Nouvelles de nulle part

Oulan-Bator, où l’on bâtit, comme si, de rien

Mathéo Fradet | 19 février 2021

Introduction

Les steppes mongoles sont en proie à l’urbanisme planificateur et globalisé. La relation si particulière que ses habitants ont tissé avec leur milieu est mise à mal par la ville « moderne ». Le nomadisme feutré est mis de côté au profit d’un sédentarisme bétonné et touré.

Ulaanbaatar (1). 1,3 millions d’habitants soit la moitié de la population du pays. Rien à voir avec la carte postale d’une Mongolie nomade où la liberté résonnerait tel un chant guttural et profond aux limites du monde domestiqué. Ulaanbaatar, c’est peut-être l’anti-Mongolie. La ville se répand, telle une coulée de lave, sans plus de soucis pour sa terre. Des yourtes de nomades, des barres soviétiques, des tours de promoteurs chinois sont juxtaposés dans un environnement pollué, dans une ville sous équipée et néanmoins saturée par une dynamique boulimique, à l’exemple de nos cités occidentales.

Oulan-Bator, où l’on bâtit, comme si, de rien
Oulan-Bator [Matheo Fradet]

D’un nomadisme feutré…

De l’origine pastorale nomade duquel ce peuple tire son identité, la relation avec le milieu naturel organise un mode d’identification et de vie singulier. Les mongols ont conçu leur insertion dans le monde sur l’interrelation entre l’homme et le milieu. Il est une composante d’un écosystème où sa place est définie en lien étroit avec le reste du monde animal, végétal et minéral. Cette configuration est empreinte de croyances, symboliques, rituels, obligations et d’un profond respect.

Le nomadisme prend racine dans la manière de s’ajuster à un milieu contraignant. Sec, froid, aride, vaste, ressources limitées, végétations peu variées, reliefs contrastés. L’immobilité est mortelle. La transhumance est une réponse vitale pour se permettre d’exister. Elle suggère un rapport dynamique qui trouve son type d’habitat dans la possibilité de le transporter et le transposer ailleurs. La ger (yourte) est la forme. Le bois et le feutre, les éléments qui servent à isoler et assembler un espace unique et circulaire d’une vingtaine de mètres carrés. Le poêle est le centre, point chaud rayonnant et cœur social nourricier de la famille. L’intimité est partagée. Le mobilier disposé sur les contours, suit un ordre symbolique, fonctionnel et protège un peu plus de l’extérieur. Le foyer ouvert sur le ciel invite le baïgal orchin à la table. Nomadisme ne veut pas dire nouveaux territoires à chaque transhumance. Les parcours, extensifs selon les périodes, permettent d’aller chercher plus loin d’autres ressources mais dans un mouvement cyclique. Les ayils (campement) réunissant une ou plusieurs familles, finissent par revenir sur leurs traces. Des constructions plus pérennes s’établissent pour les animaux et sont réutilisables lors d’un nouveau passage ou par d’autres groupes.

Au XIIIe siècle, avec l’expansion de l’empire Mongol, les premières villes-camps apparaissent, dont Urga, future Ulaanbaatar, est l’héritière. Ces villes sont régulièrement déplacées. Elles suivent les différents lieux d’installations de l’empereur mongol. Urga (ou Ikh Khuree, le Grand Cercle) est fondée en 1639. Constituée de yourtes en feutre blanc et de maisons en bois, cet urbanisme mobile s’organisait autour des monastères et du palais intermittent des Khan.En 1778, Urga s’installe définitivement dans la vallée de la Tuul.

