient pouvoir évaluer leur propre comportement au miroir de leurs ancêtres. Il est ravi d’entendre un promoteur de pop-science lui seriner que Cro-Magnon était aussi agressif et sexiste que lui ; il acclame Mary Douglas quand elle lui révèle que sa peur des pollutions est l’héritage d’anciens rituels, mais il est particulièrement réconforté d’apprendre que l’australopithèque était tout aussi dépendant de l’énergie que M. Dupont.

L’écologie douce

Le second obstacle à la pleine reconnaissance qu’« énergie » est un concept interprétatif de l’existence humaine est en partie le résultat de la propagande pour la « voie douce ». Je ressens un certain embarras à le dire, parce que je n’ai pas reconnu ce danger plus tôt. Il y a quinze ans, je m’efforçais d’élaborer un modèle multidimensionnel des seuils au-delà desquels les outils deviennent contre-productifs (3). Alors que j’affinais mes arguments, j’étais enchanté de découvrir qu’il y avait des gens en train d’élaborer une comptabilité énergétique. J’étais heureux de pouvoir ainsi comparer l’efficience d’un homme avec celle d’un moteur propulsant tous deux une bicyclette et de constater qu’en termes de rendement énergétique, l’homme avait un net avantage. Quand je découvris qu’un homme sur une bicyclette était plus efficient qu’un esturgeon de mon poids nageant dans la mer Caspienne, je ressentis une grande joie à l’idée d’appartenir à la race qui avait inventé le roulement à billes et les pneus afin de battre tous les organismes au jeu de l’efficience énergétique (4). J’ai bien sûr aussi comparé l’énergie nécessaire pour mettre un bol de riz sur la table d’un paysan birman et celle qu’il faut dépenser pour fournir ce riz à un restaurant new-yorkais. En tant que tour de force, en termes d’« E », ces comparaisons peuvent être utiles. Mais lorsque je m’en délectais, je ne comprenais pas leur pouvoir de séduction réductionniste. À cette époque, je savais comment tracer la distinction entre le transit et le transport, entre une personne automobile sur ses pieds et le passager passif traité comme un colis. Mais je n’avais pas encore pris conscience qu’en mesurant ces deux formes de locomotion en kilowattheures ou en calories, je me rendais aveugle, et mon lecteur avec moi, à la différence essentielle entre les deux. Les gens et les moteurs ne se meuvent pas à travers le même type d’espace. Les gens automobiles transforment les espaces non appropriables (ce qu’on appelait les « communaux » dans les communautés rurales) sur lesquels ils marchent ou se reposent ; ils demeurent dans un domaine défini par le pouvoir de leurs pieds et le rythme autolimitant de leur corps. Les véhicules, pour leur part, tendent à annihiler les « communaux » et à les transformer en corridors de passage illimités. En transformant les « communaux » en ressource pour la production de kilomètres-passagers, ils réduisent la valeur d’usage des pieds. Ils homogénéisent le paysage, le rendant non transitable et catapultent ensuite les gens d’un point à un autre. Imputer des quotas d’énergie à l’homme sur ses pieds était inévitablement jouer le jeu de l’écologiste aveugle à cette distinction et qui, pour cela, amalgame les « communaux » et les ressources spatiales. En soumettant les distances parcourues par les paysans médiévaux et les pèlerins à une comptabilité énergétique, je suscitais inévitablement l’illusion que leur milieu, tout comme notre environnement, se trouvait sous le régime de la rareté et qu’ils s’adonnaient à des formes énergétiquement efficientes d’autotransport.

« je savais comment tracer la distinction entre le transit et le transport, entre une personne automobile sur ses pieds et le passager passif traité comme un colis. Mais je n’avais pas encore pris conscience qu’en mesurant ces deux formes de locomotion en kilowattheures ou en calories, je me rendais aveugle, et mon lecteur avec moi, à la différence essentielle entre les deux. Les gens et les moteurs ne se meuvent pas à travers le même type d’espace. »

Accepter cet amalgame, c’est permettre que l’écocrate prenne la relève du technocrate, dont l’autorité restait limitée à l’administration des gens et des machines sociales que sont les institutions. Les ambitions de l’écocrate vont au-delà de ces institutions, ses outils de contrôle administratif englobent la nature. Symboliquement, le technocrate efface la lisière qui délimitait la société et le monde sauvage, cette lisière qui était le siège traditionnel des sorcières. Puisqu’il embrasse la société et son environnement comme deux systèmes constituant un tout fonctionnel, l’écocrate se voit comme un holiste.

