Introduction
Face aux désastres provoqués par l’aménagement du territoire qui le transforme, dans une logique productiviste, en plateau technique, Thierry Paquot nous invite à un ménagement des êtres, des choses et des lieux. Cultivant une disposition à la disponibilité, promouvant une attention intentionnée, pratiquant le cas par cas, le sur-mesure et le avec les habitants et le vivant, « le ménagement ne se substitue pas à l’aménagement, il est d’une autre nature et appartient à une autre logique qui se fonde sur une éthique, celle de la Terre ».
Je ne sais pas pourquoi j’exècre, depuis bien longtemps, le mot « aménagement ». Je l’associe à des réunions d’hommes cravatés devisant devant une carte de France et décidant arbitrairement du tracé d’une autoroute ou de l’implantation d’une « ville nouvelle ». Des photographies en noir et blanc témoignent de ces réunions au sommet, où la seule présence féminine est celle d’une jeune femme apportant des cafés... Ces hauts fonctionnaires, à l’impunité garantie et à l’arrogance énarchique [issus de l'ENA ; N.D.E.], savent tout sur tout.
Enquêtant sur l’expression « aménagement du territoire », je la trouve sous la plume d’Eugène Claudius-Petit, professeur de dessin, résistant, devenu ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme et fidèle de Le Corbusier, dans un document titré « Pour un plan national d’aménagement du territoire », publié en 1950. Il l’aurait déjà utilisée en 1947 dans des textes préparatoires et se trouve en filigrane dans les « Matériaux pour une géographie volontaire de l’industrie française » (1). Elle sera popularisée avec la création en 1963 de la DATAR (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale), remplacée en 2014 par le Commissariat général à l’égalité des territoires. Elle caractérise la suprématie d’une super-technocratie masculine (énarques, inspecteurs des finances et ingénieurs des ponts-et-chaussées) qui, depuis la capitale, choisit la localisation des équipements collectifs, des centrales nucléaires et des « villes nouvelles », attribue des aides à l’industrialisation, dessine la carte des infrastructures, oriente considérablement le devenir des territoires sans prendre en considération l’avis de leurs habitants. La DATAR est un dispositif de la planification à la française dont la Ve République est si fière. Assez vite, « l’aménagement du territoire » s’apparente à une politique centralisée volontariste reposant sur une prospective nationale ayant pour seule visée la modernisation de l’appareil productif et de son agriculture productiviste destinée à l’exportation... Il faut réagir au « défi américain », pour reprendre le titre d’un essai du journaliste Jean-Jacques Servan-Schreiber publié en 1967.
Avant de désigner tout un éventail de procédures étatico-administratives, l’aménagement consiste, en sylviculture au XVIIIe siècle, en la « manière de disposer » les arbres. Un siècle plus tard, l’on désignera le responsable de l’aménagement des forêts par « aménagiste ».
Ménager
Ainsi « aménager » consiste à agencer une pièce ou une maison, à rendre plus fonctionnelle une cuisine, plus agréable une entrée, etc. Ce verbe provient d’un autre verbe, « ménager », qui dérive de « ménage », qui lui-même vient du verbe « manoir », dorénavant inusité. Le verbe « manoir » signifie « demeurer », « habiter », il est issu du latin manere, « rester », « séjourner », « habiter », qui donnera en français, « maison », « manse », « mas », « manant », « masure », « manoir » (cette fois la résidence fortifiée du seigneur) et « ménage ». Ce dernier terme est l’équivalent d’« administration des biens », comme dans l’expression « faire son ménage », qu’il faut entendre comme « faire des affaires »... Marc Bloch s’attarde sur le passage du mot « manoir » dans la langue anglaise en changeant d’acception : en français du XIe siècle, « manoir » est « une maison bien bâtie, souvent pourvue de défenses » et en anglais « c’est la seigneurie, les tenures et le domaine, les champs, les friches, les forêts dans l’espace soumis à l’hégémonie seigneuriale ; une pièce de terre dépend du ‘manoir’ ; le tribunal du seigneur est la cour du manoir » (2). Plus tard, « ménage » désigne tout ce qui concerne la vie matérielle d’un foyer, son entretien (« faire le ménage »), la cohabitation des membres de la maisonnée (« faire bon ménage avec… »).