Cette forme d’habitation ainsi que ses symbolismes, ont survécu aux changements rapides et autoritaires des différents régimes politiques successifs. À Uliastai, notre terrain d’étude pendant deux semaines en périphérie Est d’Ulaanbaatar, la yourte constitue la majorité des habitats. Sur ce territoire, où coule la  rivière de l’Uliastai, l’eau est la caractéristique prépondérante, s’installer hors des zones inondables et marécageuses est primordial. La ger fait figure de radeau de sauvetage calfeutrée derrière sa khasaa (enclos, palissade). Elle se pose sur des terre-pleins secs ou au pied des montagnes, s’esquive derrière des digues artisanales ou des rigoles d’irrigations. Dans ce système sédentaire, elle reste mobile se montant et se démontant au moins une fois par an, considérée à juste titre comme plus confortable en hiver que les maisons en bois.

Au sein de l’enclos émergent des usages. La sédentarité de ces nouveaux habitants fuyant les conditions extrêmes de la steppe et cherchant à profiter de l’explosion d’Ulaanbaatar laisse apparaître une agriculture si rare et nécessaire à la survie dans des quartiers sous-équipés. La nature des sols et les nappes d’eau souterraines affleurantes sont propices à son développement. Celle-ci se répand sur les parcelles familiales ou collectivement sur des champs mutualisés. L’élevage disparaît peu à peu, seules quelques vaches, moutons, chevaux et chameaux paissent encore. Les khasaa segmentent le paysage surplombé par les montagnes de l’Uliastai et délimitent le goudamj (espace entre les khasaa, la rue). Des interactions quotidiennes naissent de la permanence d’un habitat nomade en zone urbaine. Traverser la rivière, se rendre à Ulaanbaatar, en revenir, aller chercher de l’eau, vendre ses légumes, laver son linge, sa voiture, laisser paître ses animaux, se détendre, converser. Ces trajectoires communes impriment dans le sol le pas quotidien de l’homme. La sédentarité est à double tranchant, d’un côté l’entraide et la cohésion qui pouvait préexister dans la steppe se retrouvent dans ces quartiers, de l’autre, le territoire s’abîme par une présence continue contraire aux mouvements cycliques nomades qui limitaient l’impact sur le paysage.

… à un sédentarisme bétonné

Au début du XXe siècle, la Mongolie s’extirpe difficilement de l’hégémonie de son voisin chinois. Son indépendance instable voit dans la révolution Russe de 1917 un souffle pouvant servir au jeune parti communiste mongol. L’URSS devient un grand frère imposant qui ne manquera pas d’instaurer son idéal collectiviste et productiviste. Dans les années 1940, les premiers plans directeurs sont lancés. Ces programmes quinquennaux successifs mettent l’accent sur les secteurs de l’énergie, de l’industrie agricole, des matériaux de construction. Les éleveurs mongols sont intégrés dans les negdel (fermes d’état) qui encadrent leur production. L’accélération industrielle entraîne inévitablement l’accroissement des problèmes environnementaux : déforestation, surexploitation des pâturages, érosion des sols par le vent, la pluie et les exploitations minières, désertification.

Oulan-Bator [Matheo Fradet]

À Ulaanbaatar, le découpage fonctionnel de l’urbain est orchestré. Les quartiers de gers sont rasés pour laisser place à des équipements et aux logements de masse. Les micro-districts, morceaux de ville conçus pour une vie autonome, sont légions. Les équipements sont à proximité et le confort des logements optimisé dans un espace minimum. D’une intimité partagée autour du poêle, les familles se retrouvent éclatées et reléguées dans leur appartement.

La transition et le désengagement de l’État en 1990 font réapparaître une économie plus familiale et individualisée. La proclamation d’une constitution démocratique en 1992, place la Mongolie sous l’influence du modèle capitaliste planétaire, outrancier et dévorant, incarné par son voisin chinois qui investit des sommes colossales dans des opérations immobilières et l’exploitation des ressources minières du pays. Les transformations de la ville ne sont plus le résultat d’une politique urbaine autoritaire, mais interviennent principalement par le biais d’initiatives privées. Des petits commerces envahissent les rez-de-chaussée sur rue et à l’intérieur des barres des micro-districts. La spéculation immobilière promeut le logement à l’occidental.

