Introduction
Contrairement aux idées reçues, la construction en terre crue n’est ni l’attribut de la pauvreté, ni l’apanage du monde paysan, ni la réminiscence d’un ailleurs révolu. Elle s’affirme multimillénaire et contemporaine, vernaculaire et majestueuse, traditionnelle et moderne, rurale et urbaine. Emmanuel Mille, architecte du patrimoine, vient de soutenir une thèse sur l’usage du pisé dans l’extension de Lyon qui contribue à rétablir le caractère urbain du pisé de terre. Son inventaire de plus de 700 édifices révèle que le pisé de terre était employé massivement tant pour bâtir des clôtures que de riches demeures, des bâtiments utilitaires que civils, des lotissements que des immeubles de six étages et 25 mètres de haut ! « L’utilisation du pisé dans ces constructions savantes conçues par des architectes, montre — écrit Emmanuel Mille — que la terre crue n’était pas perçue comme le matériau du pauvre, mais plutôt comme celui de l’économe, reflet d’une sobriété constructive intelligente. » En effet « suivant les contextes, le prix de la fourniture et de la pose de la maçonnerie de moellons de pierre pouvait être deux à trois fois plus élevé que celui du pisé de terre. » La révélation d’un tel patrimoine confirme, si besoin était, que les constructions en terre crue ont toute leur place dans nos villes. La construction récente par le maçon piseur Nicolas Meunier d’un bâtiment exhibant en façade de magistrales arches en pisé de terre porteur au cœur du nouveau quartier bétonné de Lyon Confluence démontre que cette technique est belle et bien vivante.
Le pisé de terre
Le pisé de terre est une technique traditionnelle de construction en terre crue couramment observée dans le bâti ancien français, au même titre que la bauge, le torchis et la brique de terre crue. Le terme « pisé » vient du latin « pisare » qui désigne l’action de compacter. Le pisé de terre est donc un compactage de la terre dans un coffrage constitué traditionnellement de panneaux en bois (banches) maintenus par des clefs horizontales. Les banchées sont généralement de grande dimension : 3 à 5 mètres de long pour, en moyenne, 50 cm de large et 80 cm de hauteur. Leurs juxtapositions répétées permettent d’élever des murs massifs porteurs, préfigurant ainsi la technique du béton banché. Cette technique monolithique se distingue donc fortement de la maçonnerie de brique crue (assemblage de petits éléments) ou du torchis (remplissage en terre d’une structure porteuse en bois). Dans les régions humides, le pisé est mis en œuvre sur un solin maçonné afin d’éviter le contact avec le sol, la terre crue perdant sa résistance mécanique lorsqu’elle est trop mouillée.
Le pisé de terre est la technique de construction en terre la plus couramment observée dans le quart sud-est de la France. Dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, il se rencontre essentiellement dans les grandes plaines et les larges vallées où les affleurements rocheux sont plus rares. Si diverses études et inventaires y ont été faits depuis une cinquantaine d’années, celles-ci ont principalement concerné le bâti rural : très peu de données étaient jusqu’alors disponibles sur la présence du pisé en ville. Pourtant, le pisé de terre, et plus largement, les techniques de constructions utilisant la terre crue sont très fréquentes dans de nombreuses villes françaises, bien que cela demeure largement ignoré.
Pourquoi ? Historiquement,les architectes, constructeurs et savants lyonnais qui ont théorisé et diffusé la technique du pisé de terre au XVIIIe siècle, dont François Cointeraux est le représentant le plus célèbre, ont justifié leur entreprise par la nécessité d’améliorer la condition matérielle du monde paysan, dans la continuité du mouvement physiocratique. Si cette école de pensée, avant tout économique, visait à améliorer la productivité du monde agricole, elle se souciait aussi du logement des paysans, notamment dans les régions où le bâti vernaculaire était en torchis et donc soumis à des risques importants d’incendies. À cet égard, Cointeraux a, à partir des années 1780, fortement encouragé la diffusion de la technique du pisé de terre dans les régions où elle n’était pas connue, vantant l’incombustibilité, la robustesse et le faible coût de ce matériau. Il s’est ainsi rendu célèbre en remportant le concours lancé par l’académie d’Amiens en 1784 en vue d’améliorer l’habitat des populations paysannes de la région puis en publiant à partir de 1790 les quatre tomes de L’école d’architecture rurale. Ces écris, qui se réfèrent très peu aux pratiques urbaines alors en cours à Lyon, ont probablement renforcé l’imaginaire d’un matériau associé au monde agricole. Sur le terrain, les façades lyonnaises sont traditionnellement enduites dès lors qu’elles ne sont pas en pierre de taille, probablement pour des raisons fonctionnelles (protection contre la pluie) et esthétiques. Ces enduits dissimulent les matériaux de construction qui peuvent en outre être hétérogènes : une façade sur rue en maçonnerie de pierre n’exclut pas la présence de pisé de terre dans la façade sur cour ou les murs intérieurs.
