Quotidien politique

Zones en action, espaces en devenir

Jeanne Etelain | 31 mai 2025

Introduction

A l’occasion de la publication de son premier ouvrage intitulé Zones. Terre, sexes et science-fiction, dans la nouvelle collection Terra Incognita co-dirigée par Frédérique Aït-Touati et Arnaud Esquerre aux éditions Flammarion, Jeanne Etelain répond à nos questions. Son enquête philosophique propose une étonnante exploration du concept de « zone », à la croisée du cinéma, de la psychanalyse et de la géographie. Elle y repense l’espace de la nature, du corps et de la Terre, au contact des zones de la science-fiction, des zones érogènes, des zones antiques, des zones économiques, de la Zone de Paris, des ZAD ou encore de la zone critique. Traversant ces zones où se rejouent nos manières d’habiter la Terre et de coexister, son texte interroge, déplace et bouleverse les perspectives pour nous inviter à penser et à sentir autrement l’espace.

Julie Beauté | Dans cet ouvrage, tu explores le concept de zone, en soulignant son caractère transversal et sa prolifération dans nos imaginaires, nos discours et nos pratiques. Comment comprendre un tel phénomène ?

Jeanne Etelain | Nous vivons littéralement dans un monde de zones. Comme l’explique l’historien Quinn Slobodian dans Le Capitalisme de l’apocalypse (Seuil, 2025), on compte plus de 5000 zones à travers le monde, contre environ 200 territoires souverains, et ces zones sont au cœur des imaginaires politiques des libertariens de la Silicon Valley comme Peter Thiel ou Elon Musk, qui ont joué un rôle clé dans l’élection de Trump en 2024. Si on veut comprendre quelque chose à notre monde contemporain, il semble décisif de s’intéresser à ces zones… Et encore, Slobodian ne parle ici des zones que dans un sens restreint du terme : ces enclaves soumises à des régimes juridiques spécifiques faites d’un certain nombre d’exemptions légales, comme les zones franches ou les zones économiques spéciales (il existe des dizaines de variantes terminologiques). Mais si on s’intéresse encore plus largement au terme, on s’aperçoit qu’il prolifère bien au-delà du champ de l’économie politique. On le retrouve dans les sciences naturelles (les zones humides), dans les luttes militantes (les zones à défendre), dans les pratiques artistiques, et bien d’autres encore.

Le terme, longtemps cantonné à la cosmologie antique ou médiévale, où il est associé aux cinq aires climatiques de la Terre (2 tempérées, 2 glacières, 1 torride), avait presque disparu après la révolution géographique de la Renaissance. Aujourd’hui, il est partout. Il a connu une croissance exponentielle depuis la seconde moitié du XIXe siècle, et ce dans tous les domaines de l’expérience humaine. Mais, dans l’esprit des gens, il renvoie le plus souvent à quelque chose de vague, d’indéterminé, de flottant. Alors même que l’on utilise de plus en plus ce mot, on semble de moins en moins capable de dire ce que c’est.

« Mon hypothèse est que l’omniprésence du terme, qui passe pourtant inaperçue, constitue un symptôme de notre présent. »

Jeanne Etelain

Mon hypothèse est que l’omniprésence du terme, qui passe pourtant inaperçue, constitue un symptôme de notre présent. Elle signale une transformation profonde de notre rapport à l’espace, de la manière dont nous le comprenons, le percevons, l’expérimentons, et que les concepts de « territoire » ou de « lieu » ne permettent pas de saisir. Mais cette transformation de notre rapport à l’espace n’est pas tout à fait consciente, elle est diffuse, elle se glisse partout, sans jamais se thématiser véritablement. C’est précisément parce que le terme de zone, en l’absence de complément du nom ou d’adjectif qualificatif, connote quelque chose d’incertain, qu’il est employé : il témoigne de la confrontation à un espace énigmatique, problématique, qui met en crise nos catégories existantes.

Zoner la zone

Tu proposes une méthode singulière, que tu nommes « zoner la zone ». Tu la mets en place à travers trois études de cas, puisées dans le cinéma et la science-fiction, la psychanalyse, et la géographie. Peux-tu nous en dire plus sur cette méthodologie ?