« Ménager » veut aussi dire « prendre soin » d’une personne comme d’un objet, d’un outil ou d’un animal (« qui veut voyager loin, ménage sa monture »), « économiser » (ses forces et ses biens), « épargner » (sa fatigue, par exemple). La « ménagère » s’occupe du ménage, sans être prise en considération par la société qui ignore son activité comme travail productif. Il y a aussi une autre « ménagère » : l’ensemble des couteaux, fourchettes, cuillères, qu’on sort le dimanche et qui résulte d’un cadeau de mariage... Quant à la « ménagerie », elle rassemble tous les animaux d’une ferme, puis des animaux plus ou moins exotiques et sauvages, comme celle de Charlemagne, déjà, et bien sûr à Versailles sous Louis XIV (avec des perroquets, des autruches, un éléphant, un dromadaire...) et, par la suite, dans les jardins zoologiques et les cirques...
Ménager veut aussi dire « prendre soin » d’une personne comme d’un objet, d’un outil ou d’un animal.
Thierry Paquot
L’aménagement n’est pas l’opposé de ménagement, comme l’athéisme le serait du théisme, mais un terme ayant sa propre étymologie. De même, il ne faudrait pas, par simple proximité euphonique, associer « ménager » et « manager », « ménagement » et « management ». Le verbe « manager » vient du verbe anglais to manage qui signifie « entraîner, dresser », il entre dans la langue française dans le dernier tiers du XIXe siècle dans le vocabulaire sportif, le manager est l’entraîneur du cycliste ou du cavalier, du reste le mot « manège » désigne le lieu où les chevaux sont dressés. Peu après, il pénètre le langage de l’économie, le manager est un organisateur, un administrateur, un gestionnaire d’une société ou d’une entreprise. Le management représente alors les principes qui président à la gestion d’une institution...
Un ménagement opérationnel
Michel Marié (né en 1931), sociologue, à la formation bigarrée et chaotique, exerce d’abord comme urbaniste en Algérie, encore coloniale, puis au Venezuela à partir de 1962, et enfin au Chili où, à chaque fois, il se préoccupe davantage de l’auto-construction et des bidonvilles que de « planifier » une urbanisation qui n’avait pas les moyens de ses fins. Il revient en France peu avant mai 1968, vit les « événements » avec passion à Paris et part dans le midi travailler sur les territoires et l’hydraulique, puis, vingt ans après, de retour à la capitale, s’intéresse aux « regards croisés » des sciences humaines et sociales (3). C’est en travaillant sur l’eau en Provence, en positionnant les « acteurs » en présence (le Canal du Midi, les agriculteurs, les sociétés d’exploitation hydraulique, les municipalités, l’État...) qu’il en vient à noter : « Plutôt que d’aménagement, il vaudrait mieux parler de ‘ménagement’, au sens d’’autorégulation’, c’est-à-dire une manière nouvelle d’aborder le territoire, de réévaluer sans cesse les termes de son action en fonction des forces en présence. Opérant en elle-même la synthèse des grands appareils coloniaux et leur rencontre avec de l’épaisseur sociale, la société a pu faire l’économie d’une certaine frontalité » (4).
Je définirais provisoirement [le ménagement du territoire] comme étant la capacité des institutions de l’aménagement à autoréguler, c’est-à-dire à réévaluer en permanence les termes de leur action en fonction des forces en présence.
Michel Marié, « Aménager ou ménager le territoire ? »
Quelques années après, il revisite son expérience de consultant et précise « les trois idées simples » qu’il en retient. « La première est, que, lorsqu’ils [les ingénieurs] construisent un pont, une autoroute ou un réseau hydraulique, ceux-ci n’agissent pas en terrain neutre. (...) Il est au contraire chargé d’humanité, d’histoire, d’imaginaire et de symboles ». La deuxième idée est la suivante : « l’aménagement, comme processus volontaire d’organisation et de fertilisation de l’espace, ne réussit bien que s’il s’accompagne d’une certaine dose de ce que l’on pourrait appeler ménagement du territoire ; notion que je définirais provisoirement comme étant la capacité des institutions de l’aménagement à autoréguler, c’est-à-dire à réévaluer en permanence les termes de leur action en fonction des forces en présence ». Enfin, la troisième idée valorise la « diversité » que toute « société locale » réclame et qui échappe à l’aménagement, perçu comme normalisation valable partout et assurant ainsi une égalité républicaine aux territoires (5). Pour lui, deux modèles sont en présence : celui de l’État-entrepreneur qui met en place l’« aménagement » et le « modèle localiste » qui « ménage » le territoire et ses habitants, le patrimoine et ses paysages. « L’eau, constate Michel Marié, n’est donc pas seulement un élément véhiculé et consommé, un fluide isolé de son contexte, mais une totalité charriant à la fois un système productif, une économie, des rapports sociaux, des écosystèmes, des paysages, des fonctionnements politiques… », dont chaque composant possède ses temporalités...
