
Introduction
S’il fallait encore faire la preuve de l’intérêt des perspectives féministes pour les champs disciplinaires qui s’intéressent à l’espace, comme la géographie, l’architecture ou encore l’urbanisme : la voici. Dans son ouvrage Pour un spatio-féminisme paru aux éditions La Découverte en septembre 2024, l’historienne Nepthys Zwer signe en effet, une belle démonstration de ce que les épistémologies féministes [1] peuvent apporter à ces différents domaines d’études et leurs pratiques. Usant d’un état de l’art approfondi des questions de genre et de représentations dans l’espace, l’autrice invite qui la lit à questionner et repenser les outils conceptuels et méthodologiques avec lesquels les géographes, et par extension les architectes et les urbanistes, ont pris l’habitude de travailler. Nepthys Zwer ne se limite pas simplement à constater les rapports de domination genrés qui s’inscrivent dans l’espace ; elle montre aussi toute la richesse et le potentiel subversif des outils critiques qu’offrent (entre autres) les perspectives féministes pour repenser ces dynamiques de pouvoir qui fabriquent l’espace, et nous fabriquent en retour. « Qu’on les cherche dans les discours ou dans notre rapport à l’espace, comprendre l’organisation et les processus sociaux en fonction du genre suppose de s’intéresser à la dialectique qui s’instaure entre les représentations et les pratiques. Car l’espace nous produit comme nous produisons l’espace. » (Zwer, 30) Le ton est donné : s’il est aujourd’hui synonyme de domination, l’espace peut et doit donc être réapproprié, réinventé, réhabilité, reclaimed [2].
« Qu’on les cherche dans les discours ou dans notre rapport à l’espace, comprendre l’organisation et les processus sociaux en fonction du genre suppose de s’intéresser à la dialectique qui s’instaure entre les représentations et les pratiques. Car l’espace nous produit comme nous produisons l’espace. »
Nephtys Zwer
Organisé en quatre chapitres, l’ouvrage suit une progression claire et efficace permettant de mettre en évidence l’espace comme un énième instrument d’aliénation du système patriarcal-capitaliste. Il s’ouvre sur une déconstruction méthodique de l’espace, de sa conception, de ses dispositifs et des représentations masculines qui s’y inscrivent et auxquelles doivent s’adapter les femmes. Une démonstration qui rappelle le travail de l’architecte et théoricienne de l’architecture anglaise Jos Boys, qui, 40 ans plutôt dans un article intitulé « Peut-on parler d’une critique féministe de l’architecture ? » [3] dénonçait déjà les mêmes biais genrés de construction de l’espace. En effet, pour l’une et l’autre « les pratiques spatiales des femmes sont le fruit d’un conditionnement, parfois violent, et d’une exposition permanente à des injonctions réitérées au travers d’interactions sociales qui leur imposent des restrictions qui touchent jusqu’à l’intimité de leurs corps » (ibid., 105). Dans les pages qui suivent ce premier « état des lieux », l’autrice opère une rupture épistémologique et propose ce qu’elle appelle une démarche spatio-féministe. Elle s’attache ainsi à rendre visible l’expérience sociale des femmes de et dans l’espace, jouant ainsi du rapport de réciprocité entre production sociale et spatiale. Pour se faire, Nepthys Zwer déploie deux outils capables de s’enrichir mutuellement : les épistémologies féministes et la contre-cartographie. En croisant ces deux approches critiques l’autrice illustre une déconstruction du narratif spatial par sa réappropriation. Plus encore, en réinvestissant les méthodes de la contre-cartographie – déjà bien connue des cercles militants – dans une perspective féministe, l’historienne propose l’usage de la carte comme un nouvel outil d’empowerment [4] pour les femmes. Un outil capable de révéler les inégalités spatiales, mais surtout permettant de réclamer l’espace où se matérialisent les oppressions de genre – et donc d’opérer un changement de paradigme.
