Les mots et les choses

Mine urbaine : le réemploi au fond du trou

Philippe Simay | 25 juin 2021

Introduction

Le champ lexical de l’exploitation minière est l’un des topos de la littérature du réemploi et, plus largement, de l’économie circulaire. On y entend fréquemment parler de « mines urbaines ». L’origine du terme est attribuée au professeur Hideo Nanjyo de la Tohoku University de Tokyo qui l’utilisait dans les années 1980 pour désigner le stock de métaux rares contenus dans les déchets d’équipements électriques et électroniques, ainsi que le processus de leur exploitation (1). Ce n’est cependant qu’au début des années 2010 que son usage se diffuse mondialement non seulement au sein des sciences et de l’ingénierie des matériaux recyclables (2) mais aussi dans le champ de l’architecture. L’expression désigne alors l’ensemble des matériaux de construction présents dans les bâtiments voués à être démolis mais pouvant être réemployés – et non simplement recyclés. (3)

Aujourd’hui, tous les acteurs du réemploi (4) mobilisent ce vocabulaire minier : l’image du gisement évoque des ressources disponibles mais inexploitées tandis que celle de la mine urbaine indique où ces richesses sont cachées : non dans les sols mais dans les bâtiments. Sachant que les activités du BTP français génèrent à elles seules plus de 227 millions de tonnes de déchets par an, il y a là une façon de dénoncer les dysfonctionnements d’une société qui consomme et qui jette à l’excès. Ce que d’aucuns considèrent comme des déchets constituent en vérité de précieuses ressources. Il est donc urgent de porter attention à ces réserves négligées pour lutter efficacement contre l’épuisement des matières premières.

Ce que d’aucuns considèrent comme des déchets constituent en vérité de précieuses ressources.

Philippe Simay

On peut cependant s’interroger sur les limites de l’analogie entre le gisement minier et le bâtiment. Que doit-on au juste en conclure : que les bâtiments sont comme des sols à excaver sans ménagement tant que l’opération est économiquement rentable ? Ou que l’exploitation des matériaux de réemploi comme des minerais justifierait l’exploitation sociale et les conditions de travail indigne ? Ou que ces fabuleux gisements permettraient d’accroitre la productivité et les profits de l’industrie du bâtiment ? Rien de tout cela évidement. Mais il est regrettable que nombre d’acteurs du réemploi reprennent à leur compte le vocabulaire et les catégories des industries minières responsables des pires formes d’exploitations de la planète. Il est tout simplement impossible de lutter contre l’extractivisme, c’est-à-dire l’exploitation massive de la biosphère, si on en partage l’imaginaire.

D’autres mots, d’autres images sont à convoquer. On pourrait, par exemple, concevoir les bâtiments comme des hôtes qui accueillent pour un temps les matériaux qui y séjournent ; dire que celles et ceux qui pratiquent le réemploi sont comme des bergers qui guident les matériaux d’un lieu à l’autre afin qu’ils trouvent leur véritable place ; ou qu’ils sauvent de l’oubli des matériaux voués à la benne, pour leur rendre justice et dignité. Et plus largement encore, que le réemploi constitue l’acte premier d’une architecture post-extractivisme qui refuse de prendre davantage à la Terre : un art du faire avec le déjà-là, c’est-à-dire avec tout ce qui a été extrait, transformé et consommé.

Le réemploi constitue l’acte premier d’une architecture post-extractivisme qui refuse de prendre davantage à la Terre : un art du faire avec le déjà-là.

Philippe Simay

Le réemploi ne saurait se réduire à l’exploitation et la valorisation des ressources latentes, faute de quoi il risquerait d’apparaître comme un alibi écologique du productivisme, comme un auxiliaire du BTP qui permet de construire plus en consommant moins. Le réemploi n’a pas qu’une valeur instrumentale mais également éthique, poétique et politique pour renouveler la culture constructive contemporaine et les conditions d’habitabilité d’un monde partagé par l’ensemble des vivants humains et non humains. (5)

Laissons derrière nous les mots de « gisement » et de « mine urbaine » qui excavent la culture constructive et épuise son imaginaire. Ce sont là des mots minés, instables et explosifs, qui se retournent parfois contre ceux qui les manipulent imprudemment. À trop convoquer le vocabulaire de l’extractivisme, le réemploi risque de finir au fond du trou.

Notes

(1) Nakamura, Takashi et Halada, Kohmei, Urban Mining Systems. Briefs in Applied Sciences and Technology, Springer, 2014. 

(2) ParisTech crée en 2014 la Chaire « Mines urbaines », http://mines-urbaines.eu/fr/accueil/

(3) Le réemploi est une opération qui permet à des matériaux ou des éléments de construction, qui ne sont pas encore des déchets, d’être utilisés sans modification de leur usage initial tandis que le recyclage est l’opération par laquelle la matière première d’un déchet est traitée en usine pour produire un nouvel objet.

(4) Voir, entre autres, Encore heureux, Matière grise, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, Paris, 2014, Rotor, Déconstruction et réemploi. Comment faire circuler les matériaux de construction, PPUR, 2018, Bellastock, L’architecture du réemploi (http://www.bellastock.com/wp-content/uploads/2019/04/BS_COM_Plaquette_Reemploi_RVB_planches_181119.pdf)

(5) Philippe Simay, « Le réemploi comme ressource première » in Penser l’architecture par la ressource, Les Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, n°11, 2021 (https://journals.openedition.org/craup/7092)