Du lisible au visible
« Momentum of Light » d’Iwan Baan & Francis Kéré
Raphael Pauschitz | 29 mars 2022
Introduction
Depuis trente ans, le fabricant autrichien de luminaires Zumtobel commande chaque année une création graphique pour accompagner son rapport financier annuel — une sorte de « 1 % artistique ». Sans surprise, les architectes et artistes commandités s’intéressent à la lumière artificielle, ses formes, ses jeux, ses possibilités. Le dernier ouvrage en date sort du lot. Il s’agit d’une collaboration entre le photographe néerlandais Iwan Baan et l’architecte burkinabé Diébédo Francis Kéré, qui choisissent d’étudier la lumière naturelle.
Francis Kéré était bien connu des architectes : sa vie l’avait mené d’un village dans les solitudes de la brousse du Burkina Faso à une grande carrière d’architecte à Berlin. La communauté dont il est issu lui permit d’étudier à Ouagadougou, devenir charpentier, partir en Allemagne et étudier l’architecture. Il conçoit alors l’école primaire de son village, emploie la ventilation naturelle et la fait construire en 2001 par les villageois, qui y (ré)apprennent l’artisanat. Kéré était récompensé en 2004 par le prix Aga Khan pour cette école et en 2009 par le Global Award for Sustainable Architecture… Aujourd’hui, il reçoit le prix Pritzker, un couronnement.
Baan et Kéré partent pour une exploration photographique de quatre lieux marquants au Burkina Faso, dont l’architecture garde des traces de la vie vernaculaire : le bourg féodal de Tiébélé, la grande mosquée de Bobo-Dioulasso, grand exemple d’architecture soudano-sahélienne, et les hameaux de communauté de Puni et de Gando. Une centaine de photographies sont présentées dans un splendide volume. Quelques courts mots introduisent l’ouvrage et chaque partie, une table légendée des photographies le clôt.
Dans ces sublimes photos de Baan, d’une grande sensibilité humaine et non dépourvues d’humour, on rencontre de captivants humains, de magnifiques arbres, de belles bâtisses ornementées… Ici, des scènes de la vie quotidienne, des vues à vol d’oiseau et des plans en plongée sur les villes et villages où apparaissent les tissus des toits, les textures des matières, les trames des ornements. Là, des natures mortes de provisions, d’ustensiles et de vêtements dans les sombres cases de banco. Dans un tel univers, les couleurs de certains vêtements et ustensiles synthétiques trahissent leur étrangeté.
La publication est d’une qualité saisissante. Composée par Sonja Haller et Pascal Brun, elle combine trois techniques d’impression : les textes et croquis sur papier jaune léger et papier calque, les vues diurnes en quadrichromie classique sur papier glacé blanc, les vues nocturnes et en pénombre en trichromie augmentée d’encre blanche et de cristaux d’argent sur papier bouffant noir. Cette dernière technique, inversée pour ainsi dire, contribue à part entière à la photographie : la nuit s’éveille au regard. L’alternance entre pages sombres et pages claires communique l’ambivalence de la lumière au Sahel, entre clarté éblouissante et obscur profond, ainsi que les contrastes ressentis sur les seuils des bâtisses.
En fonction de la lumière sous laquelle vous les voyez vous-même, les photographies imprimées révèlent simultanément l’intensité de la lumière et la profondeur de l’ombre, au-delà de ce que pourrait la méthode conventionnelle. On peut d’ailleurs avec intérêt comparer ces photographies à leur original, puisqu’il est disponible. En numérique, elles traduisent plus finement les nuances de couleurs, mais l’ambiance lumineuse y est plus uniforme. Imprimées, la vitalité lumineuse amplifie les espaces.
Ce travail montre comment l’architecture vernaculaire burkinabé se construit selon la lumière. Il montre comment elle se protège du soleil par la masse bâtie, de la chaleur ambiante par la fraîche pénombre, des pluies torrentielles par des dispositifs d’occultation manuels et des intrus par des passages exigus. La lumière, de jour par son omniprésence, de nuit par son usage délibéré, crée des lieux de rassemblement. Que serait l’arbre du village sans son ombre, sous laquelle siester et palabrer ? Bien que les introductions soient succinctes, Baan réussit la prouesse de conter tout cela par son œil phototrope.
L’ouvrage permet aussi de comprendre l’origine du sens architectural de la lumière dans l’œuvre de Kéré. Il ne fait à présent aucun doute que certains de ses dispositifs architecturaux sont directement empruntés aux traditions vernaculaires. À notre grande surprise, les quatre bâtiments que Kéré a construits à Gando n’apparaissent pas dans les photos, ni même discrètement : où est Francis ? Cela se jouait pourtant à moins de 100 m dans une des vues aériennes…
Kéré rapporte dans ses remarques des souvenirs d’enfance associés à des formes de lumière particulières. Il explique l’arrivée de la lumière artificielle dans son village, la manière dont les rites s’appropriaient la magie des premières lampes… Il opère une distinction entre les lampes à pétrole, dont l’utilisation comportait encore un danger, et les torches électriques. Cet ouvrage, commandé par un fabricant de luminaires, se révèle être un puissant témoignage de la mue de notre société, devenue dépendante du confort de l’éclairage électrique. Toujours, l’électricité n’est ni stable ni fiable au Burkina Faso, ni dans tant d’autres pays. Kéré nous appelle à ne pas céder le pouvoir de la vie aux interrupteurs.
Le capitalisme productiviste est mu par l’exploitation du temps humain à toute heure de la journée et indépendamment des rythmes naturels. Il ne pourrait se perpétuer sans la lumière artificielle. Elle est ainsi l’incarnation permanente de cette société dans nos vies. Maintenons alors parmi nous les savoir-faire d’une architecture du soleil et d’une vie « mue par la lumière » naturelle, ainsi que le suggère le titre. Le jour où le système électrique s’effondrera, nous devrons une fière chandelle à ceux qui s’y sont consacrés.
Iwan Baan, Diébedo Francis Kéré, et Fabiola Büchele. Momentum of Light. Zurich : Lars Müller Publishers, 2021, 75 euros.