Des centaines de bâtiments
À Lyon, de nombreux historiens ont noté l’utilisation du pisé lors de l’urbanisation de nouveaux quartiers dans la première moitié du XIXe siècle, tels que la rive gauche du Rhône (quartier des Brotteaux) ou le faubourg de Vaise. Ces secteurs de plaine, proches des cours d’eau, ont été ravagés en 1840 et 1856 par des inondations considérables, provoquant l’effondrement d’environ 2000 bâtiments dont la plupart étaient construits avec du pisé de terre. Ces catastrophes ont fortement traumatisé la population lyonnaise et ont conduit à la mise en place de réglementations restreignant voire interdisant l’usagedu pisé de terre.De ce fait, la plupart des historiens estimaient jusqu’à présent que le pisé avait complètement disparu du paysage urbain depuis les années 1850.
Pourtant, dans certains quartiers, il n’est pas rare que des enduits délabrés ou des chantiers permettent d’apercevoir du pisé de terre. Partant de ce constat, plusieurs inventaires ont été entrepris, révélant une présence du pisé de terre dans le bâti urbain lyonnais beaucoup plus importante que ce qui pouvait être imaginé au regard de l’historiographie. Toutes ces données ont été synthétisées, complétées, analysées et mises en perspective à l’occasion d’une thèse de doctorat en architecture que j’ai soutenue en juin 2023. Cette recherche s’appuie sur un corpus de plus de 700 édifices localisés dans l’agglomération lyonnaise, dont la moitié sur le territoire même de la commune de Lyon. Ce repérage est loin d’être exhaustif en raison des difficultés d’identification des matériaux de construction dissimulés par les enduits. Il témoigne d’une utilisation massive du pisé de terre dans le bâti ancien de la ville, y compris dans certains édifices de six et sept étages dans le centre-ville.
Des centaines d’années
La datation du bâti recensé montre une utilisation continue du pisé de terre à Lyon entre la fin du XVe et la fin du XIXe siècle. Cette utilisation était même plus ancienne : si le bâti domestique médiéval a disparu du tissu urbain actuel, des vestiges de constructions en pisé du XIVe siècle ont été identifiés à l’occasion de fouilles archéologiques. L’usage du pisé s’est donc inscrit sur un temps très long et était déjà largement ancré dans les pratiques constructives locales, bien avant les écrits des théoriciens lyonnais du pisé du XVIIIe siècle.
Cette utilisation s’intensifie dans la première moitié du XIXe siècle, parallèlement à l’expansion urbaine de la ville : plus de la moitié des édifices du corpus étudié sont alors construits. Il s’agit de bâtiments principalement édifiés lors de la primo-urbanisation de nouveaux quartiers périphériques, le plus souvent en vue d’héberger des populations modestes. Il faut en effet noter que le pisé n’est alors pas utilisé dans les quartiers bourgeois lotis à proximité du centre-ville (Terreaux, Ainay) mais très fréquent dans des secteurs nouvellement urbanisés pour accueillir des artisans, ouvriers, petits commerçants. Les risques d’inondations ne sont alors pas un frein à l’utilisation de la terre crue, malgré sa sensibilité à l’eau : en dépit des conséquences de la crue de 1840 sur sa commune, le maire de la Guillotière continue en 1845 d’encourager le recours au pisé de terre face aux risques d’incendies qui touchent très fréquemment les constructions en bois, encore nombreuses dans les quartiers populaires malgré leur interdiction.