L’étalement d’Ulaanbaatar s’intensifie conquérant les vides, sur les montagnes, artificialisant tout relief naturel. L’extension sans régulation des quartiers de yourtes s’accroit considérablement pendant la première décennie du siècle. Ces quartiers représentent près de 60% de l’habitat à Ulaanbaatar. Cette expansion vient en partie d’exodes provoqués par des dzuds (climats extrêmes) répétés à la même période. Face à la rapidité de ce phénomène, la capacité d’absorption d’une ville construite pour six cents mille habitants est vite dépassée. Le principe du droit d’usage qui régit la vie dans la steppe donne aux arrivants la possibilité de s’établir un peu partout. Ils sont cependant limités à la construction d’une khasaa de sept cents mètres carrés. Depuis 2003, la privatisation du foncier, consentie avant tout pour exploiter le riche sous-sol mongol, a permis à de nombreuses familles de devenir propriétaires du terrain qu’elles occupaient alors, aggravant un peu plus la situation.

Ce processus, nous avons pu le constater et le confirmer à Uliastai lors d’un entretien avec la chef du Khoroo. Le khoroo (plus petite entité administrative urbaine) d’Uliastai, hors d’Ulaanbaatar pendant la période soviétique, se composait d’industries et de bâtiments de l’armée. Des logements collectifs pour les familles de militaires perdurent. Se sont une douzaine de barres de deux niveaux et six appartements par étage. Les murs sont en bois massif montés par empilement de madriers sur lesquels un lattage en bois permet l’application d’une finition en terre. Les logements ont un accès à l’électricité mais pas l’eau courante. Appartenant à l’État, l’entretien des bâtiments était assuré. Le changement de régime politique a eu pour effet la démilitarisation du site ainsi que le délabrement des bâtiments et l’abandon d’une partie des appartements. En même temps, et conjointement à Ulaanbaatar, l’entre-deux barres a laissé transparaître de nouvelles formes d’aménagements spontanés répondant aux besoins individuels des habitants. Face à l’étroitesse des intérieurs en comparaison à l’immensité de la steppe, ils ont « poussés » les murs vers l’extérieur. À Uliastai, les bâtiments se sont parés de khasaa. L’espace de la rue s’est resserré tandis que celui des logements s’est épaissi. Ces khasaa accueillent des usages propres aux enclos « traditionnels » : stockages, garages, yourtes et toilettes individuels. Ceux qui le peuvent construisent des extensions ou rénovent leur appartement en impactant par une nouvelle isolation ou de la peinture les édifices. Les façades deviennent hétérogènes et transcrivent une adaptation impérative de son espace vécu. De se loger à habiter, ce débordement vers l’extérieur marque le seuil de lecture d’un verbe passif à un autre dynamique. Le lieu où l’on se loge devient un espace où l’on habite par l’énergie d’une transformation interne. Ces occurrences témoignent d’un besoin profond et d’une créativité instinctive, de prendre en charge l’espace du quotidien. L’échelle humaine reste l’étalon structurant ces constructions, la subjectivité s’assure de son adéquation contextuelle.

Uliatsai [Matheo Fradet]

Le mirage de la steppe

À Ulaanbaatar, la nature a une présence particulière. Elle est là, visible en n’importe quel lieu de la ville. Les montagnes prennent part à la configuration de l’ensemble des grandes places publiques qui se tournent vers elles. La Terre s’invite avec pudeur entre les immeubles de logements, dans les cours, les arrières cours, entre les jeux d’enfants bariolés et les terrains de basket, autour des kiosques et des box-containers. Le peu de végétation semble pousser à sa guise, comme laissée à l’abandon. Dans le centre-ville, elle n’est plus qu’agrément.