Il était important pour moi de ne pas restreindre le sens du terme « zone » à l’un de ses usages – qu’il soit géopolitique, écologique, psychanalytique ou autre – justement pour tenter de saisir ce qui fait sa prolifération actuelle, son omniprésence discrète, mais persistante, dans tous les domaines de l’expérience contemporaine. La méthode que j’appelle « zoner la zone » consiste à refuser d’assigner au mot une définition fixe, univoque, à résister à la tentation de rechercher une essence de la zone qui en détiendrait la « vérité » une et unique. L’objectif n’est pas de trancher entre un « bon » et un « mauvais » usage du mot, de se faire « la police des concepts », mais de suivre le terme là où il se met effectivement à opérer – c’est-à-dire là où il agit déjà, produit des effets, dans un contexte donné. C’est une approche résolument transversale et en même temps située, qui suppose de s’installer à la surface des usages, non pour rester en superficie, mais pour en observer les opérations, les déplacements, les transformations.

Les trois études de cas – Stalker de Tarkovski, la zone érogène chez Freud, Lacan et Irigaray, et le zonage dans l’histoire de la géographie et de la cartographie – sont liées par un geste méthodologique : elles prennent au sérieux un usage du mot « zone » dans un cadre théorique ou empirique précis, et s’attachent à en déplier la puissance conceptuelle, c’est-à-dire ce qu’il permet de penser, de déplacer, de mettre en crise. Le risque aurait été de répéter les mêmes analyses pour chaque cas étudié et/ou de multiplier les cas à l’infini jusqu’à perdre la consistance du concept à travers la diversité de ses usages parfois contingents. Il fallait donc choisir des cas d’étude qui me paraissaient à la fois paradigmatiques – dans la manière dont ils mobilisaient le terme, souvent pour en faire un usage assez thématisé – et en même temps inventif, justifiant que c’est ce terme qui est choisi plutôt qu’un autre vis-à-vis d’un problème précis.

« zoner la zone, c’est créer une méthode à l’image de son objet. »

Jeanne Etelain

Cette méthode est inspirée de Deleuze, qui défend l’idée que la philosophie est avant tout création de concepts et que les concepts sont des réponses à des problèmes entendus comme une rencontre avec quelque chose qui force à penser. Un concept ne nous donne pas tant l’essence d’une chose que le sens d’un problème. C’est une manière de donner sens à l’expérience en faisant tenir ensemble des choses parfois de nature très différente. Ainsi, zoner la zone, c’est créer une méthode à l’image de son objet. C’est créer un concept capable de tenir ensemble, sans les réduire, des formes de pensée, de discours, de pratiques, d’expériences qui ne partagent d’autre point commun que ce terme, apparemment anodin, mais qui ouvrent sur une tout autre compréhension du moment présent.

Les zones permettent, dis-tu, de formuler un problème : lequel ?

Le terme de zone surgit précisément là où un problème se pose vis-à-vis de l’espace, là où les catégories préexistantes – comme celle de « territoire » ou de « lieu » – ne suffisent plus à penser ce qui est en jeu. Il semble émerger chaque fois qu’il faut rendre compte d’un espace mouvant, dynamique, agissant – un espace qui se transforme tout autant qu’il transforme.

Le film Stalker en constitue l’une des figurations les plus puissantes. Le film met en scène un espace énigmatique, encerclé par des barbelés et interdit d’accès, appelé « la Zone ». Cet espace est réputé instable, labyrinthique, surnaturel. Il ne se laisse ni saisir ni cartographier. Les personnages doivent se déplacer de proche en proche, accompagnés d’un guide, qui jette régulièrement des écrous attachés à des bouts de tissu devant lui dès qu’il faut s’avancer. La Zone est un endroit semé d’embûches, de pièges, qui déroute et désoriente. On croit avancer tout droit, mais on tourne en rond parce qu’entre-temps l’espace s’est reconfiguré. La Zone, où tout est en mouvement, échappe même aux lois de la physique. Surtout, elle est dotée d’un pouvoir extraordinaire : celui d’exaucer les vœux de celles et ceux qui la visitent. Ainsi la Zone est le nom donné à un espace qui a le pouvoir de changer le monde, de transformer le cours des choses, de faire advenir un possible autrement impossible. La Zone est un espace agissant : elle agit dans le monde, elle a un pouvoir sur le monde, selon une modalité qui n’est pas celle de la simple causalité mécanique ou du déterminisme.