Bien qu’encore très fréquente, l’utilisation du pisé de terre dans la construction du bâti lyonnais décroît dans la seconde moitié du XIXe siècle, jusqu’à s’arrêter dans les années 1890 : aucun édifice construit dans les années 1900 n’a été identifié en ville, alors que ce mode de construction reste usuel en milieu rural au moins jusqu’à la première Guerre Mondiale. Cette disparition est à mettre en lien avec la généralisation de l’emploi de matériaux d’origine industrielle tels que les pisés de mâchefer et de béton. Mis en œuvre suivant le même procédé que le pisé de terre, ils étaient certes un peu plus coûteux mais beaucoup plus résistants, notamment en milieu humide : le liant contenu dans ces matériaux n’était plus l’argile, mais la chaux hydraulique ou le ciment importés massivement des alentours de Lyon via les nouvelles lignes de chemin de fer.
Des constructions variées
D’un point de vue typologique, une très grande variété de constructions a été observée. Les bâtiments d’habitation et les murs de clôture sont les plus nombreux : ils constituent respectivement plus de 50 % et 25 % des édifices recensés. Le cas des bâtiments d’habitation est détaillé dans les lignes qui suivent. Pour les murs de clôture, notons qu’ils se rencontrent dans des contextes très variés. Ils sont fréquents dans des quartiers densément construits, marquant des limites parcellaires en cours d’îlot. Dans des secteurs plus périphériques voire ruraux, ces murs de clôture sont très communs et servent à délimiter des propriétés très diverses, depuis de modestes tènements maraîchers jusqu’à de larges propriétés religieuses ou bourgeoises. Des constructions plus utilitaires (hangars, remises, bâtiments annexes) ainsi que des bâtiments d’architecture civile (édifices hospitaliers, institutions, églises) et de riches demeures de campagne ont également été observés.
Des villas
L’utilisation du pisé de terre ne s’est en effet pas cantonnée aux constructions modestes : on le rencontre couramment dans des châteaux ou des maisons des champs, situés en périphérie de la ville (XVIe -XVIIIe siècles) puis dans des maisons bourgeoises du XIXe siècle. Ces constructions se référent souvent aux architectures savantes de l’époque, avec des plans composés, des façades ornés et des intérieurs parfois richement décorés qui renvoient au modèle des villas palladiennes. À partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, les enduits masquant le pisé peuvent être traités en relief, simulant l’ornementation de façades en pierre de taille.
Des pavillons hospitaliers
L’utilisation du pisé dans des bâtiments hospitaliers de la deuxième moitié du XIXe siècle peut être mise en perspective avec cette tradition des villégiatures lyonnaises construites en terre. Suivant le modèle alors en vogue des plans pavillonnaires, ces programmes de soin, généralement privés, étaient développés sous la forme d’ensembles de bâtiments organisés au sein de grands parcs situés en périphérie de la ville où le foncier demeurait facile d’accès. Bien que très sobres, ces pavillons présentent des plans et façades composés qui, là encore, renvoient à la tradition de la villa de campagne. L’utilisation du pisé dans ces constructions savantes, conçues par des architectes, montre que la terre crue n’était pas perçue comme le matériau du pauvre, mais plutôt comme celui de l’économe, reflet d’une sobriété constructive intelligente.
Des maisons basses
À Lyon, les bâtiments d’habitation présentant du pisé et construits entre le XVIe et le début du XIXe siècle, sont, en très grande majorité, des maisons basses et étroites situées en périphérie du centre-ville, et notamment dans les faubourgs de la Croix-Rousse, la Guillotière, Vaise et Saint-Just. Ce sont de petites maisons (façades sur rue de 6 à 8 mètres de large, pourvues d’un à deux étages), dont toutes les élévations sont généralement en pisé. Elles accueillaient couramment des activités en rez-de-chaussée (ateliers d’artisans, petits commerçants) et des logements dans les étages. Certaines ont été fortement modifiées aux XVIIIe ou XIXe siècles (surélévations, regroupements de bâtiments) en vue de les transformer en petits immeubles de rapport afin de répondre à l’essor démographique.
Des lotissements
À la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, on observe une évolution très forte des bâtiments d’habitation présentant du pisé avec le développement de grandes opérations immobilières. Une des opérations les plus singulières de cette époque est celle réalisée par François Cointeraux dans le faubourg de Vaise, au nord-ouest de Lyon, vers 1785. Cet ensemble, aujourd’hui peu lisible, accueillait un vaste programme de commerces en rez-de-chaussée et de logements locatifs dans les deux étages. La singularité de ce bâtiment n’est pas liée à la présence du pisé de terre, qui était très commune dans les faubourgs lyonnais, mais à l’envergure très spectaculaire de l’opération : la façade principale présentait en effet un développement de plus de 100 mètres le long de la Grande rue de Vaise et de la rue du Marché. La distribution était en outre peu habituelle pour l’époque : l’accès aux escaliers menant aux logements ne s’effectuait pas par des allées accessibles depuis la rue, mais depuis l’arrière, via une vaste cour commune. Cette disposition ingénieuse permettait d’optimiser un linéaire de commerces quasiment ininterrompu le long de la Grande rue de Vaise.
