Introduction

Topophile | En quoi les problématiques liées à la maternité vous semblent-elles au cœur d'une transformation féministe de la société ?

Raquel Marcos | Sans tomber dans l'essentialisme, elles nous font comprendre qu'il existe de nombreuses façons de materner, de prendre soin de l'enfance et de créer du lien au-delà des liens biologiques, de la monogamie, et de la famille hétéronormée et patriarcale.

La maternité met en crise le système basé sur la production et sur l'individualisme, elle nous montre l'interdépendance et l'urgence des soins. Elle nous révèle que la vie a d'autres temporalités et d'autres rythmes, et nous démontre qu'aucune de nous ne peut y arriver seule (ou très difficilement), et qu'ensemble, c'est mieux.

Prendre soin des mères (au sens large du terme), c'est prendre soin de la vie. Et placer la vie au centre est au fondement de la transformation féministe de la société.

Pourquoi l'espace public occidental contemporain vous paraît-il défaillant à l'égard des femmes qui allaitent leur nourrisson ? Pourquoi ce sujet ne relève-t-il selon vous pas (seulement) de l'intime ?

L'allaitement est un droit des femmes et des enfants, ainsi qu'un besoin universel, le lait maternel étant le premier aliment de tout être humain (dans la majorité des cas). L'allaitement et le post-partum représentent cependant des périodes délicates et exigeantes pour les femmes, qui peuvent avoir des conséquences sur leur santé mentale. Nous savons que le soutien mutuel et le partage d'expériences sont essentiels pour traverser cette période de la meilleure manière possible. Pourtant, ni l'espace public ni la société dans son ensemble ne favorisent cette dynamique.

L'espace public devrait soutenir et faciliter l'allaitement, en permettant que cette pratique se déroule dans la sphère publique, et de manière à ce que cela devienne courant d’y voir des mères allaiter leurs enfants.

Mais ce n'est pas le cas. Les espaces publics sont des environnements hostiles pour les femmes qui allaitent. Beaucoup se sentent mal à l'aise, observées, voire jugées, et ont du mal à trouver des lieux adaptés pour allaiter, les contraignant à vivre cette expérience dans la solitude et l'isolement.

Comment votre proposition architecturale permet-elle d'y remédier ?

Mamífera cherche à générer un espace attrayant, visible, accessible, sûr, confortable et inclusif pour différents types de familles traversant la période d'allaitement et de la petite enfance. Avec sa structure circulaire confortable et collective, notre proposition encourage la rencontre et le partage d'expériences des personnes qui l'utilisent. La structure modulaire permet une visibilité intérieure-extérieure, et favorise ainsi un allaitement protégé sans pour autant l’invisibiliser de l’espace public. À l'intérieur, un banc circulaire en bois favorise les soins collectifs et l’accompagnement mutuel. Une partie du banc est dotée d’un dossier, le sol est recouvert d'un tapis pour jouer, ramper ou s'asseoir, et la structure est couverte par des toiles qui lui fournissent de l’ombre. Enfin, une pile de coussins d'allaitement est à disposition pour nourrir les plus petits ou pour être utilisée comme jeu par les jeunes enfants. L'intérieur offre aussi une forme d’intimité et de sécurité qui facilite l'allaitement, le changement de couche, la préparation du biberon, le réchauffement du lait et le lavage des mains et des ustensiles. Il est équipé d'un meuble comprenant ces équipements, avec un évier et un point d'eau, un réfrigérateur, un micro-onde et un espace utilisé comme table à langer.

Dans un esprit de cohérence intersectionnelle, nous avons fait le choix du bois face à l’impératif de sobriété environnementale, et avons mobilisé des entreprises locales et liées à l'économie sociale et solidaire.

Comment avez-vous travaillé sur la question de l'intimité dans cette architecture ? Jusqu'où va la nécessité de rendre cette pratique visible dans l'espace public ?

Il faut comprendre Mamífera pour ce qu'elle est : une installation éphémère conçue dans le cadre d'un festival d'architectures émergentes. Il s'agit d'un manifeste en faveur des allaitements publics et collectifs, dont l'objectif est de provoquer, attirer l'attention, susciter la réflexion et le débat autour de ce sujet.

Dans le cas où l'on nous demanderait de concevoir un espace permanent, il y a de nombreux aspects que nous devrions repenser et adapter. Par exemple, la possibilité de concevoir un élément permettant de moduler le niveau d'intimité en fonction des volontés et des besoins de chaque femme et de chaque bébé. Cette question apparaît de manière récurrente dans les ateliers participatifs que nous menons dans le cadre du projet Mamífera.

Votre dispositif fait-il référence à des configurations spatiales qui existent ailleurs dans le monde (de façon traditionnelle ou contemporaine) ou qui ont existé ? Connaissez-vous d'autres architectures féministes liées au thème de la maternité ?

Actuellement, il existe des espaces destinés à l'allaitement, tels que des salles ou des cabines d'allaitement dans les centres commerciaux et les immeubles de bureaux. On les retrouve également dans certains moyens de transport, comme les espaces d'allaitement dans le métro de certaines villes du Mexique. Dans le cas des cabines, il s'agit d'espaces fermés à usage individuel, ce qui renforce l'isolement et l'invisibilité des mères. Les salles d'allaitement sont aussi souvent des espaces fermés, généralement sans lumière naturelle, peu confortables et situés dans des zones isolées du regard du public (généralement près des toilettes). Nous avons également trouvé certains éléments de mobilier urbain dédiés à l'allaitement, qui, bien qu'ils situent l'allaitement dans l'espace public, sont conçus pour un usage individuel (une mère avec son bébé).

D'autre part, nous avons découvert certains projets auxquels nous nous identifions plus, en raison de leur approche de l'allaitement comme une activité partagée. Il s'agit de projets en Amérique latine, comme la Plaza de Bolsillo Aurora Feminista à Santiago (Chili), ou le projet aUPA à Tucumán, en Argentine.

Comment a été reçue et appropriée cette expérimentation durant le festival ?

Elle a reçu un véritable succès. De nombreuses mères et familles avec leurs bébés, mais aussi avec leurs enfants plus grands, ont utilisé l'espace de manière spontanée. Mamífera est devenue un lieu de rencontre et d’échange.

Le projet a été particulièrement bien accueilli par le collectif des sages-femmes et des conseillères en allaitement, qui ont salué l'initiative pour avoir placé l'allaitement en dehors du domaine médical, et pour l'avoir considéré comme une responsabilité collective et sociale. Différents professionnels ont organisé leurs rencontres de soutien à l'allaitement dans Mamífera, afin de soutenir le projet.

Depuis cette démonstration, des opportunités d'installations durables se sont-elles dessinées, sous cette forme ou sous une autre ?

L'été dernier, entre juin et septembre 2024, Mamífera est devenue une installation nomade, qui a visité trois villes différentes de Catalogne : Abrera, Mataró et Sant Quirze del Vallès. En plus d'accueillir diverses activités liées au soutien à l'allaitement et à l'éducation, nous avons pu poursuivre l'élargissement de notre recherche participative sur l'allaitement et l'espace public. Cette recherche a pour objectif de mettre en lumière les difficultés rencontrées par les femmes lorsqu'elles allaitent dans l'espace public et de générer collectivement des stratégies pour concevoir des espaces publics plus accueillants pour l'allaitement.