Détour par Heidegger
Autant l’avouer, je n’ai pris connaissance des articles de Michel Marié que pour préparer mon entretien avec lui en 2004. Pour moi, depuis longtemps, déjà en 1990 dans Homo urbanus (6), j’opposais « aménagement » et « ménagement », en prenant appui sur la célèbre conférence de Martin Heidegger, « Bâtir habiter penser », prononcée à Darmstadt en 1951, à l’occasion d’un colloque sur « l’Homme et l’espace » (7). Heidegger s’attarde sur l’étymologie de ces trois verbes et, concernant Bauen, remarque : « Maintenant, le vieux mot Bauen, qui nous dit que l’homme est pour autant qu’il habite, ce mot Bauen, toutefois, signifie aussi : enclore et soigner, notamment cultiver un champ, cultiver la vigne. En ce dernier sens, Bauen est seulement veiller, à savoir sur la croissance, qui elle-même mûrit ses fruits ». Or, le philosophe constate que ce sens s’efface progressivement au profit d’une autre signification de Bauen, celle d’édifier des constructions, aussi insiste-t-il sur le fait que Bauen veut encore et toujours dire « habiter ». « Nous n’habitons pas parce que nous avons ‘bâti’, écrit-il, mais nous bâtissons et avons bâti pour autant que nous habitons, c’est-à-dire que nous sommes les habitants et sommes comme tels. En quoi consiste donc l’être de l’habitation ? Écoutons à nouveau le message de la langue : le vieux-saxon wuon, le gotique wunian signifient demeurer, séjourner, juste comme l’ancien mot Bauen. Mais le gotique wunian dit plus clairement quelle expérience nous avons de ce ‘demeurer’. Wunian signifie être content, mis en paix, demeurer en paix. La mot paix (Friede) veut dire ce qui est libre (das Freie, das Frye) et libre (fry) signifie préservé des dommages et des menaces, préservé de..., c’est-à-dire épargné. Freien veut dire proprement épargner, ménager ».
Sauver la terre, accueillir le ciel, attendre les divins, conduire les mortels, ce quadruple ménagement est l’être simple de l’habitation.
Martin Heidegger, « Bâtir habiter penser »
Plus loin, il affirme : « Le trait fondamental de l’habitation est ce ménagement ». Que nous dit-il ? Que les humains sont mortels (sachant que, pour lui, « mourir veut dire : être capable de la mort en tant que la mort ») et qu’ils n’habitent que lorsqu’ils ménagent le Quadriparti, à savoir la terre et le ciel, les divins et les mortels. « Dans la libération de la terre, dans l’accueil du ciel, dans l’attente des divins, dans la conduite des mortels l’habitation se révèle comme le ménagement quadruple du Quadriparti. Ménager veut dire : avoir sous sa garde l’être du Quadriparti ». Offrir un emplacement au Quadriparti revient à bâtir des lieux qui les accueillent, mais l’on ne peut bâtir que si l'on habite. Heidegger se demande alors depuis quand les humains ont perdu cette capacité à doter les choses (8) de ce qui ménage le Quadriparti : « sauver la terre, accueillir le ciel, attendre les divins, conduire les mortels, ce quadruple ménagement est l’être simple de l’habitation ». Il répond que cela date d’avant la guerre et laisse entendre que le machinisme – ce que nous appelons le « productivisme » – en serait à l’origine, en déracinant les humains, non seulement de leur lieu natal (Heimat), mais de leur unité, au point où ils en sont « à chercher l’être de l’habitation ».
Ménager pour prendre soin
Ainsi, avec mes mots, bien éloignés du vocabulaire heideggérien, j’ai régulièrement invité les étudiants et les praticiens à ménager. Qui ? Les gens, les choses, les lieux et le vivant. Un tel ménagement réclame une disposition à la disponibilité qui se cultive, qui ne va pas de soi, qui se révèle exigeante, tant elle s’alimente d’attentions intentionnées. Et puis, une telle démarche rompt avec les protocoles professionnels en vigueur. Ménager revient, pour moi, à contribuer à écologiser nos manières de faire et de penser. Ainsi, par exemple, « ménager » une place consiste à étudier ses usages temporalisés (chronotopie) et genrés, à observer le vivant qui s’y déploie, à questionner les gens qui y viennent, à proposer un mobilier qui convienne aux activités qui s’y dérouleront, de jour comme de nuit, et aux populations qui s’y installeront, etc. Ces observations, qui demandent du temps et de la réflexion, ne sont que rarement intégrées au processus du projet et conséquemment ne sont pas budgetées ; or, elles sont indispensables pour imaginer une réponse de qualité, singulière et originale.