L’envergure de cet ensemble de constructions, qui a accueilli l’École d’architecture rurale de Cointeraux entre 1795 et 1797, a nécessité l’emploi d’une équipe fournie de manœuvres et de maçons piseurs, témoignant d’une pratique professionnelle très éloignée des chantiers communautaires observés dans les campagnes. Cette professionnalisation des chantiers urbains utilisant le pisé de terre semble s’être largement développée à la fin du XVIIIe siècle, rendant possible l’emploi du pisé dans les grandes opérations immobilières du XIXe siècle.
Des immeubles de 25 mètres de haut
Le pisé de terre se rencontre en effet dans de nombreux immeubles collectifs construits entre 1800 et 1900 environ dans des quartiers populaires lyonnais en cours d’urbanisation. Les emprises de ces bâtiments sont généralement larges, avec des façades sur rue mesurant entre 12 et 20 mètres de long, parfois davantage. Si des immeubles de hauteur limitée (un à deux étages) sont fréquemment construits pendant tout le XIXe siècle, des édifices beaucoup plus élevés sont également bâtis durant sa première moitié. Plus particulièrement, le pisé de terre est observé dans des immeubles de très grande hauteur construits dans le secteur du haut des pentes et du plateau de la Croix-Rousse entre 1815 et 1830 environ : pourvus de six à sept niveaux de 3,5 à 4 mètres de hauteur sous plafond chacun, certains présentent des élévations de 25 mètres de hauteur en pisé de terre.
La construction de ces immeubles singuliers est liée à l’essor de la « fabrique lyonnaise » à partir des années 1800. Ce nom était donné aux activités liées au tissage de la soie, dont Lyon fut un centre majeur à partir du XVIe siècle. Au début du XIXe siècle, l’adoption de nouveaux métiers à tisser a conduit à une réorganisation spatiale de la Fabrique car leur très grande taille nécessitait des ateliers de quatre mètres de hauteur sous plafond. De nouveaux immeubles sont construits sur les pentes et le plateau de la Croix-Rousse, un secteur situé à proximité du centre-ville et demeuré jusqu’à présent peu urbanisé. Ces immeubles ont des dispositions singulières : outre leurs fortes hauteurs sous-plafond, ils sont pourvus de façades sur rue très ouvertes de manière à apporter le plus de lumière possible dans les ateliers. Ces bâtiments, communément appelés à Lyon « immeubles-canuts » servaient à la fois de lieu de travail et de lieu de vie pour les « ouvriers en soie ». Ceux-ci étaient des artisans indépendants qui louaient une à deux pièces pour y installer leurs métiers à tisser et aménageaient des mezzanines pour loger leurs familles.
Les observations et relevés réalisés in situ révèlent une utilisation fréquente du pisé de terre dans beaucoup de ces immeubles. Pour les bâtiments les plus élevés, le pisé ne se rencontre que dans des murs peu ouverts (refends, mitoyens ou pignons aveugles), les façades gouttereaux sur rue et sur cour étant construites en maçonnerie de pierre. Cette disposition a une logique constructive évidente : ces façades gouttereaux étant très ouvertes, elles ont des trumeaux fins et élancés. Elles reprennent par ailleurs le poids des planchers, les poutres principales des étages étant encastrées dans les trumeaux.
Ces murs en pisé de terre, de parfois plus de 25 mètres de hauteur, sont probablement parmi les plus élevés au monde jamais construits avec cette technique, témoignant d’une habileté époustouflante : ces murs ne présentent pas de fruit, leur largeur, d’une cinquantaine de centimètres, étant la même depuis leur base jusqu’à leur sommet.
