Introduction
C’est à un pari théorique que se livre ici Baptiste Morizot : tenter d’établir un récit de nos relations avec les vivants non humains qui ne soit pas parasité par le dualisme entre nature et culture. Le philosophe, maître de conférence à l’université d’Aix-Marseille, participe au dynamisme de la « pensée du vivant » telle qu’elle apparaît depuis quelques années dans le champ de l’écologie. Il défend la nécessité de sortir de l’héritage de la modernité occidentale, laquelle a placé les humains dans une position d’extériorité par rapport à une « nature » considérée comme une ressource à exploiter ou un espace à protéger.
Paru en avril 2023 dans la collection domaine sauvage, à l’occasion des quinze ans des éditions Wildproject, L’inexploré poursuit la réflexion entamée avec Les Diplomates (Wildproject, 2016) et prolongée avec Manières d’être vivant (Actes Sud, 2020). Reprenant la typologie de l’anthropologue Philippe Descola, Morizot invite ses lecteurs à penser en-dehors de l’ontologie naturaliste dont les Occidentaux sont les dépositaires. Celle-ci a non seulement autorisé tous les abus extractivistes en cantonnant les vivants à de la matière inerte, mais elle fait en outre défaut pour penser la crise écologique actuelle. Aussi est-il urgent d’inventer des concepts adaptés pour faire justice aux vivants non-humains et réfléchir aux implications de cette prise de conscience que nous, humains, faisons aussi partie du tissu du vivant.
Le déséquilibre engendré par le réchauffement climatique et la sixième extinction de masse peut être envisagé comme un retour au « temps du mythe », ce temps métamorphique des peuples autochtones où les statuts et les relations entre les êtres ne sont plus stabilisés – que l’anthropologue Nastassja Martin a exploré dans ses ouvrages et qui a déjà donné lieu à un article co-écrit avec Baptiste Morizot. À rebours des pensées de l’effondrement, le philosophe voit dans ce temps du mythe une opportunité pour repenser notre monde à l’aune de nouveaux critères. Il propose en particulier d’intégrer les apports d’autres ontologies, en observant ce qui se passe si l’on décide d’accorder une intériorité aux vivants non-humains (animisme) ou de reconnaître les influences invisibles entre les êtres (analogisme). Il ne s’agit pas pour autant de rejeter l’ensemble de l’approche naturaliste : Baptiste Morizot montre d’ailleurs que les recherches environnementales contemporaines, en mettant en évidence les relations de vulnérabilité mutuelle qui lient les vivants, font en quelque sorte sauter le verrou naturaliste qui les excluait de la sphère politique.
À ce propos, l’auteur invite à intensifier les enquêtes (dans le sillage du philosophe Bruno Latour) pour établir ce qu’il en est, dès lors qu'on tourne le regard vers la terre (pas la peine d'aller explorer les étoiles), des relations avec les vivants non-humains. À partir de ce savoir renouvelé, c’est tout un continent inexploré qui s’apprête à surgir. Morizot propose un cadre pour le penser. Grâce à la notion d’alter-politique, pratique et théorie des égards ajustés entre les vivants non-humains et les humains, il devient ainsi possible de considérer les alliances multispécifiques – à l’instar de l’alliance entre les paysans argentins et l’amarante dont les graines résistantes au Roundup sont disséminées dans les champs de soja transgéniques pour lutter contre l’industrie agro-alimentaire (1) ou de l’alliance avec les castors auxquels l’auteur consacre un chapitre : il y voit une « force hydrologique qui amplifie la vie » dans la mesure où leur activité, en ralentissant la circulation de l’eau des rivières, permet de lutter efficacement contre les inondations, les méga-feux et les sécheresses. Il y a un intérêt commun à multiplier ce type d’alliances, inspirant pour les combats écologiques et sociaux en cours, car « ce qui détruit écologiquement le monde vivant est toxique pour les conditions d’existence des humains : l’aliénation serait un phénomène transpécifique ». Quant à l’étho-politique, qu’il définit comme les relations entre tous les vivants (et pas seulement entre les humains et les non-humains, champ de l’alter-politique), elle permet d’envisager les vivants comme des êtres – et non des choses – qui se comportent, communiquent et défendent leurs intérêts, mettant en acte des puissances dont nous devons tenir compte. Fort de ces outils théoriques, il incombe aux humains de négocier une cohabitation qui laisse place aux ajustements réciproques et aux processus (alter-)diplomatiques.
« L'inexploré, c'est ce continent englouti dont on avait occulté l'existence même et nié la possibilité, cet espace non dualiste de relations possibles avec les vivants non humains - le continent de l'alterpolitique. »
Baptiste Morizot
D’emblée, l’auteur formalise son intention de proposer non pas un livre mais une cartographie de ses « parcours d’exploration trébuchants ». À l’issue des 729 aphorismes organisés en six « reconnaissances », à quoi s’ajoutent une « dernière halte » et trois « détours », l’ouvrage, touffu et parfois un peu répétitif, a le mérite d’ouvrir l’horizon pour un monde commun. Ce qui ne gâche rien, quelques dessins à l’encre de Chine de la main de l’auteur soulignent un dessein poétique, de même que la belle couverture du livre – détail d’une aquarelle de Suzanne Husky et Stéphanie Sagot intitulée Aux arbres !, version écotopique en vert et rose du Jardin des délices de Jérome Bosch. De quoi montrer la voie d’un réenchantement du monde.
Baptiste Morizot (2023), L’inexploré, « Domaine sauvage », Wildproject, 427 pages, 26 euros.
Notes
(1) Lire à ce propos Nous ne sommes pas seuls. Politiques des soulèvements terrestres, de Léna Balaud et Antoine Chopot, Seuil, 2021.