« Accepter cet amalgame, c’est permettre que l’écocrate prenne la relève du technocrate, dont l’autorité restait limitée à l’administration des gens et des machines sociales que sont les institutions. Les ambitions de l’écocrate vont au-delà de ces institutions, ses outils de contrôle administratif englobent la nature. »

L’emblème de cette nouvelle synthèse est l’ordinateur. On pourrait dire qu’en tant que tel, il constitue une nouveauté comparable à la machine à vapeur lorsqu’elle détrôna l’horloge comme symbole dominant, mais ce serait être aveugle à une grande différence entre ces deux changements. Ériger les « machines travaillantes » en symboles de la nature et de la société exigeait le socle d’une science fondée sur les présuppositions de la thermodynamique. Or l’ordinateur et la théorie de l’information n’ont en rien affaibli – ni théoriquement, ni idéologiquement – notre dépendance morale et sociale à l’égard de ces présuppositions. Pratiquement tous les courants de pensée et les styles rhétoriques prétendument alternatifs arborent les vieux symboles de valeur rare, de travail, d’énergie, de production. Porté par ces mêmes courants, l’ordinateur fait figure de grand économe qui redorera le blason du Travail en rendant l’énergie et l’emploi plus effectifs, plus décentralisés, plus flexibles et plus complexes. De même qu’à l’Âge des Fabriques, l’opposition de la gauche et de la droite contribuait à renforcer les certitudes d’époque, l’opposition de la voie douce et de la voie dure peut sceller aujourd’hui la dépendance de la société envers les jeux à somme nulle. Toutefois, je crois que, plus que jamais, nous avons un choix. L’ordinateur pourrait devenir le symbole d’une société divisée par une ligne de partage très claire. Je ne parle pas de cette « économie duale », faite d’une sphère de basse productivité et d’une autre, de haute productivité qui semble pointer à l’horizon. Indépendamment de cette polarisation, je parle d’une ligne de partage beaucoup plus profonde. Je parle de la reconnaissance de deux domaines distincts dans la société : d’un côté, l’économie, dominée par les certitudes liées à notre besoin de marchandises qui, malgré leur abondance – pensez aux octets de mémoire disponible –, sont rares par leur constitution ; de l’autre côté, un domaine émergeant de « bonne vie » auquel peuvent avoir accès ceux qui se déconnectent des préconceptions thermodynamiques de l’économie.

« Laissons la science et l’intelligence artificielle administrer la production et l’administration d’une sphère réduite de biens économiques en quantité suffisante pour tous et dont tous ont besoin. Et permettons à la plupart des gens de vivre le plus clair de leur temps comme ils l’entendent, libérés du travail, des mégaoctets et des kilowattheures. »

Laissons la science et l’intelligence artificielle administrer la production et l’administration d’une sphère réduite de biens économiques en quantité suffisante pour tous et dont tous ont besoin. Et permettons à la plupart des gens de vivre le plus clair de leur temps comme ils l’entendent, libérés du travail, des mégaoctets et des kilowattheures. Ce que j’entends n’a rien à voir avec un retour romantique à la vie dans les bois ou un appel à la destruction des technologies nouvelles, un ludisme appliqué aux microprocesseurs. Ce que j’envisage va au-delà de Karl Polanyi. Celui-ci m’a fait comprendre comment le processus de désencastrement qui fit émerger l’économie formelle ne pouvait que détruire les « communaux » jusqu’à atteindre un stade dans lequel la vie sociale coïnciderait presque exactement avec l’économie. Ce que je suggère, c’est que nous envisagions maintenant l’émergence d’un nouveau domaine de liberté dans lequel nous aurons exorcisé la perception, cette création récente, selon laquelle nous sommes des créatures soumises au besoin. Certes, le projet de trivialiser la sphère économique et de la subordonner à un domaine de liberté sociale nage à contre-courant de toutes les idéologies nées de la croyance dans l’énergie et dans le travail. Quant à la trivialisation des valeurs économiques, elle affronte les mythes fondamentaux sur lesquels sont construites tant la science que l’éthique contemporaines.