La rivière de la Tuul traverse la vallée au Sud. Elle est l’un des principaux lieux de promenade pour les habitants en quête d’une « nature sauvage ». La Selbe, la Dund et l’Uliastai sont ses affluents les plus proches. L’esprit de la rivière Selbe a fait ses bagages. Celle-ci est l’objet d’une artificialisation d’envergure dans la ville : bétonnage des berges et domptage du cours d’eau.

Sur les panneaux publicitaires, la steppe est une attraction, un loisir pour le weekend. Dans son ensemble, le baigal orchin est à portée de main, de regard, d’espace. Il suffit de quelques kilomètres pour le retrouver. À l’inverse des villes occidentales où s’en extraire demande un temps bien plus long, la démarcation entre urbain et non-urbain est lisible physiquement. Au feu, à droite derrière l’enclos, la steppe. Cette proximité entraîne la construction en périphérie immédiate de résidences secondaires où l’on vient en été prendre un süütei tsai (eau chaude salée avec du lait). Ces projets amorcent une nouvelle dialectique entre l’homme et son milieu non plus comme un rapport écosystémique équilibré mais comme une relation à sens unique où l’un est devenu le récéptable des désirs anthropiques de l’autre.

À Uliastai, la ville a entamé la construction d’une route digue sur le flanc Ouest de la rivière. Elle préfigure l’urbanisation du territoire. Partiellement bitumée et haute de deux mètres, elle est un nouvel accès au réseau d’Ulaanbaatar. Dans le dessin de ce paysage hydrique, la route trace une démarcation claire. Sur la limite naturelle se superpose une frontière asphaltée. Les voitures traversent à gué, les piétons comme ils peuvent. Le franchissement est difficile. Le foncier prend de la valeur rapidement et l’on présage que la boulimique Ulaanbaatar va très vite absorber cette périphérie.

Oulan-Bator [Matheo Fradet]

Des masters plans, en nombre, comme celui que nous avons pu voir d’Uliastai pour 2030, propose une densification extrême de ses quartiers périphériques. Les éléments naturels seront artificialisés et serviront d’agréments à des immeubles tout conforts de neuf étages construits en lieu et place des yourtes jugées insalubres et consommatrices d’espaces. La lutte contre l’étalement urbain, si chère aux occidentaux, n’a aucune raison d’être dans le contexte géographique et démographique mongol. Pourtant, ce type d’urbanisation outrancière et tabula rasa, jouant sur la promesse d’un accès à des infrastructures plus modernes si absentes pour les habitants actuels, est avant tout le fruit d’investissements étrangers, et ne répond à aucun besoin de logements et n’assure aucune condition de maintien des populations déjà présentes. L’accélération de la pollution est inévitable. L’accroissement du passage de véhicules dans le lit va décomposer encore plus le milieu naturel qu’il constitue. L’extension des réseaux entrainera de nouvelles populations à venir s’agglutiner sur la périphérie du nouveau quartier. Aussi absurde que cela soit, c’est pourtant le modèle suivi par les autorités « compétentes ».

Ces projets ne prennent nullement la mesure de ce qui compose le territoire actuel de l’Uliastai et balaie d’un revers de manche l’existant dans tous ses aspects. La suppression par la destruction des quartiers de gers, annoncée par ce type de plan directeur, ne fera que déporter un peu plus loin les enclos et leurs yourtes, sans jamais les rendre à la steppe et les gardant toujours dépendants d’un système économique rapace.

Le lien avec la terre qui nourrit le peuple mongol semble ne jamais disparaître. D’une façon ou d’une autre, il reste un élément fragile mais incontournable dans l’organisation de la vie. Même une ville comme Ulaanbaatar qui tente de s’en affranchir semble incapable de réussir. Sa mue occidentale l’entraîne vers de nouvelles dérives problématiques.

Note

(1) O. Boucheron « Du mongol transcrit en alphabet cyrillique Улаанбаатар, ou Oulan-Bator, du russe Улан-Батор », in La ville de feutre, Lieux Communs (publication du laboratoire LAUA de l’ENSA Nantes), n°12, 2009, pp. 55-74.