Quotidien politique

Questions structurelles : le coût des matériaux et la valeur du travail

Steve Webb | 23 janvier 2024

Introduction

Dans un avenir alternatif, les taxes protègent le travail humain et pénalisent l'utilisation excessive de matériaux pour mettre fin aux pratiques de gaspillage. Dans ce futur possible, il y a davantage d'emplois mais la production industrielle est en baisse. La réduction des déchets engendre moins d'exploitation de la matière et de l'énergie, en échange d'une plus grande activité humaine. Plaidoyer de Steve Webb, ingénieur britannique, pour un nouvel équilibre entre matériaux, énergies, et déchets d'un côté, savoir-faire, artisanat et main d'œuvre de l'autre.

Je gagne ma vie en vendant des gâteaux. La recette comporte deux ingrédients : des œufs et de la farine. Les proportions sont étonnamment flexibles : je peux utiliser plus d'œufs et moins de farine, ou vice versa. La fabrication de gâteaux connaît un véritable essor, si bien que le gouvernement décide de percevoir des taxes auprès des pâtissiers. Pour ce faire, il prend la décision arbitraire de taxer les œufs à hauteur de 20 %. L'œuf devient alors proportionnellement plus cher que la farine. Très vite, tous les pâtissiers essaient de faire des gâteaux avec la plus petite quantité d'œufs possible. Les ventes d'œufs diminuent. Les recettes fiscales diminuent en conséquence, ce qui fait que le gouvernement doit augmenter le taux d'imposition sur les œufs à 30 % pour équilibrer le budget public. Ce qui entraîne à son tour une nouvelle réduction de l'utilisation d'œufs. Partout, les gâteaux sont maintenant très farineux. La production de farine a augmenté de façon spectaculaire. L'agriculture s'est fortement orientée vers la production intensive de céréales, ce qui a endommagé les sols et a généré des paysages arides et des terres de plus en plus stériles. Des tempêtes de poussière géantes s’élèvent au-dessus de ces champs de blé sans fin et soufflent sur nos villes, suffocant au passage des millions de poules affamées dans leurs batteries oubliées. On appelle cela la distorsion fiscale.

Au lieu de manipuler de la farine et des œufs, imaginons maintenant que nous utilisions des matériaux et de la main-d'œuvre. Au lieu de faire un gâteau, nous construisons un bâtiment. Les matériaux (y compris l'énergie) seraient alors la farine et la main-d'œuvre correspondraient aux œufs. La main-d'œuvre est largement taxée, tandis que les matériaux pour la construction ne le sont pratiquement pas. Dans ces circonstances, comme pour le gâteau, je serais enclin à minimiser la quantité de main-d'œuvre utilisée par rapport aux matériaux : plus de farine, moins d'œufs. J'essaierais non seulement de réduire la main-d'œuvre sur le chantier, mais aussi de réduire les frais de gestion de projet et de conception. J’imaginerais les choses très rapidement, basée sur une rationalisation poussée à l’extrême pour minimiser encore le travail de ma maîtrise d’œuvre. Je prévoirais des ouvrages qui pourraient être construits avec moins de personnes, en utilisant directement les processus bruts des machines qui favorisent la répétition et la standardisation. Comme tout est conçu et construit pour le cas de figure de le plus défavorable, ces rationalisations engendrent évidemment une surutilisation de matériaux. Comme pour le gâteau farineux, cette surutilisation des matériaux a aussi des conséquences.

Lorsque nous pensons aux déchets, nous pensons avant tout aux restes et rebuts de chantier. Nous imaginons des piles de matériaux négligés, bientôt jetés dans une décharge. Mais le déchet correspond également à l'utilisation inutile de matériaux. Lorsque vous regardez un bâtiment achevé, vous ne voyez pas de déchet, mais vous devriez. Il est plus que probable que le bâtiment soit 30 % plus lourd qu'il ne devrait l'être, en raison d'une rationalisation visant à économiser de la main-d'œuvre.

Questions structurelles : le coût des matériaux et la valeur du travail
Charpente du hangar de Gut Garkau (Schleswig-Holstein, Allemagne), par Hugo Häring, 1923-1926 // seier+seier

Dans les bâtiments en béton, les dalles pleines en béton armé, très lourdes, prolifèrent, tandis que les planchers minces en coques, à corps creux ou encore les dalles nervurées sont rares. Les coffrages plats et horizontaux sont plus rapides à fabriquer. Les lourdes poutres en acier laminé à section en « I » sont la norme, au lieu d'éléments treillis plus légers, car le laminoir mécanisé est bien plus économique qu’un soudeur humain. On préfère des panneaux massifs en bois lamellé-croisé (CLT) aux planchers traditionnels en charpente, assemblés à la main sur le site. Des centaines de tonnes de béton sont coulées pour réaliser des semelles en béton armé uniformes et régulières parce qu'il est plus rapide de creuser des tranchées rectilignes avec une pelleteuse que d’en faire varier leur largeur pour optimiser la matière.