« Ainsi la Zone est le nom donné à un espace qui a le pouvoir de changer le monde, de transformer le cours des choses, de faire advenir un possible autrement impossible. »

Jeanne Etelain

Il en va de même dans la psychanalyse. Avec la notion de zone érogène, Freud identifie des régions du corps qui ne sont pas simplement fonctionnelles, soumises à des mécanismes biologiques, mais qui sont traversés par une énergie particulière : la pulsion. Le corps zoné dans la psychanalyse correspond à un espace où tout est en mouvement, animé par les flux de désir. Les zones ne sont pas définies anatomiquement une fois pour toutes : elles se déplacent, se réorganisent, s’investissent différemment en fonction des stimuli, de l’histoire personnelle, des imaginaires symboliques. Elles révèlent l’existence d’un corps dynamique et agissant – non pas le corps biologique, obéissant à des lois mécaniques, ni le corps propre, maîtrisé par la conscience, mais le corps du sujet de l’inconscient : un corps animé par des forces obscures, profondes, qui nous poussent à désirer, à aimer, à nous lever le matin – à agir sans véritablement savoir pourquoi. L’espace zonal échappe à toute détermination : il a ses propres lois, il mène sa vie propre. Malgré son caractère apparemment circonscrit, il ne se laisse pas saisir : il est mouvant, il se déplace. Il n’est jamais un, identique à lui-même, mais toujours multiple, en train de devenir autre.

Totalité partielle

Tu insistes sur le fait que la zone change notre conception du rapport entre le tout et les parties, ce que tu expliques en parlant de totalité partielle : de quoi s’agit-il ?

L’exemple de Stalker rend sensible une idée assez simple, mais décisive : une partie du monde – une zone –, au statut exceptionnel, hors norme, acquiert en retour le pouvoir de transformer le monde dans son ensemble, ici sous la forme d’un vœu. Autrement dit, la zone est le nom d’une partie qui agit sur le tout – et le modifie. Cette sorte de dialectique entre la partie et le tout est au cœur même de la pratique contemporaine du zonage, telle qu’on la retrouve dans l’aménagement du territoire, la planification urbaine ou les politiques de libéralisation économique au cœur du capitalisme globalisé. On crée des zones dotées d’un régime administratif ou juridique spécifique – fait de dérogations, d’autorisations ou d’interdictions exceptionnelles, en matière, par exemple, de droit du travail, de normes environnementales ou de politique fiscale. Mais même si ces zones constituent une exception par rapport au reste du territoire, sont bien circonscrites ou isolées, elles ont pour vocation de transformer le reste du territoire par la manière même dont elles le partitionnent. C’est le principe du zonage urbain tel qu’il a été théorisé par Le Corbusier dans la Charte d’Athènes au début du XXe siècle : il s’agit de créer des zones (industrielles, commerciales, récréatives, résidentielles) dans le but de créer une dynamique de développement socio-économique. La zone sert donc avant tout à mettre l’espace en mouvement par la manière même dont il se laisse diviser. On retrouve cette même logique dans la création des zones économiques spéciales, comme en Chine à partir des années 1970. Ces zones ont d’abord servi de laboratoires pour expérimenter l’ouverture au capitalisme, avant de devenir les moteurs d’une reconfiguration en profondeur de l’économie nationale chinoise, puis de son intégration au marché mondial.

« La zone reste irréductible. Elle ne se fond pas dans une totalité supérieure. Elle persiste dans sa différence, elle se déplace, se reconstitue ailleurs, à nouveaux frais. »

