Introduction
Alors que la marche et la randonnée urbaine se développent, se sont tenues, le 17 septembre 2021 à Marseille, les premiers assises nationales de la marche en ville. À cette occasion, Thierry Paquot prononça la conférence suivante que nous vous invitons à lire à voix haute, comme il nous invite à marcher la ville afin de l’éprouver plus intensément.
Le petit enfant est tout étonné, il s’est levé, s’accrochant au barreau de la chaise, puis a mis un pied devant l’autre pour avancer, il a appris tout seul la marche, il sourit d’aise et part explorer tous les environs de son petit monde, qui d’un coup s’agrandit.
Plus tard, avec les copains, il se perd dans les plis de la ville, découvre un autre quartier aux avenues rectilignes et plantés d’arbres qu’il ne connait pas. Les voitures bourdonnent tout autour, craintifs, ils font groupe et ne quittent pas le trottoir. Ce mot les fait rire au point où ils se mettent tous à trottiner avant de sautiller à pieds joints pour atteindre leur domaine et s’éparpiller dans les rues familières... Adolescent, quand la tristesse l’enveloppe, il ouvre la porte de l’appartement familial, et pénètre dans la rue, antichambre publique de sa demeure. Il tâte la température du bout du pied, avant de plonger dans la houle urbaine... Chaque bain de ville le revivifie, comme si chaque pas effectué le réconfortait et l’encourageait à poursuivre sa marche.
Marcher est un bienfait, les randonneurs le savent bien en récitant leur mantra : « Un jour de sentier, huit jours de santé ! » Marcher la ville c’est entrer en connivence avec elle, établir une joyeuse complicité entre le corps de pierre et le corps de chair. Marcher la ville stimule les cinq sens, ensemble ou séparément. L’œil est aux aguets, il faut anticiper les dangers et en même temps se nourrir du spectacle ininterrompu, et souvent joyeux, de la rue. L’odeur indique aussi bien les activités locales que la végétation qui s’y déploie, mais aussi l’intensité de la circulation et les huiles usées de la restauration rapide. Le gout est plus délicat à saisir, il ne s’agit pas de lécher les murs, mais de goûter des crépis, des couleurs, des impressions. L’ouïe se développe avec la généralisation des téléphones portables, on entend ce qui ne nous est pas destiné, d’où un ouïsme aussi indiscret que le voyeurisme... Ce sont également les bruits de la circulation, des machines, des annonces sonores qui hésitent sans cesse entre une pollution qui empêche de s’endormir et des sons d’une symphonie urbaine qui musicalise la ville. Quant au toucher, quoi de plus griffant qu’un mur en béton mal décoffré, de plus froid qu’une paroi de verre bleuté, de plus doux qu’une façade en briques que l’on caresse autant qu’elle nous évoque la terre qui s’écoule entre nos doigts et le feu qui nous réchauffe...
Marcher stimule notre sensorialité, nous comprenons mieux alors qu’il faut compléter le cogito cartésien, « je pense, donc je suis », par un « je sens, donc j’existe ». En effet, mille informations nous assaillent lorsque nous marchons. Un arbre nous salue en agitant une branche amicale, des fleurs parfument l’atmosphère, la rivière murmure des poèmes rafraichissants en sautillant le long de la route, les vitrines exposent des tentations auxquelles on résiste tant bien que mal, les réverbères balisent notre cheminement nocturne comme des bouées illuminées pour faciliter notre navigation, les oiseaux se font éclaireurs, les papillons pétales volants, les nuages amortissent les tempêtes. Marcher dans la ville ne consiste pas seulement à joindre un point A à une point B avec le moins de désagréments possibles et le plus rapidement. Non, marcher revient à s’accorder au lieu traversé, à révéler notre psychogéographie, cette relation subtile entre notre humeur du moment et l’endroit que nous parcourons. C’est dire si tout déplacement est un transport, c’est-à-dire une émotion, n’oublions pas que ce mot dérive du verbe « émouvoir », qui vient de « mouvoir », se mouvoir exprime bien cette idée plus vaste qu’un simple parcours fonctionnel, un transport des sens, un chahut neuronal, un frisson imprévu, un sentiment inédit.
