Du lisible au visible

« L’invention du colonialisme vert » de Guillaume Blanc

Maxime Lerolle | 4 décembre 2020

Introduction

Pour nous distraire du coronavirus et du reconfinement, jouons aux sept différences. Pourquoi deux peuples d’éleveurs, l’un européen et l’autre africain, n’ont-ils pas droit à la même considération ? D’un côté, le Parc national des Cévennes en France loue la capacité des bergers locaux à façonner le paysage ; de l’autre, le Parc national du Simien dans les montagnes du nord-est de l’Éthiopie criminalise le mode de vie des agro-pasteurs injustement accusés de saccager la Nature alors qu’ils habitent et fabriquent ce territoire depuis des siècles.

La réalité de ce système à deux poids deux mesures tient, comme l’explique l’historien Guillaume Blanc dans son dernier ouvrage, à un mythe inventé par les Européens : l’Éden africain. Né de la colonisation, ce discours pseudo-scientifique rêve une légendaire « forêt primaire perdue » que seule l’Afrique conserverait. Or, ce paysage aurait disparu sous la seule pression des éleveurs africains. Ce mythe remplit deux fonctions. D’une part, en instituant une « enclave de nature », il offre une soupape de sécurité aux Occidentaux en quête de retour aux sources, impossible dans une planète dévastée par leurs industries. Et d’autre part, il dédouane les colonisateurs de leurs propres ravages environnementaux (l’exploitation des ressources naturelles) et zoologiques (la chasse à outrance) en Afrique et fait porter le chapeau aux indigènes.

Aussi peu fondé soit-il, ce mythe a la vie dure et persiste à travers les ONG conservationnistes internationales – en premier lieu l’UICN, l’Unesco et le WWF – nées de et dans la colonisation. Les parcs nationaux africains, vidés de leurs habitants pour laisser place à ces espaces vierges de présence humaine, sont le produit d’une telle idéologie.

Pour retracer concrètement cette généalogie du « colonialisme vert » en Afrique, Guillaume Blanc prend l’exemple du Simien. Créé dès les années 1960, à l’initiative conjointe de l’empereur Haïlé Sélassié et d’experts occidentaux, ce parc a pour raison d’être la protection d’un bouquetin endémique de ces montagnes, le Walia ibex. Et c’est au nom de la protection de l’animal que les responsables du parc, tant éthiopiens qu’occidentaux, n’ont eu de cesse de mener la guerre aux agro-pasteurs autochtones.

Or, ce bouquetin et les peuples montagnards ont toujours vécu en harmonie. En fouillant dans les archives de l’Ethiopian Wildlife Conservation Agency, l’auteur montre en effet que plus la population humaine augmente, plus croît en proportion la population de bouquetins. Mais le discours scientifique ressassé à l’envi par les « experts » n’a cure des chiffres et des enquêtes de terrain. Pendant près de cinquante ans, les institutions internationales font pression sur les gouvernements éthiopiens successifs – ravis par ailleurs d’éliminer un peuple traditionnellement rétif au pouvoir central d’Addis-Abeba – pour expulser les humains du parc – et obtiennent gain de cause en 2018.

Comme on peut s’en douter, un tel discours, plaqué d’en haut, déstructure l’écosystème séculaire entre humains, animaux et végétaux, paradoxalement au nom de ce même écosystème. Il produit non seulement des effets pervers. Certains habitants, identifiant la cause de leurs maux au Walia ibex, décident de l’exterminer pour supprimer la raison d’être du parc qui les persécute. D’autres, qui trouvent le tourisme plus rentable que l’agriculture, délaissent les travaux des champs – pourtant à l’origine des paysages tant vantés – pour mendier auprès des touristes étrangers. Mais, surtout, il a vidé de sa substance la communauté inter-spécifique qui façonnait les lieux. Aujourd’hui relégués dans des villes à la périphérie du parc, les montagnards du Simien, en perte de repères, sombrent dans une compétition de chacun contre tous, dans un environnement aux conditions de vie nettement dégradées.

Et tout ceci, pour le plus grand plaisir des touristes et des documentaires animaliers.

Guillaume Blanc, L'invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l'Éden africain, Flammarion, 2020, 352 pages, 21,90 euros.