Introduction
Schumacher College, la célèbre école écolo, installée près de Totnes – bien avant que la ville soit devenue le foyer du mouvement de villes en transition – a trente ans cette année. Depuis sa fondation, 20 000 personnes de tous âges et nationalités y ont étudié l’écologie profonde, le design permaculturel, l’économie régénérative, la résilience, l’activisme environnemental... Pavel Cenkl, son nouveau directeur, répond à nos questions.
Qu’est-ce qui a présidé à la création du Schumacher College en 1990 ? Quels sont ses fondements philosophiques ?
De nombreuses personnes seraient plus à même de répondre que moi, parmi lesquelles Satish Kumar, le fondateur du Schumacher College aux côtés de John Lane, Stephen Harding (toujours chercheur en écologie profonde à College) et James Lovelock, le premier d’une longue lignée de professeurs invités qui compte dans son rang Bill McKibber, David Abram, Vandana Shiva, Fritjof Capra, Rupert Sheldrake…
Néanmoins, je dirais que Schumacher résulte d’une conscience écologique naissante dans la société et de la foi inébranlable en l’éducation holistique de ses fondateurs. À cette époque, la question du changement climatique, que l’on appelait alors le « réchauffement planétaire », commence à gagner du terrain dans certains milieux, un peu partout dans le monde.
Son nom et sa mission renvoient directement à l’économiste éponyme Ernst Friedrich Schumacher, l’auteur en 1973 de Small is beautiful. Son objectif est de procurer un lieu où étudiants et enseignants du monde entier peuvent échanger leurs idées et œuvrer collectivement au service à la fois de l’écologie et de la société.
Pouvons-nous dire qu’il est un refuge, un lieu de rassemblement pour des activistes et des penseurs écologistes du monde entier, à l’instar du CIDOC d’Ivan Illich à Cuernavaca (Mexique) dans les années 1960-1970 ?
Si vous voulez, oui. Cependant, je ne le qualifierai pas de « refuge », mais plutôt de « lieu de rencontre » pour les principaux penseurs, enseignants, écrivains et activistes de notre époque. Schumacher College a toujours été, et continue à être, un catalyseur où étudiants et enseignants examinent de manière coopérative les défis globaux de notre époque avant d’aller les affronter aux quatre coins du monde.
La pédagogie du College est souvent résumée par ces trois mots « Heart, Head and Hand » – soit « le cœur, la tête et la main ». Qu’est-ce que cela signifie ? Comment cela se manifeste-t-il ?
« Heart, Head, Hand » se réfère à notre conception de l’apprentissage comme expérience holistique.
D’une part, les étudiants vivent et travaillent chaque jour aux côtés des bénévoles et du personnel. Ensemble ils cuisinent, jardinent, nettoient, prennent soin des espaces collectifs. Ce modèle de communauté apprenante est essentiel à notre pédagogie et à notre ambition de fusionner apprendre et vivre.
D’autre part, les cours eux-mêmes, que ce soit les post-diplômes ou les formations immersives, commencent dans l’expérience : créer, faire, être dans la nature… L’expérience est le fondement de l’apprentissage. Par exemple, le prochain master d’Écologie engagée (janvier 2021) qui s’inscrit dans la lignée de notre cursus de Science holistique, débutera par un module consacrée au faire : creuser un bol, tisser du lin, etc. À travers l’expérience physique de la fabrication d’une chose qu’ils utiliseront tout au long du cours, les étudiants s’ouvrent au sujet plus vaste des systèmes socio-écologiques.
Ainsi les cours ne sont pas discriminés dans leur approche comme favorisant la tête, le cœur ou la main. C’est la communauté apprenante – ou mieux « la communauté de pratique » – qui intègre ces trois éléments. Chaque cursus comporte des travaux pratiques, théoriques et introspectifs mais c’est dans son approche holistique que Schumacher se distingue et excelle.
Sa philosophe tient donc en un mot : « holistique ». Celui-ci est encore rarement utilisé en France, pouvez-vous nous l’expliquer ?
En effet, dès le début, « holistique » a été et demeure un de nos principes directeurs. On pourrait aussi décrire notre approche en termes de « pensée systémique », « pensée écologique », « études intégratives », « systèmes globaux ».
« Holistique » désigne simplement une manière de vivre et d’apprendre qui ne soit pas redevable à une seule et unique approche, discipline ou idéologie.
Il s’agit d’une profonde interconnexion entre les disciplines traditionnelles et les manières de penser qui autonomisent une communauté apprenante à affronter des défis complexes et, semble-t-il, insurmontables, à partir de perspectives créatives.
Vous êtes le nouveau directeur de Schumacher College. Comment l’avez-vous découvert ? Quelles furent vos premières impressions à votre arrivée en septembre 2019 ? Qu’est-ce qui a capté votre regard et votre esprit ?
