Introduction
Le mot du jour est « schizotopie ». Création du philosophe allemand Günther Anders (1902-1992), pour nommer adéquatement un nouveau phénomène : la double existence spatiale. S’inspirant du mot « schizophrène », pathologie psychiatrique, il invente la « schizotopie » (de schizo, « fendre », « fractionnement » et topos, « lieu »), pour désigner les effets spatiaux de l’industrialisation de/sur l’expérience humaine. Elle s’inscrit dans la critique générale de L’Obsolescence de l’Homme (1956, 1980) et s’étend dorénavant magistralement aux technologies numériques, en particulier les smartphones et les drones.
Pour Anders, la schizotopie relève des technologies capitalistes de l’information et de la communication que sont la radio et la télévision. Alors que le théâtre réunit en un même espace syntopique la production du divertissement (le spectacle) et son public en masse, la télévision vient définitivement rompre toute unité entre le lieu de l’émission et les lieux de réception du divertissement de masse. Se croyant seul, en privé, allumant en toute intimité sa télévision dans son salon, l’individu consomme en réalité le même produit massifié que les autres « ermites de masse ». Ce passage de « la masse » au caractère « de masse » est qualifié par Anders de contre-révolutionnaire tant il isole, conforme et fragilise l’individu face aux logiques du productivisme.
« En fait, on ne livre pas seulement à chacun de nous, personnellement, sa désindividuation et sa 'nature de masse', mais, en même temps (pour autant qu’il s’agisse bien ici d’un double conditionnement) l’illusion qu’il possède une sphère privée. »
Günther Anders, L'obsolescence de l'Homme, p.83
Le « caractère de masse » est ainsi lié à la privatisation de l’espace privé, ou, pour le dire autrement, à l’irruption permanente du dehors, du monde extérieur, à l’intérieur, chez soi. Avec leurs émissions, la radio et la télévision occupent une double existence spatiale : partout dans le monde et chez soi. Cette perception schizotopique de l’espace menace les principes d’individuation et fait de nous, des « dividus », scindés en deux espaces disjoints. Irrésistibles, ces émissions pénètrent notre espace privé et en deviennent une composante intrinsèque si bien que leur silence provoque un malaise. Voilà comment l’espace privé devient un espace de production du caractère de masse dans lequel l’espace public s’invite en permanence. Que chaque lecteur, à ce moment du texte, se représente les innombrables dispositifs technologiques et commerciaux qui hantent désormais sa maison.
Lorsque nous retournons au dehors, nous ne sommes pas exempts de cette double existence spatiale. L’espace public, lui aussi, est assiégé par la schizotopie. La plupart du temps, il prend la forme d’un chez-soi en itinérance, comme une bulle pseudo-privée qui nous entoure et nous rassure partout où nous allons. Paradoxalement, c’est la radio qui participe à faire de ce dehors un chez-soi tant elle nous est devenue caractéristique de l’espace privé. Anders prend notamment l’exemple de la voiture et la radio qui, partout, font de nous des nomades-sédentaires, nomades en tant qu’esprits voyageurs au gré des ondes, sédentaires en tant que voyageur dans le chez soi de la voiture. Plus dérangeant, la mode des jukebox, ces boites à musique dans les espaces publics qu’il faut payer pour activer, participent à l’obsolescence de l’espace public. Elles poussent à la consommation pour reconstruire un chez soi dans le dehors par l’expérience privée-publique de la musique. Occasionnant tout de même des nuisances pour les autres, l’arrivée du walkman puis des mp3 et enfin des smartphones, dotés d’écouteurs et de casques, a été décisive dans ce processus de double privatisation de l’espace public.
La schizotopie marque alors tout autant la fin de l’espace privé que celle de l’espace public. Il ne reste que des espaces hybrides, exposés à la consommation de masse, dans lesquels se meuvent des dividus perfusés par les mêmes marchandises de masse. Dans ce monde, l’unité du soi est constamment menacée et la démocratie est rendue impossible. Sur le plan personnel, le processus d’individuation pathologique est désormais documenté médicalement en ce qui concerne l’exposition précoce et intensive des enfants aux écrans, ces terminaux numériques qui décuplent l’effet schizotopique par l’interactivité et l’immersion. Sur le plan collectif, la schizotopie supprime l’existence d’agoras authentiques, ces espaces publics de rencontre, d’échanges et de débats qui actualisent le vivre ensemble en un même lieu.
« Ce n’est pas seulement l’âme de l’homme qui est aujourd’hui 'schizoïde', mais les événements eux-mêmes le sont. »
Günther Anders, Hiroshima est partout, p. 170
Anders mobilise la schizotopie également dans le champ militaire et anticipe des analyses récentes (Théorie du Drone, 2013). La disparition du lieu du crime est un marqueur de ce phénomène. En effet, quel est le lieu du crime si le missile est lancé d’un autre continent par un opérateur sous ordre ? Par conséquent, comment pourrait s’exercer le discernement moral en l’absence de conscience de son action destructrice ? La partition du soi dans le phénomène schizotopique est donc aussi facultaire : la rationalité agissante d’une part, la conscience morale réflexive d’autre part. L’un des exemples magistraux de Anders est le cas Eatherly, un pilote tourmenté qui a participé au bombardement atomique d’Hiroshima et qui tente après coup de réunir un soi fragmenté et monstrueux (Hiroshima est partout, 2008). Agencée à l’invisibilisation des auteurs, la schizotopie affecte aussi les victimes en ce qu’elles se trouvent dénuées de haine, incapables de désigner un coupable, comme Anders le constate à Hiroshima. Ainsi, sur le plan de la violence, la schizotopie est une arme de destruction massive dans un voile d’impunité. On ne peut s’empêcher de penser à la guerre que la Russie mène à l’Ukraine, et en particulier au récent sabotage des pipelines Nord Stream, lorsque Anders écrivit que « pour l’essentiel, le monde de demain sera invisible, et, par conséquent, ce qui s’y déroulera sera inimputable » (Hiroshima est partout, p. 169).
La schizotopie rend fou et inhumain, elle constitue notre existence et c’est face à elle, malgré elle et contre elle que nous devons lutter. Désormais, cette lutte est bien celle de la topophilie en ce qu’elle fait valoir la force politique de la présence au lieu et l’humanité retrouvée dans l’amour du lieu.
Texte de Loïs Mallet. Illustration de Laura Folmer.
Bibliographie
Günther Anders (1956), L’Obsolescence de l’homme : Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, traduit par Christophe David, Paris, L’Encyclopédie des Nuisances, 2002.
Günther Anders (1980), L’Obsolescence de l’homme (tome II) : Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, traduit par Christophe David, Paris, Fario, 2011.
Günther Anders (1995), Hiroshima est partout, traduit par Denis Trierweiler, Françoise Cazenave, Gabriel Raphaël Veyret, et Abel Morabia, préfacé par Jean-Pierre Dupuy, « La couleur des idées », Paris, Seuil, 2008.
Grégoire Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique Editions, 2013.