« Ce que je suggère, c’est que nous envisagions maintenant l’émergence d’un nouveau domaine de liberté dans lequel nous aurons exorcisé la perception, cette création récente, selon laquelle nous sommes des créatures soumises au besoin. »

La croyance en l’objectivité de la science

Ceci nous conduit au troisième obstacle majeur à la reconnaissance de l’« énergie » comme d’une illusion et une addiction. C’est l’intronisation des principes fondamentaux de la science en mythes légitimants de la modernité. J. C. Maxwell avait déjà reconnu le principe de conservation de l’énergie pour ce qu’il est : une loi qui est en fait une « doctrine productrice de science ». Comme Planck, son contemporain, il savait que cette prétendue « loi de la nature » fut reconnue avant que l’énergie ne soit choisie comme l’expression de sa valeur. Historiquement et psychologiquement, la convention selon laquelle, à l’instar des citoyens du XIXe siècle, la nature doit vivre dans le carcan d’un jeu de somme nulle fut établie avant la valeur des enjeux. Ce n’est qu’ensuite que cette valeur put prendre la forme d’« E ». En sciences sociales, les progrès suivaient la même pente. Les interactions sociales furent réduites à des échanges, les sujets à des agents entre lesquels ces échanges avaient lieu. Le milieu parfaitement neutre de l’échange est à la base de toutes les sciences construites sur les principes de conservation et les paradigmes de l’énergie.

Le sexisme épistémique

Finalement, il y a une quatrième raison pour laquelle il est presque impossible de se déconnecter des concepts d’« énergie » et de travail sans paraître immoral. C’est que l’image que notre société se fait de l’être humain dépend de ces concepts. Et cet idéal humain – que je considère sexiste – est défendu tant par les femmes que par les hommes. Ces dernières ont autant de difficultés que les hommes à reconnaître le caractère sexiste de la définition d’un être humain par son potentiel de travail. Ni les uns ni les unes ne voient que ce potentiel définitoire de l’humain fut acquis historiquement entre la génération de Carnot et Ricardo et celle de Marx et Helmholtz. Avant cette époque, les hommes ne faisaient pas ce que font les femmes, et vice versa. Dans chaque écommunauté, les tâches et les outils se divisaient en deux moitiés. Il fallut la constitution théorique et pratique de la force de travail pour transcender cette division. Le travailleur dépourvu de genre naquit de la matrice de la force de travail, de même qu’« énergie » est un produit de la loi de conservation. Et ce travailleur sans genre habite un univers où tout est fait d’une seule substance : l’énergie.

« Le travailleur dépourvu de genre naquit de la matrice de la force de travail, de même qu’« énergie » est un produit de la loi de conservation. Et ce travailleur sans genre habite un univers où tout est fait d’une seule substance : l’énergie. »

Dans une étude magistrale, Brian Easeley (5) retrace les étapes de l’érection de cet univers depuis le temps des chasses aux sorcières jusqu’à celui de la femme victorienne. Il décrit comment, au cours du XVIIe siècle, les philosophes de la nature entreprirent de bannir conceptuellement la vie du cosmos et, simultanément, de minimiser le rôle des femmes dans la conception. Pas à pas, ils parvinrent à déclarer la matière purement inerte, agitée seulement par la vis viva. La matière devint ainsi pure mater, mère amorphe des choses, matrice informe prête à recevoir la semence des pouvoirs paternels, rien de plus que le cadre dans lequel les forces viriles allaient pouvoir engendrer toutes choses. Au cours de ce processus, le concept matière/mater devint logiquement inconnaissable, car amorphe et physiquement inobservable, réduit à une présomption d’existence. L’étude de ce principe « passif » nécessaire, complémentaire de tout ce qui existe et en mouvement, en vint à être exclue de la science par définition. La science devint alors l’étude des forces viriles et des formes que celles-ci adoptent dans leurs mouvements. Dans les années 1840, leur complément réapparut comme la matrice qui exalte la conservation de l’énergie virile en tant que première loi du cosmos et fondation de la science moderne.

Lire le premier volet.

Allocution inaugurale du séminaire « Options fondamentales pour une société de bas profil énergétique », tenu au Collegio de Mexico en juillet 1983. Texte traduit par Jean Robert initialement publié dans le numéro Août-septembre 2010 de la revue Esprit consacré à Ivan Illich, à la suite d’une rencontre autour de la pensée d’Ivan Illich, organisée par Thierry Paquot et Jean Robert à l’Institut d’Urbanisme de Paris en mai 2009.

Notes

(1) Adam Smith, Recherche sur la Nature et les causes de la richesse des nations (1776), traduction de Germain Garnier, 1881 (ndt).

(2) Voir Ivan Illich, le Genre vernaculaire, dans Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Fayard, 2005, p. 249-459.

(3) Illich, la Convivialité, dans Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Fayard, 2003, p. 449-580.

(4) Id., Énergie et équité, dans Œuvres complètes, vol. 1, p. 379-447.

(5) Brian Easeley, Witch Hunting, Magic and the New Philosophy. An Introduction to the Debates of the Scientific Revolution, 1450-1750, Sussex, The Harvester Press, 1980.