Le mot « piéton » dérive du verbe « piéter », « aller à pied », qu’on n’utilise plus. Il a longtemps désigné, comme en latin, les fantassins, la piétaille, alors que le vrai soldat était le cavalier ! C’est au cours du XVIIIe siècle que le piéton entre dans la ville, avec la bénédiction de la médecine qui considère que marcher met en appétit et facilite la digestion. La promenade est prescrite, pour cela il faut tracer des mails arborés, car les rues sont encombrées de cavaliers, de calèches, charriots et chaises-à-porteur et les accidents sont nombreux. Les va-nu-pieds, les gens de peu, marchent dans la ville, tandis que les bourgeois et les aristocrates sont transportés ! Sébastien Mercier et Restif de la Bretonne seront, parmi les premiers, à arpenter la ville, de jour et de nuit, pour y admirer les « travaux et les jours » qu’elle abrite comme des trésors. Leur témoignage nous est précieux. Le piéton exige le trottoir, le premier est construit dans l’actuelle rue de l’Odéon, à Paris, en 1781. Le premier passage couvert d’une verrière date de 1786 aux Tuileries, puis viendront les passages Feydeau, du Caire, des Panoramas, etc. Ils sont à l’abri des intempéries, sont éclairés quand la nuit tombe, leurs vitrines y rivalisent alors de nouveautés, les prostituées y recrutent leurs clients, les flâneurs y déambulent... Balzac dit de la flânerie que c’est « la gastronomie de l’œil ». Oui, le flâneur est gourmand du moindre fait et geste de la rue. Il déguste la vie citadine. Ce n’est pas un badaud, pas plus qu’un chemineau, le flâneur observe tout et tout le réjouit. Il y a une sorte de gratuité de la ville qu’il apprécie... Le mot « flâneuse » ne date que du dernier tiers du XIXe siècle, une « femme-comme-il-faut » ne marche pas toute seule sur le boulevard, mais accompagnée. La revendication féministe de pouvoir sortir quand et où la femme le désire, sans être harcelée, date des premières manifestations d’après mai 68, sans s’imposer. Le regard lourd des hommes, leurs gestes déplacés, leurs paroles ordurières envers les femmes sont encore la règle dans les rues de n’importe quelle ville. La rue pour toutes et tous est un combat qu’il faut sans cesse réactiver...
Dorénavant, les villes scarifiées par des voies ferrées et des autoroutes urbaines et leurs inévitable échangeurs, entravent la marche, obligent à des détours. De même, les gigantesques centres commerciaux et leurs parkings représentent des obstacles pour le marcheur. Quant aux abords des villes, mités de pavillons solitaires sur leur butte gazonnée, l’absence de trottoir les rendent impraticables... Certes des randonnées urbaines traversent des territoires peu marchables, mais la quotidien urbain des habitants demeure tributaire de l’automobile ou du bus... Cicatriser ces non-lieux, empêcher les gated communities de proliférer en confisquant les lieux urbains jadis accessibles à tous, promouvoir des farandoles vertes qui relient tous les moindres espaces verts d’un territoire : parcs et jardins, cours d’école, stades, cimetières, rivages du fleuve, bois et forêts, champs et friches, voilà de quoi exalter la marche, non ? Marcher la ville en empruntant des chemins de traverse à l’écart des axes fréquentés, espérant la possibilité d’un retrait. Une pause ? Une halte ? Un soupçon de solitude avant de rejoindre la multitude...
Tout être humain est situationnel, relationnel et sensoriel, la marche participe à chacune de ces qualités qu’il nous faut cultiver. Marcher ne consiste pas seulement à parcourir une distance, c’est d’abord éprouver la ville, il s’agit d’une expérience corporelle, sensorielle, existentielle... Redonnons à la marche sa dimension géopoétique ! Pas de territorialités sans ses temporalités.
Marcher la ville c’est en découvrir des aspects inconnus et parfois incongrus.
Marcher la ville c’est en révéler les différentes perceptions selon les saisons, les jours de la semaine, le diurne et le nocturne.
Marcher la ville, c’est ne pas craindre les autos, bus, camions, motos qui doivent calmer leur élan et accepter de ralentir.
Marcher la ville revient à établir une continuité historique entre les lieux traverser, à en dévoiler les éléments patrimoniaux.
Marcher la ville c’est marcher en soi-même, se promener en sa propre compagnie. Ce qui ne veut pas dire que la marche à deux, trois ou plus ne procure pas la même satisfaction. Combien de marche à deux anticipe une déclaration amoureuse ? Combien de marche à quelques-uns préfigure une action commune, un engagement partagé, une envie de faire avec pour être parmi ?
Marcher, n’est pas marchandisable, elle s’avère un plaisir dont la valeur n’a pas de prix. En cela, elle est unique.
Finalement, marcher la ville, marcher sa ville, n’est-ce pas honorer la topophilie, cette amitié avec le lieu ? Que demander de plus...
Texte issu de la conférence prononcée par Thierry Paquot aux Premières Assisses Nationales de la marche en ville, à Marseille, le vendredi 17 septembre 2021, à l’initiative de Place aux piétons.
Illustrations de Margot Stuckelberger
Bibliographie
Thierry Paquot (2004), « L’art de marcher dans la ville », in Esprit, n°303, mars-avril 2004.
Thierry Paquot (2006), Des corps urbains. Sensibilités entre béton et bitume, Autrement.
Thierry Paquot (dir.) (2015), Les situationnistes en ville, « Archigraphy », Infolio.
Thierry Paquot (dir.) (2016), Flâner à Paris. Petite anthologie littéraire du XIXe siècle, « Archigraphy », Infolio.