Jeanne Etelain

Or, cela va à l’encontre de notre manière habituelle de concevoir la relation entre parties et tout. Nous avons tendance à considérer que c’est le tout qui donne forme, fonction et signification aux parties. On retrouve cette idée aussi bien dans les modèles mécaniques, que dans les modèles organiques : dans une horloge, chaque rouage n’a de sens qu’en tant qu’il contribue au fonctionnement de l’ensemble ; dans un organisme, un organe est défini par la fonction qu’il remplit au sein du corps. Dans ces conceptions, la partie n’existe qu’en relation à une totalité qui l’organise, la hiérarchise et l’intègre. Avec la zone, c’est l’inverse : c’est la partie qui, par sa singularité, par sa différence même, transforme le tout. Mais même si j’ai parlé de dialectique, ce n’est pas au sens hégélo-marxiste, car il n’y a pas ici de synthèse finale, de réintégration de la partie dans le tout. La zone reste irréductible. Elle ne se fond pas dans une totalité supérieure. Elle persiste dans sa différence, elle se déplace, se reconstitue ailleurs, à nouveaux frais. C’est ce que j’appelle « une totalité partielle » : d’un côté, une partie qui agit sur le tout ; de l’autre, un tout qui ne se referme jamais complètement, qui reste ouvert, disjoint, en devenir. J’ajoute même que cette partialité doit aussi s’entendre au sens d’un parti pris : la zone prend parti pour, ou contre, un certain devenir du tout. J’aime dire, un peu paradoxalement, que les parties sont plus grandes que le tout – parce qu’elles contiennent en elles la puissance de le faire bifurquer.

Agentivité de l'espace

Cette réflexion t’amène à parler d’agentivité de l’espace : qu’est-ce que cela signifie ?

Parler d’agentivité de l’espace, c’est aller à rebours d’une conception ancrée dans la tradition philosophique, qui veut que l’espace soit un simple contenant dans lequel les choses se placent et se passent. L’espace est souvent défini comme la mesure du mouvement : il sert de cadre de référence vis-à-vis duquel repérer les déplacements, les transformations, les évènements. Mais pour remplir cette fonction, il doit être lui-même stable, passif, immuable. Même dans la pensée critique telle qu’on la rencontre dans la géographie marxiste chez des penseurs comme Henri Lefebvre ou David Harvey, l’espace reste souvent traité comme un produit ou un effet des dynamiques sociales, économiques ou politiques – rarement comme une force active en soi. Ce que je propose dans Zones, c’est de prendre au sérieux l’idée selon laquelle l’espace peut aussi être actif, générer des effets, qu’il est même ce par quoi quelque chose advient ou peut devenir autre. C’est d’ailleurs ce que donnent à voir les politiques de transformation sociale qui s’appuient sur la notion de zone, comme dans le cas des Zones à Défendre. La zone est un lieu depuis lequel s’expérimentent des normes sociales, économiques et politiques alternatives qui ont vocation à transformer le monde. Ce sont des lieux où se mettent en œuvre les changements sociaux souhaités. Ces expérimentations ne se contentent pas de se soustraire à l’ordre dominant, mais cherchent à ouvrir des brèches, à reconfigurer le champ des possibles de l’intérieur, en faisant exister d’autres manières de vivre, de produire, de décider.

« Ce que je propose dans Zones, c’est de prendre au sérieux l’idée selon laquelle l’espace peut aussi être actif, générer des effets, qu’il est même ce par quoi quelque chose advient ou peut devenir autre. »

Jeanne Etelain

L’espace a souvent été le parent pauvre de la philosophie, le terme dévalorisé du couple binaire espace/temps, le temps étant élevé du côté du sujet, de l’histoire, du sens – de ce qui compte. Non seulement les zones nous obligent à renverser cette hiérarchie, mais elles font sauter la logique même qui leur préside. Il ne s’agit plus de choisir entre espace et temps, mais de penser l’espace autrement : comme ce qui rend possibles des devenirs. Michel Foucault disait que le XIXe et le XXe siècle avaient été dominés par la pensée du temps – l’histoire, l’évolution, la mémoire, la durée, l’évènement – tandis que le moment contemporain serait celui de l’espace. Cette affirmation n’a jamais été aussi vraie qu’aujourd’hui avec les enjeux liés au capitalisme mondialisé, à la crise écologique, aux limites planétaires : l’espace dans lequel nous vivons est en pleine mutation, au point de mettre en danger ses conditions d’habitabilité. Zones se veut une tentative de contribuer à ce qu’on pourrait appeler « une philosophie de la géographie », par analogie avec « la philosophie de l’Histoire », qui prendrait pour dimension constitutive de l’expérience et de la pensée non pas le temps, mais l’espace ; pour sujet principal non pas l’humanité, mais la Terre ; pour principe directeur non pas le progrès, mais la coexistence.

Coexistence

Tu proposes une pensée de l’habitabilité en privilégiant justement le terme de coexistence à celui de cohabitation. Pourquoi ?