La terre était réservée à des parties de la construction moins sollicitées structurellement. Cette utilisation intelligente des matériaux s’explique également en raison de leurs disponibilités et de leurs coûts. Suivant les contextes, le prix de la fourniture et de la pose de la maçonnerie de moellons de pierre pouvait être deux à trois fois plus élevé que celui du pisé de terre. À la Croix-Rousse, en l’absence de carrière de pierre, elle devait être importée, ce qui occasionnait des coûts de transports accrus par la topographie du quartier. La terre était au contraire prise sur place, parfois directement sur le chantier, provenant de la réalisation des terrassements, fondations et caves. Il était d’autant plus intéressant de valoriser ces terres excavées que, dans le cas contraire, elle devait être transportée, à la charge du constructeur, pour remblayer des terrains inondables dans les nouveaux quartiers en partie basse de la ville. Il y avait donc une logique d’utiliser la pierre là où elle était indispensable d’un point de vue structurel, et de réserver la terre à d’autres parties moins sollicitées structurellement, permettant la réalisation d’économies substantielles. Cette utilisation des matériaux devait participer à assurer l’équilibre financier, sans doute précaire, de ces opérations : les habitations logeaient des ouvriers qui ne pouvaient pas a priori se permettre des loyers élevés, obligeant le commanditaire de la construction à avoir un chantier le plus économe possible.
Dans les années 1830 et 1840, la hauteur des immeubles-ateliers en pisé diminue sensiblement, se limitant à « seulement » trois ou quatre étages. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le pisé demeure fréquemment utilisé dans de larges opérations immobilières mais de hauteur limitée (un à deux étages). Plusieurs paramètres socio-économiques peuvent expliquer cette évolution. À partirdes années 1840, la « fabrique lyonnaise » décline et entraîne une diminution des besoins en nouveaux logements. Dans la seconde moitié du XIXe, l’urbanisation s’étend à des quartiers plus périphériques, au foncier moins coûteux, n’obligeant plus à construire en hauteur. Ainsi, le quartier de Montchat, situé en partie est de la commune, est loti à partir des années 1860. Ce secteur résidentiel (il était interdit d’y établir des ateliers ou usines) accueille alors de l’habitat populaire (petits immeubles de rapport) et des résidences plus bourgeoises, composées de villas entourées de jardins. Le pisé de terre y a été largement utilisé dans ces constructions, d’autant que le quartier était situé à l’écart des zones touchées par les inondations de 1840 et 1856 et n’était pas concerné par la réglementation de 1856.
Des règlements urbains
Tout au long du XIXe siècle, la mise en place progressive de réglementations urbaines restreint l’usage du pisé de terre dans Lyon et ses faubourgs. Deux grandes familles de règlements peuvent être distinguées : les « autoritaires » qui interdisent le pisé, les « libéraux » qui encadrent son usage avec des injonctions variables selon les quartiers à propos de la situation du bâtiment (sur rue ou sur cour), la hauteur de ses élévations ou les parties de la construction (façades sur rue ou sur cour, mur de refend, mur mitoyen, etc).
Ces textes semblent répondre à différentes motivations. Certaines clauses témoignent d’une volonté de réduire la hauteur des constructions, à la fois pour des raisons sanitaires (en vue d’apporter suffisamment de lumière et d’aération des logements) et sécuritaires : la hauteur de certains immeubles de la Croix-Rousse construits dans les années 1820 était jugée excessive, et ce indépendamment de la présence du pisé dans certaines élévations. D’autres dispositions mettent en lumière la volonté de mieux encadrer l’usage du pisé dans les secteurs soumis aux risques de crues, en imposant des soubassements maçonnés de hauteur parfois importantes. Enfin, il semble que l’interdiction de 1856, qui ne concernait que les quartiers situés à l’intérieur de l’enceinte fortifiée de Lyon, pourrait également correspondre à une volonté des autorités d’éloigner les populations modestes du centre-ville pour y installer des habitants plus fortunés.