Dans le passé, nous avions l'habitude de considérer les déchets comme un crime contre les personnes démunies ou dans le manque. Aujourd'hui, le gaspillage est également un crime contre l'environnement : il est synonyme d’émissions de carbone, de pollutions et d'extinction de la biodiversité. Jusqu'à la fin du XXe siècle, la préoccupation première était de produire suffisamment de nourriture et de matériaux pour que chacun puisse vivre décemment. L'idée que les humains puissent endommager la planète aurait pu sembler présomptueuse il y a un siècle [encore que… Voir la synthèse historique par Thierry Paquot dans « l’Écologie comme méthode », N.D.E.]. Et puis soudain, nous étions sept milliards. Aujourd'hui, l'idée même que la planète nous survivra semble présomptueuse.

Le dôme en béton armé à parois minces du Palazzetto dello Sport avant sa dernière rénovation // Marc Le Cœur / Topophile

Le problème est qu'une grande partie de nos comportements et habitudes sont profondément ancrées dans le passé, jusqu’à notre système fiscal. Au Royaume-Uni, l'impôt sur le revenu a été introduit par William Pitt le Jeune en 1798 pour financer les Guerres Napoléoniennes [du Royaume-Uni contre la France en 1803], en renflouement d'une autre mesure fiscale génératrice de distorsions, l’impôt sur les portes et fenêtres. Aujourd'hui, au Royaume-Uni, l'impôt sur le revenu et les cotisations sociales représentent environ 45 % de tous les impôts perçus ; en parallèle, les constructions neuves sont exonérées de T.V.A. [taxe sur la valeur ajoutée, N.D.E.], la taxe sur les carburants n'est que de 4 % et le prélèvement sur les granulats, par exemple, ne prélève que 0,05 %. Ce système d'imposition favorise le capital par rapport au travail. Si je crée une usine remplie d'ouvriers, je paierai indirectement beaucoup d'impôts et de cotisations. Si, au contraire, j'investis dans des machines pour faire leur travail, je n'en paierai pratiquement pas. L'impôt sur les sociétés porte sur les bénéfices et les dépenses d'alimentation des machines sont déduites avant calcul des impôts. Ce n'est pas le cas pour le travail. L'impôt est prélevé sur les salaires avant que les humains ne paient leur nourriture.

De nombreuses personnes se sont levées pour demander qu’une vraie politique fiscale soit établie pour lutter contre les émissions de carbone. En 2019, John Vidal écrivait dans le Guardian qu’il serait souhaitable de taxer directement le ciment et les autres matériaux à forte teneur en carbone, et de reverser ces recettes à la population sous forme d'allégements fiscaux. Selon lui, les taxes sur le carbone et les mesures commerciales adoptées jusqu'à présent n'ont pas permis de modifier les comportements de nos industries. Sur la question de l'inégalité fiscale entre les machines et les humains, Bill Gates estime que les robots devraient être taxés pour financer les reconversions professionnelles des personnes dont ils remplacent les emplois. Le maire de New York, Bill de Blasio, a appelé à une politique de contrôle de l'automatisation, destinée à protéger les 36 millions d'emplois qui pourraient être rendus obsolètes par la technologie d'ici 2030. Déjà en 1976, Walter Stahel écrivait « The Potential for Substituting Manpower for Energy » avec l'idée que la main-d'œuvre humaine utilisée pour la réparation et l'entretien pourrait remplacer les coûts énergétiques associés à la mise au rebut et à la remise à neuf des produits cassés par des machines. Toutes ces questions découlent de l'inégalité relative du coût de la main-d'œuvre avec celui des machines et de l'idée qu'il ne vaut donc pas la peine d'être frugal en matières.

Contemporain de Pier Luigi Nervi et spécialisé dans les ouvrages en brique en Uruguay, l’ingénieur Eladio Dieste a construit des monuments de l'élégance et l'économie de moyen, telles les voûtes gaussiennes des entrepôts JHO — 45 m portée de avec une seule épaisseur de brique — sur les docks du port de Montevideo, 1979 // D.R.

Dans les années 1950, Félix Candela et Eladio Dieste faisaient partie d'un groupe d'ingénieurs travaillant en Amérique Latine à concevoir des structures à coque mince. Ces formes structurelles très efficaces n’utilisent qu’une fraction des matériaux nécessaires aux structures conventionnelles. Bien que leur conception soit beaucoup plus chronophage et qu'elles nécessitent des coffrages courbes beaucoup plus complexes à construire, à cette époque et en ce lieu, la main-d'œuvre était bon marché et les matériaux étaient chers. Pier Luigi Nervi travaillait probablement dans des circonstances similaires à la même période en Italie, où des structures « hyper-efficaces », comme le dôme nervuré du Palazzetto dello Sport, sont d'une beauté saisissante et traduisent une sophistication que l'on ne retrouve habituellement que dans les œuvres de la nature. Ce mouvement architectural presque oublié est aujourd'hui considéré comme un exotique « avenir passé » et a été depuis longtemps étouffé par l'économie, mais il pourrait donner la voie vers un nouveau futur.