« les pratiques spatiales des femmes sont le fruit d’un conditionnement, parfois violent, et d’une exposition permanente à des injonctions réitérées au travers d’interactions sociales qui leur imposent des restrictions qui touchent jusqu’à l’intimité de leurs corps »
Nephtys Zwer
Et c’est là que se révèle tout l’intérêt et l’apport de cet ouvrage pour la littérature féministe déjà constituée dans les champs disciplinaires qui traitent de l’espace ; « le pouvoir propre à la carte est utilisé pour questionner et réviser les énoncés que nous formulons sur ce que nous faisons avec et dans l’espace » (ibid., 161). En faisant appel aux épistémologies féministes pour formuler son approche critique, Nepthys Zwer met en évidence la subjectivité de la carte ; une subjectivité qui, assumée et énoncée avec la contre-cartographie et les problématiques qui la construisent, permet de tendre vers une forme d’objectivité des outils de représentation voir de production de l’espace. Finalement, pour reprendre ici les mots de l’autrice : « une révision épistémologique de l’ancienne façon de produire des connaissances suppose non d’adopter une posture antiscience, mais, au contraire, de produire une science éthique et enrichie de nouvelles perspectives » (ibid., 177). Pour les architectes, les urbanistes, les géographes et autres praticien·nes de l’espace ce livre rappelle, finalement, l’urgence de réinventer des espaces plus justes et plus inclusifs ; mais il propose surtout d’adopter une nouvelle boussole éthique de production de l’espace, celle du spatio-féminisme. Ainsi pensé, pratiqué et produit, l’espace n’est plus un instrument d’oppression mais un vecteur d’émancipation pour les femmes.
Nephtys Zwer, Pour un spatio-féminisme. De l’espace à la carte, La Découverte, 2024, 216 pages, 22 euros.
Notes
[1] Dans les grandes lignes, les épistémologies féministes appellent à déconstruire les modes dominants de production de la science. Parmi les différentes prises de position critique que propose ce champ d’étude, on peut retenir celle du point de vue qui postule que le travail scientifique ne saurait être complètement objectif et invite à tenir compte de l’identité du ou de la scientifique dans la production de savoirs. Voir sur le sujet Sandra Harding, Donna Haraway, Nancy Hartsock, Lorraine Code ou encore Maria Puig de la Bellacasa.
[2] Le terme reclaim emprunté au vocabulaire écologiste « signifie tout à la fois réhabiliter et se réapproprier quelque chose de détruit, de dévalorisé, et le modifier comme être modifié par cette réappropriation. Il n’y a ici, encore une fois, aucune idée de retour en arrière, mais bien plutôt celle de réparation, de régénération et d’invention, ici et maintenant. Reclaim fait partie de ces mots intraduisibles sans perdre une partie de leur richesse et de leur puissance, et pour cette raison, après d’autres concepts féministes (empowerment ou care), il est en train de passer dans une forme d’usage courant dans la langue française. » Hache, E. (2016) Reclaim, recueil de textes écoféministes, Paris : Editions Cambourakis, 23.
[3] Boys, J. (1984) « Peut-on parle d’une critique féministe de l’architecture ? », CLARA (à paraitre), traduit en 2024 par Beuerle, M. et Rollot, M.
[4] L’empowerment a différentes traductions en français, parmi lesquelles : autonomisation, empouvoirement, ou capacitation. Outre ses multiples traductions, on peut retenir que cet anglicisme « articule deux dimensions, celle du pouvoir, qui constitue la racine du mot, et celle du processus d’apprentissage pour y accéder. Il peut désigner autant un état (être empowered) qu’un processus. Cet état et ce processus peuvent être à la fois individuels, collectifs et sociaux ou politiques. » Bacqué, M. et Biewener, C. (2013). « L'empowerment, un nouveau vocabulaire pourparler de participation ? » Idées économiques et sociales, N° 173(3), 25-32. https://doi.org/10.3917/idee.173.0025.