Ménager revient, pour moi, à contribuer à écologiser nos manières de faire et de penser.
Thierry Paquot
Le ménagement en architecture, urbanisme, paysagisme et design se doit de pratiquer le cas par cas, le sur-mesure et le avec les habitants et le vivant. Les trois simultanément. Les trois qui s’enrichissent mutuellement. Les trois qui font « ensemble ». Les trois qui s’inscrivent dans leurs temporalités et dans celles qu’elles refaçonnent ou produisent. Ménager m’a toujours paru une évidence, alors que l’aménagement relevait de lois, règlements, techniques administratives, protocoles bureaucratiques, visant à standardiser une réalisation, à normaliser une décision, sans jamais, précisément, tenir compte du lieu où il intervenait, des gens auxquels il se destinait, des choses qui l'environnaient et qu’ils environnerait à leur tour... Ménager relève d’une attitude souple, ouverte, discrète, adaptable, efficace, soucieuse d’accroître l’autonomie des habitants, humains et non humains (sans trop m’aventurer dans ce que voudrait dire « autonomie » pour un animal ou une plante, mais en acceptant le principe d’un quelque chose qui leur appartient au point où, le perdant, ils ne sont plus eux-mêmes), et le respect du déjà-là, en privilégiant les interrelations entre les éléments constitutifs d’un même ensemble... C’est en ce sens que je parle d’écologiser notre esprit.
Ménager relève d’une attitude souple, ouverte, discrète, adaptable, efficace, soucieuse d’accroître l’autonomie des habitants, humains et non humains, et le respect du déjà-là, en privilégiant les interrelations entre les éléments constitutifs d’un même ensemble...
Thierry Paquot
Je pense ici aux remarques qu’Ivan Illich adresse à ses amis japonais sur l’extension du domaine électronique qui transforme l’environnement, qui appartient aux communaux, en ressource. Il prévient ses hôtes que la perte des communaux (en japonais iriaï), ces « parties de l’environnement à l’égard desquelles le droit coutumier imposait des formes particulières de respect communautaire » ne représente pas seulement un « transfert matériel du contrôle des herbages, qui est passé des paysans aux seigneurs », mais « marque un changement radical dans les attitudes de la société envers l’environnement ». Il explique que la rue n’est plus le lieu de vie de tout un quartier, mais « une simple ressource pour la circulation des habitants », tout comme le silence ne peut plus se manifester dans un monde communicationnel saturé de paroles et de haut-parleurs (9). « Une telle transformation de l’environnement – de communaux en ressource productive – constitue la forme la plus fondamentale de dégradation qu’il puisse subir ». A contrario, ménager consisterait à maintenir ces communaux sans les réduire à des ressources destinées au marché, qui institue tout individu en consommateur, nécessairement passif et satisfait. Ivan Illich observe que « le comportement mécanique de ceux qui sont enchaînés à l’électronique constitue une dégradation de leur bien-être et de leur dignité qui, à la longue, devient insupportable. Les enquêtes sur l’effet délétère des environnements programmés montrent qu’en leur sein les gens deviennent indolents, impuissants, narcissiques et apolitiques ». J’ose substituer « aménagement » à « environnements programmés » pour en établir la même conclusion que lui et prescrire le ménagement comme antidote.
Le care comme ménagement
La politologue et féministe américaine Joan Tronto explique que « suivre les voies ouvertes par les féministes de la génération passée nécessite de considérer d’une toute autre façon les rapports entre l’environnement bâti, la nature et les êtres humains » (10). Elle rappelle que l’architecture est toujours l’expression du pouvoir (qu’il soit religieux, politique ou économique), d’un pouvoir qui est masculin et méprise l’impact du bâtiment sur les gens qui y travaillent et le vivant qui doit cohabiter avec. Ainsi, le super-stade en verre de Minneapolis représente un véritable danger pour les oiseaux, sans pour autant émouvoir ses promoteurs ! Elle n’en conclut pas que tous les hommes architectes et urbanistes sont indifférents aux gens et au vivant, mais qu’ils sont maladroits à leur endroit, ne sachant pas comment les « ménager ». Elle est persuadée qu’il ne faut plus regarder un bâtiment comme un objet entier, complet, terminé, mais comme une pelote de relations et d’interrelations qui ne cessent d’agir et de réagir entre elles. Avec Berenice Fisher, dans Un monde vulnérable (La Découverte, 2009), elles écrivaient : « Dans son sens le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre ‘monde’, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie ». À partir de cette définition du care, elles énumèrent quatre principes fondamentaux : « faire attention », « prendre soin de », « donner » et « recevoir ». Plus tard, Joan Tronto en ajoute un cinquième : « rendre », comme pour clore le cycle du don, à la manière de Marcel Mauss, pour qui celui-ci se déroule en trois temps : donner–recevoir–rendre, pas nécessairement chronologiquement.