J’avais connaissance de Schumacher depuis plusieurs années déjà. J’étais le doyen de Sterling College (Vermont, USA) pendant quinze ans avant de postuler à Schumacher. Il s’agit d’une autre petite université écolo-communautaire imprégnée de pédagogies expérimentales et progressives. Enseigner et guider de petites mais solides universités aux objectifs existentiels est la passion de ma vie. Quand j’ai découvert l’ouverture du poste, j’ai su que je devais répondre.
À mon arrivée, j’ai vu ce à quoi je m’attendais : une communauté vibrante d’apprenants épousant le rythme de la vie quotidienne tout en s’attaquant à quelques-uns des plus grands défis de notre monde. J’ai pensé (et je le pense toujours) que le travail accompli ici par les étudiants est si important. Ceci étant dit, ce qui arrive sur le campus n’est qu’une partie de cette longue expérience éducative qu’est la vie. Les liens que tissent les étudiants entre eux, ou avec les enseignants de renommée internationale et les quelques 20 000 anciens élèves dispersés dans le monde entier, leur donnent accès à un vaste réseau de convaincus sur lesquels ils peuvent compter, pour développer, par exemple et comme certains l’ont fait, des projets similaires à Schumacher.
Situé dans le Devon, près de Totnes, la ville d’origine du mouvement des villes en transition, et installé dans un bâtiment du XVe siècle entouré de jardins, prairies et forêts, Schumacher College s’épanouit dans un environnement magnifique et pittoresque. En quoi les environnements bâtis et naturels affectent un lieu d’apprentissage et d’enseignement ? Qu’est-ce que les lieux nous apprennent ?
Le lieu est central à toute pédagogie expériencielle, que ce soit un bel environnement comme le Dartington Estate, un cadre urbain, ou un terrain d’études (les élèves du cursus Pensées du design écologique étaient au Pérou en mars dernier).
Le Dartington Estate, où se situe le Schumacher College, est géré par le Dartington Hall Trust, une organisation caritative qui coordonne de nombreuses autres structures notamment la Dartington School of Arts. Faisant partie du Trust, le College utilise une grande partie du domaine : depuis la Dart qui coule au Nord-Est jusqu’au bois de Northwoods, en passant par les champs et les parcs. Le campus stricto sensus inclut la Old Postern (en travaux actuellement), plusieurs bâtiments abritant chambres, cantine, salles de classes, bureaux, ainsi que nos jardins.
Nos cours utilisent l’environnement immédiat comme salle de classe ; 50 % de notre alimentation est produite sur la ferme du campus ; une centaine d’entreprises dans les domaines de l’art, de l’éducation, de l’agroforesterie, du bien-être sont hébergées par le domaine. Nous encourageons les étudiants à se rapprocher de ces entreprises afin de compléter leur éducation.
Par ailleurs des liens existent entre le College et le mouvement des villes en transition : quelques-uns de ces protagonistes interviennent dans nos classes, nous animons ensemble un séminaire sur « L’art de la transition rapide », et nos étudiants participent à des projets de recherche avec des transitionneurs.
N’oublions pas que le lieu même du College, bien qu’il soit un élément essentiel d’un enseignement holistique vécu, n’est le théâtre que d’une partie de l’expérience estudiantine.
Nous devons aider les étudiants à développer leur affinité à des lieux spécifiques tout en les ouvrant à des réseaux internationaux afin que leur travail contribue à des changements significatifs dans le monde.
N’est-ce pas ce que vous faites lorsque vous courrez sur des centaines de kilomètres à travers des terres subarctiques ? Vous vous connectez à un lieu particulier afin de sensibiliser à un enjeu global : celui du changement climatique.
Tout à fait. Je le décris sur mon blog ClimateRun. C’est à travers mes courses aventurières que je me suis davantage intéressé à la philosophie environnementale et à la relation entre le mouvement, la philosophie et l’écologie. J’ai justement proposé un nouveau master intitulé « Mouvement, Esprit et Écologie », il commencera en septembre 2021. Il fera intervenir de grands athlètes de différentes disciplines (course, escalade, plongée, ski, marche…) afin d’explorer les liens entre notre engagement physique avec le monde au-delà-de-l’humain et notre manière de penser les systèmes écologiques.
Dans le monde de l’éducation, le savoir est souvent divisé en disciplines objectivées et en spécialités dépassionnées. Schumacher College enseigne notamment la Science holistique et l’Écologie engagée. Qu’est-ce que cette pensée globale et cet engagement apportent à l’éducation ?
Je pense avoir déjà répondu. La clé réside dans l’équilibre entre l’expérience dans le lieu et l’expérience dans le monde. De plus, je suis convaincu que l’éducation disciplinaire n’est bénéfique ni aux élèves ni à la société ni à l’environnement. Nous ne pouvons ni vivre ni faire l’expérience du monde à travers une lentille disciplinaire.
Aussi, grâce à cette approche intégrative, les étudiants sont capables de tirer parti de cette créativité pluri-disciplinaire afin de se saisir de problèmes de la vraie vie, et de les affronter une fois sortis de l’école.
Propos recueillis le 26 avril 2020, et traduit de l’anglais, par Martin Paquot