Du lisible au visible
« Unearthed », par Otobong Nkanga au Kunsthaus Bregenz
Alissa Wolff Raphael Pauschitz | 17 janvier 2022
Introduction
« Nous avons noyé le KUB de terre crue ! » Sidération : la force tranquille des argiles aurait-elle dévoré le béton armé du centre d’art contemporain de Bregenz, en Autriche [KUB] ? L’actuelle exposition par l’artiste plasticienne belgo-nigérienne Otobong Nkanga, Unearthed, met en scène les éléments terre et eau dans le cube en béton brut de Peter Zumthor (1997).
À chacun des quatre niveaux, l’artiste déploie une tapisserie (6 × 3.5m) aux couleurs vivantes face à des paysages archaïques, solitaires ou sous bulle. Ces installations furent réalisées avec le TextielMuseum de Tilburg, aux Pays-Bas, et l’équipe du céramiste & bâtisseur terreux Martin Rauch du Vorarlberg, en Autriche.
Le parcours à travers l’installation débute au rez-de-chaussée, dans la pénombre. Une tapisserie — nommée « Unearthed – Abyss » — orne le mur de béton brut. Au centre, un tronc traverse l’espace en diagonale. À son pied, une mare limpide au creux d’un amas de terre. L’eau diffuse aux surfaces sombres du béton les teintes des argiles, de l’ocre au rose, du glauque à l’orange…
Au premier étage — « Unearthed – Midnight » — et au deuxième étage — « Unearthed – Twilight » — s’élance toujours le tronc incliné, dont le diamètre s’amincit et l’écorce s’assombrit progressivement. Des cordages s’y enroulent et le relient à des bulles en verre de Murano, terrariums de mousses et de végétaux. Les étages baignent dans une lumière dont les composantes naturelle et synthétique se confondent en pénétrant la pièce par le plafond de verre opale. Au crépuscule, le soleil rasant irisé diffuse une ambiance onirique.
Au dernier étage — « Unearthed – Sunlight » — apparaît la cime de l’arbre, désormais carbonisée. Ici, les terreux ont damé, lissé, coulé, saupoudré de la terre crue, recouvrant l’intégralité de la dalle. Les textures, pigments et particules s’entremêlent, fusionnent, s’écaillent et explosent en cratères.
Cette surface n’est fait que de matière inerte. Pourtant, l’œuvre vit. L’eau des mares se fait progressivement aspirer par la masse sèche du sol damé, l’argile forme des croûtes, se fissure, rebique et crée des plaquettes. Mise en abyme !? La composition particulière de ce sol, où la surface argilo-limoneuse se contracte tandis que le fond sableux se dilate, recrée à plus grande échelle la particule infinitésimale — l’argile. Surprise : ici et là germent des plantules. Est-ce intentionnel, font-elles partie de l’œuvre ? La terre à bâtir devrait être totalement inerte ; voilà qu’elle reprend son autonomie !
Dès lors que nous perdons nos repères d’échelle — les cratères sont-ils des miniatures de volcans ? les crevasses représentent-elles l’interstice entre les plaquettes d’argile ? — le désespoir nous prend au corps. La désolation de cette magnifique scène est-elle esthétisée ? Le contraste entre la volubilité des tapisseries sur des thèmes océaniques ou désertiques et le mutisme des terres installe une réflexion métaphysique. À chacun et chacune d’en faire sa propre lecture, d’y incarner ses propres interrogations…
L’installation est aussi un chef-d’œuvre artisanal en lui-même. Les grumes on été sélectionnée sur un arbre centenaire dépérissant dans les forêts à proximité. Les quatre tapisseries proviennent du même carton, dessiné par Otobong Nkanga. Quant aux paysages de terre crue, formulés avec beaucoup de sophistication pour obtenir les effets décrits, les équipes de Martin & Assunta Rauch les ont réalisées en 48 h, preuve spectaculaire de leur maîtrise de cette matière.
La terre crue exalte ici sa dualité, miroir de nos états d’âme : puissance, permanence, résistance ; fragilité, évolution, plasticité… Par son omniprésence et sa liesse, la terre au sol amadoue le béton lisse des murs. Il y a vingt ans déjà, la terre crue s’attaquait au KUB par la main des Rauch, formant un des paysages atmosphériques de The Meditation Motion d’Olafur Eliasson et Günter Vogt (2001). Le combat des matières naturelles dans la construction et contre le béton de ciment a-t-il progressé depuis ?
Unearthed déterre (sic) nos craintes intimes face à l’avenir de la Terre. Les plantules font germer l’espoir. Mais, dans l’urgence écologique, cette croyance en la résilience de la Terre ne nous égare-t-elle pas ? Exposition à parcourir pieds nus.
Otobong Nkanga, Unearthed, au Kunsthaus Bregenz du 23 octobre 2021 au 06 mars 2022.
Photographies
Raphael Pauschitz