Le ménagement ne se substitue pas à l’aménagement, il est d’une autre nature et appartient à une autre logique qui se fonde sur une éthique de la Terre.
Thierry Paquot
À nous de pratiquer ce care, ce ménagement, dans nos actes ordinaires et, mieux encore, dans nos manières de faire de l’architecture, du ménagement urbain (je préfère éviter le néologisme « urbanisme » qui correspond, pour moi, à la fabrication de la ville productiviste conçue et réalisée par les hommes), du design social ou du biorégionalisme. Le choix du site, des matériaux, du calendrier du chantier, des compétences des artisans, de l’organisation du travail, de la prise en considération des riverains et de la faune et de la flore, etc., des conséquences de telle forme, de telle couleur, de tel revêtement sur les écosystèmes et sur le travail des artisans comme sur le quotidien des voisins et des futurs habitants, sur le recyclage et le futur réemploi, etc. Le ménagement ne se substitue pas à l’aménagement, il est d’une autre nature et appartient à une autre logique qui se fonde sur une éthique de la Terre proposée par Aldo Leopold, pour qui « une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse ».
Auteur
Thierry Paquot
Illustration
William Honffo
Notes
(1) Gabriel Dessus, Pierre George, Jacques Weulersse, « Matériaux pour une géographie volontaire de l’industrie française », Cahiers de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris : Armand Colin, 1949.
(2) Marc Bloch, Seigneurie française et manoir anglais, Paris : Armand Colin, 1960, p. 59.
(3) Thierry Paquot, 2004, « Entretien avec Michel Marié », Conversations sur la ville et l’urbain, Gollion (CH) : Infolio, 2008, p. 514-525.
(4) Michel Marié, « De l’aménagement au ménagement du territoire en Provence », Le Genre Humain, vol. 1, n°12, Paris : Le Seuil, 1985, p.89.
(5) Michel Marié, « Aménager ou ménager le territoire ? », Annales des Ponts et Chaussées, n° de janvier, Paris, 1996 (repris en version numérique sur le site de l’auteur).
(6) Thierry Paquot, Homo urbanus, essai sur l’urbanisation du monde et des mœurs, Paris : Le Félin, 1990.
(7) Martin Heidegger, 1954, « Bâtir Habiter Penser », Essais et conférences, traduit de l’allemand par André Préau, Paris : Gallimard, 1958, p. 170-193.
(8) Il faut lire « La Chose », conférence prononcée devant l’Académie bavaroise des beaux-arts le 6 juin 1950, reprise dans Essais et conférences, op. cit., p. 194-218. Il explique ce qu’il entend par « chose » : « La chose retient le Quadriparti. La chose rassemble le monde. (...) Si nous pensons la chose comme chose, nous ménageons l’être de la chose [le laissant] entrer dans le domaine à partir duquel elle est. Rassembler [Dingen], c’est rapprocher le monde. Rapprocher est l’être même de la proximité. Pour autant que nous ménageons la chose en tant que chose, nous habitons dans la proximité ».
(9) Ivan Illich, 1982, « Le silence fait partie des communaux. Remarques liminaires au symposium de l’Asahi Shimbun : ‘Science and Man The Computer-Managed Society’, Tokyo, 21 mars 1982 », repris dans Œuvres complètes, vol. 2, Paris : Fayard, 2005, p. 746-754.
(10) Joan Tronto, « Vers une architecture du ménagement », traduit en français par Joanne Massoubre et Martin Paquot, Topophile, revue numérique, 31 janvier 2021. « Caring Architecture » a paru dans Critical Care, Architecture and Urbanism for a Broken Planet, sous la direction d’Angelika Fitz et Elke Krasky, Cambridge : MIT Press, 2020.