Dans ce futur, nous pouvons déplacer la charge fiscale de la main-d'œuvre vers les matériaux. Le coût de l'utilisation fainéante des matériaux est maintenant si élevé que les maîtrises d’ouvrage sont incitées à choisir avec soin leur maîtrise d’œuvre et à payer des honoraires plus élevés aux concepteurs qui savent faire mieux avec moins. Il existe désormais des indicateurs précis et contrôlés pour les aider à faire leurs choix. Les concepteurs font la course à l'économie de matériaux. Les maîtrises d'œuvre sont désormais faites de collaborations étroites entre ingénieurs et architectes ayant dû affiner leurs compétences à travers de conséquentes formations complémentaires. Dans le passé, les approximations de conception conduisaient les organismes de contrôles à exiger des niveaux élevés de redondance et d'importants facteurs de sécurité dans les calculs de structures. Cela était très dispendieux en matériaux. Le perfectionnement des experts et des praticiens, associé à des délais d’études allongés, permet une plus grande précision dans la conception. Ainsi, certaines entreprises faisant preuve d'une grande acuité sont agrées pour l'utilisation de facteurs de sécurité bien plus faibles qu'auparavant. Les professionnels peuvent collaborer pour concevoir des solutions audacieuses pour rendre un projet économique. Les démarches de form-finding [recherche algorithmique de formes géométriques stables, N.D.T.] sont pleinement intégrées dans la conception.

La grenette (halle) de Scionzier, réalisée en essences variées et par assemblage de bois courts, afin de pouvoir utiliser uniquement des bois locaux, par Archiplein, 2023 // 11h45 / Archiplein / Topophile

Dans ce futur, un client a besoin d'un bâtiment avec un sous-sol. Les étages supérieurs étant lourdement chargés, les dalles des planchers se doivent d’être optimisées. Il est alors fait appel aux meilleures expertises du domaine. On fait appel à Jana, spécialiste du coffrage. Elle est formée non seulement en charpente, mais aussi en résistance des matériaux et en modélisation des structures. Elle est intégrée à l'équipe dès les premières esquisses et travaille avec les ingénieurs pour trouver un type de coffrage efficace et réalisable. Après plusieurs semaines d'itérations, l'équipe a mis au point un concept de pavage de poutres en forme de peau d'alligator, exploitant un ensemble de trois formes répétées, ce qui réduit les volumes de béton de 70 %. La peau du bâtiment se doit d’être légère — foin des façades en briques néo-victoriennes de l'ère du charbon. José, spécialiste des façades en tissu, est mobilisé pour trouver une forme de façade qui convienne à l'enveloppe en tissu isolant et à courbures complexes. Les murs de soutènement plans et rectangulaires sont peu performants et ont donc tendance à être faits d'épais béton armé. Jack, un expert en analyse tridimensionnelle des sols, met au point un concept de plans ellipsoïdes requérant à la place de très fines coques de compression en pierre. Les plans et les notes de calcul sont vérifiées à trois reprises, car les erreurs sont source de gaspillage. Le chantier est ensuite méticuleusement planifié. Les tâches de finitions appartiennent au passé — les structures doivent être réalisées de toute beauté, les travaux de construction sont donc effectués lentement et soigneusement. Les chantiers sont menés à bien par des ouvriers qui ont été formés pendant des années dans leur domaine de compétence, qui sont très fiers de leur travail et qui sont désormais mieux payés.

Dans ce futur possible, il y a davantage d'emplois mais la production industrielle est en baisse. La durabilité n'a pas entraîné une baisse de l’économie ou des richesses : elle a permis de réduire nos déchets. Elle a engendré moins d'exploitation de la matière et de l'énergie, en échange d'une plus grande activité humaine. Elle a permis une amélioration des conditions de travail en utilisant davantage de compétences et d'intelligence dans la façon dont nous travaillons. Dans ce futur possible, les salaires sont plus élevés, la pollution et les niveaux de dioxyde de carbone diminuent et, surtout, l'histoire ne se termine pas par des paysages arides et morts, stériles et désertiques.

Publication originelle
Steve Webb. « Structural issues: the cost of material and the value of labour », Architectural Review, 15 juin 2021.

Traduction
Xavier Davy

Photographies
Marc le Cœur, Florent Michel