Du lisible au visible
« S’affranchir du concept de handicap » par K. Charras, C. Eynard, F. Cérèse et A. Cérèse
Coline Periano | 17 janvier 2023
Introduction
Le modèle social du handicap avait déjà répondu à beaucoup d’imprécisions sur l’appréhension des invalidités. Sa conceptualisation a contribué à détacher le handicap de l’individu pour le resituer à l’intersection de la personne et de son environnement. Nous considérons depuis que la situation de handicap est à articuler avec des défauts dans des choix architecturaux et urbanistiques qui limitent les personnes. De ces approches interactionnelles, les politiques d’aménagement ont surtout retenu du handicap qu’il devait être compensé par une modification de l’environnement. Ont donc été développées les caisses prioritaires, les rampes d’accès, les signalétiques adaptées. La virtuosité de S’affranchir du concept de handicap réside dans la critique constructive de ces approches. Il n’est pas question ici d’en attaquer ni la bonne volonté, ni l’apport qu’elles représentent incontestablement pour l’accessibilité, mais de les nuancer.
Les auteurs, qui sont psychologues, architectes et spécialistes de gérontologie, mêlent leurs travaux sur les pratiques d’accompagnement et d’aménagement en institution pour personnes âgées dépendantes et les extrapolent au handicap en général. Leur regard exigeant questionne nos réflexes d’aménagement avec cette proposition : l’environnement devrait laisser toute latitude aux personnes pour qu’elles développent leurs aptitudes.
« Les réponses pour faire face au handicap se manifestent par des solutions quasi systématiquement prothétiques. »
Les auteurs retracent la généalogie de nos dispositifs d’accessibilité et déplient avec rigueur les notions de fonction et de compensation. Ils nous amènent à identifier l’insuffisance de ces mesures, qui cherchent à unifier les usages de tous selon les normes représentées par les capacités les plus répandues. En ressortent des équipements, tels que les lèves-personnes, qui finalement stigmatisent les personnes qui les utilisent. Difficile en effet d’ignorer la différence qu’ils marquent en tentant de la compenser. Et ceci sans compter la difficile manipulation de ces machines, qui parfois tombent en panne et nous laissent démunis, sans avoir pris d’autres habitudes pour répondre au besoin. Ces dispositifs, comme autant de prothèses destinées à compenser une incapacité, ne prennent pas effet des différentes réponses possibles qui peuvent être développées par les personnes. Ils évacuent d’un coup toute possibilité de créer ses propres modalités d’interaction avec l’environnement, pourtant le fruit d’une élaboration patiente et pertinente.
« On mesure combien l’innovation en santé tient peu compte des processus adaptatifs, de la plasticité cognitive et comportementale, et encore moins du lien étroit que ces aptitudes entretiennent avec les émotions, la personnalité, et la motivation de l’individu. »
L’ouvrage formule alors une approche centrée sur la reconnaissance des facultés imaginatives et créatives des personnes. Il rappelle, à bon entendeur, qu’elles peuvent développer des habiletés, des qualités d’adresse visant à répondre à des situations handicapantes. Ces facultés, ce sont les manières alternatives de satisfaire un problème de façon astucieuse, en les articulant avec ses préférences et ses aspirations. Cette analyse ne cherche pas à nier les caractéristiques invalidantes incontestables qui découlent de pathologies ou de défaillances physiologiques. Toutefois, elle récuse l’idée que le handicap est un mal-être résultant d’une réduction des capacités. En mettant l’accent sur les aptitudes adaptatives des personnes en situation de handicap physique ou mental, l’ouvrage valorise en sous-texte la pluralité des modes de vie possibles et leurs appréciations par les personnes concernées. Il cherche les moyens de l’inclusion de ces styles de vie pluriels dans nos espaces partagés. L’évocation des athlètes Piotr Van Montagu et Matt Stutzman en est une illustration édifiante. Ces archers se sont appuyés sur leurs facultés propres pour développer des moyens alternatifs de concourir à des compétitions sportives, sans qu’une catégorie spécifique ait été créée.
« L’objectif est donc de faire de la singularité identifiée une norme pour l’individu et de concevoir l’aménagement ou les moyens d’accessibilité en se référant à ses propres standards physiologiques et/ou psychologiques. »
Nos lieux sont encore trop souvent doublement invalidants : ils sont inadaptés d’une part, et troublent les facultés d’adaptation d’autre part. Suivant ce raisonnement, l’obstacle handicapant réside non pas dans un déficit de capacité, mais dans un manque de pouvoir agir avec souplesse dans un environnement trop strict. Les auteurs tracent alors les linéaments pour un environnement habiletant. Ce type d’environnement accepte et soutient les stratégies personnelles et les poursuites des actions communes par des moyens singuliers. Il s’appuie sur les facultés existantes des individus ou favorise leur création. Il est porteur d'opportunités pour qui souhaite s’en saisir. En quelques mots, il amorce de nouvelles manières d’interagir qui reposent sur des désirs et des besoins réels, avec leurs lots de spontanéité et d'irrationalité. La notion d’esthétique n’est pas absente de ces environnements, qui rendent invisibles des modalités d’accès en les intégrant harmonieusement dans nos espaces partagés. Les auteurs évoquent ainsi la longue rampe du Mucem à Marseille, qui dépasse sa seule fonction d’accessibilité pour accueillir sans distinction tous les usagers souhaitant prendre leur temps et profiter des effets de lumières offerts par la scénographie.
Si l’ouvrage est principalement théorique, sa lecture sonne comme une invitation à devenir plus attentif aux interactions alternatives créées autour de nous. A l’intention des concepteurs, il valorise l’enseignement sensible à trouver auprès des vécus de personnes concernées. Surtout, cette proposition souligne deux aspects de l’amitié des lieux. Tout d’abord, chacun recherche l’interaction avec l’environnement et se donne les moyens de le faire. Ensuite, les lieux peuvent être nos alliés s’ils sont pensés pour accueillir cette diversité plutôt que de chercher à les unifier.
Kevin Charras, Colette Eynard, Fany Cérèse et Ankel Cérèse, S’affranchir du concept de handicap. Critique constructive d’une notion obsolète, Postface de Thierry Paquot, Editions In Press, 2022, 144 pages, 13,90 euros.