Au regard du bâti subsistant aujourd’hui, l’incidence de ces textes sur la production bâtie apparaît contrastée. Les interdictions strictes des années 1810 semblent ne pas avoir eu d’effet, du moins dans les quartiers populaires en cours d’urbanisation : c’est l’époque où sont construites les élévations en pisé de terre les plus hautes (jusqu’à 25 m). De tels chantiers ne pouvaient passer inaperçus, ce qui pose la question de l’application effective de ces textes dans ces secteurs. Les réglementations plus libérales mises en place à partir des années 1820 et surtout dans les années 1830 et 1840 à la Croix-Rousse et à Lyon semblent avoir eu une incidence beaucoup plus tangible, avec la diminution significative de la hauteur des immeubles présentant du pisé de terre évoquée précédemment. La réglementation de 1856 n’a été appliquée que dans les quartiers intra-muros, où le pisé est interdit de manière stricte. Dans les quartiers extra-muros, la réglementation, beaucoup plus permissive, semble n’avoir pas du tout été appliquée. Le nouveau règlement général de voirie de 1874 fait l’impasse sur la réglementation très restrictive de 1856 et se réfèrent aux les textes libéraux des années 1830 et 1840 ce qui tend à indiquer que ces textes étaient considérés comme suffisamment efficaces.
Il apparaît donc que la réglementation urbaine a accompagné l’utilisation du pisé de terre à Lyon pendant tout le XIXe siècle. Ce constat témoigne d’une pratique formalisée qui est très éloignée des idées reçues que nous pourrions avoir sur ce matériau : l’usage du pisé de terre ne se limitait pas, loin s’en faut, aux bâtiments ruraux ou aux constructions informelles situées en périphérie des centre-urbains.
Un patrimoine urbain
Malgré la forte présence du pisé de terre dans le bâti lyonnais, y compris dans des secteurs faisant partie du périmètre inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, la mention « pisé » n’apparaît pas une seule fois dans le dossier de candidature de la ville à l’UNESCO (1998). Cette omission est représentative de l’invisibilité du pisé et témoigne d’un manque d’intérêt pour l’histoire constructive de la ville ainsi que de préjugés négatifs pour le bâti populaire construit dans les faubourgs et quartiers périphériques entre XVe et le début du XXe siècle, malgré leurs qualités architecturales et leur importance dans l’histoire urbaine de Lyon. Sur le terrain, on constate de nombreux problèmes de conservation, avec, d’une part, des mauvaises pratiques qui induisent des pathologies parfois graves, et, d’autre part, des démolitions importantes, notamment dans les secteurs à l’est de la ville, qui sont peu protégés patrimonialement et soumis à une pression immobilière importante. Ces destructions ont lieu sans s’interroger sur la valeur patrimoniale de ces édifices.
Tous les édifices lyonnais présentant du pisé n’ont, de toute évidence, pas les mêmes valeurs patrimoniales. Il convient néanmoins de questionner les valeurs portées par ces édifices, notamment au regard de l’histoire constructive singulière dont ils témoignent. Cette culture constructive multiséculaire a eu un rayonnement international grâce à la diffusion qu’en a faite François Cointeraux vers 1800. À Lyon, elle a vu son apogée au XIXe siècle, accompagnant les mutations de la ville industrielle, avec la prouesse constructive de réaliser des murs ne pisé de plus de 25 mètres de hauteur dans de grands immeubles « canuts » ou l’utilisation de cette technique pour l’urbanisation de nouveaux quartiers de très grande emprise.
L’utilisation de la terre crue dans le bâti ancien urbain ne se limite pas au cas lyonnais. Malgré des difficultés d’identification, la présence du pisé est attestée dans d’autres villes de la région Auvergne-Rhône-Alpes, telles Voiron, Valence, Roanne ou Thiers. Le Midi méditerranéen n’est pas en reste : Perpignan ainsi possède un patrimoine en terre massive (pisé et bauge) particulièrement important dans son centre-ville médiéval, dont on redécouvre seulement l’importance. D’autres mises en œuvre de la terre crue en milieu urbain existent : par exemple, la brique de terre crue, appelée dans la région champenoise « carreau », a été massivement utilisée à Reims et à Troyes, soit pour l’édification de maçonneries, soit pour le remplissage de structures en pan de bois, et ce jusque pendant l’Entre-deux-guerres.
Au-delà des enjeux patrimoniaux, la révélation de cette présence de la terre dans le bâti ancien de nombreuses villes de l’hexagone vient bousculer nos préjugés et représentations liées à ce matériau. Alors qu’aujourd’hui les constructions de deux ou trois étages en terre crue se comptent sur les doigts de la main, le patrimoine urbain en terre crue des villes françaises, souvent multiséculaire, constitue une démonstration concrète des capacités et des qualités de ce matériau, y compris en milieu urbain.
Texte
Emmanuel Mille
Iconographie
Anne-Sophie Clémençon, Emmanuel Mille (cartes, graphiques et photos), Sébastien Moriset
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