Le mot de cohabitation me semble problématique en ce qu’il porte avec lui l’idée d’habitat, de maison, qui correspond à une manière très particulière, non universellement partagée, de penser l’espace et la vie sur Terre. Il reconduit implicitement une conception de l’espace comme contenant neutre, passif, inerte. Il prolonge aussi un héritage philosophique, notamment phénoménologique, encore largement centré sur un sujet humain, supposé transcendantal, mais en réalité historiquement, culturellement et géographiquement déterminé.

Ce qui m’intéresse, à l’inverse, est que la notion de zone, notamment dans ses usages géographiques contemporains, est liée à une certaine manière d’habiter la Terre. Le zonage – urbain, territorial, économique – s’est développé comme un outil de reconfiguration spatiale à l’époque de la globalisation, ce que j’appelle aussi la « fermeture du globe », c’est-à-dire l’intégration progressive de toutes les portions de la Terre dans des réseaux globaux de production, de circulation, d’échange. Le zonage apparaît comme une tentative de rouvrir l’espace de l’intérieur, en lui assignant de nouveaux usages, fonctions ou activités dans le but d’empêcher la clôture définitive de la Terre, de poursuivre sa conquête en extension par une conquête en intensité. Faire l’histoire du zonage revient à faire l’histoire des formes d’occupation, d’aménagement et d’usage de la Terre – puisque le zonage, c’est aussi l’histoire de la colonisation et du capitalisme – qui ont contribué à la crise de ses conditions d’habitabilité. 

Au fond, la zone, c’est un autre récit possible de l’Anthropocène – un récit qui, au lieu de placer l’humain au centre, remet la Terre au cœur de cette histoire, la manière même dont son espace est pensé, organisé et produit. Et ce n’est sans doute pas un hasard si c’est précisément ce terme qui réapparaît aujourd’hui au sein même des sciences de la Terre pour designer cette mince couche située entre la canopée et les nappes phréatiques, où se jouent toutes les conditions d’habitabilité pour les vivants : « la zone critique » – sur laquelle porte notamment le livre de Jérôme Gaillardet, La terre habitable (La Découverte, 2023). Ce concept témoigne d’un changement de paradigme dans notre manière de concevoir la Terre : on ne la pense plus comme un support passif miraculeusement prêt à accueillir la vie, mais comme un espace dynamique et hétérogène, instable, traversé de relations complexes et de tensions multiples, où se rejouent en permanence les conditions de la vie. Ce n’est plus un cadre que l’on habite, c’est un espace dont l’habitabilité même est sans cesse à construire, à maintenir, à défendre.

« Ce n’est plus un cadre que l’on habite, c’est un espace dont l’habitabilité même est sans cesse à construire, à maintenir, à défendre. »

Jeanne Etelain

C’est dans cette perspective que la notion de « coexistence » me paraît féconde. Elle s’appuie sur une définition formelle de l’espace, comme chez Leibniz pour qui l’espace est l’ordre de la coexistence, par opposition au temps qui est l’ordre de la succession. De plus, c’est une pensée relationnelle de l’espace, qui ne suppose pas un cadre préalable, un espace absolu, mais qui émerge des relations entre les éléments qui le composent. En ce sens, la coexistence ne signifie pas simplement la juxtaposition : c’est le mode d’être de cette pluralité d’espaces, de formes de vie, de régimes de réalité, qui coexistent sans forcément se coordonner ni se réconcilier, et dont certaines peuvent diverger, entrer en conflit, devenir incompatibles. Cette notion de coexistence entre en résonance avec ce que j’appelle « une totalité partielle » : la manière dont les parties ne sont pas subordonnées à un tout englobant, mais gardent leur autonomie, leur excès, leur puissance propre – capables de modifier le tout, d’en rouvrir les possibles. La cohabitation supposerait que nous partagions la même Terre, mais, même s’il y a qu’une seule Terre, cela ne veut pas dire qu’elle est la même pour tout le monde et c’est cette pluralité des Terres que la coexistence doit permettre de maintenir selon l’exigence cosmopolitique contemporaine. Dans la suite d’Isabelle Stengers et de Bruno Latour, c’est aussi ce que cherchent à montrer, à leur manière, des philosophes comme Eduardo Viveiros de Castro, Alyne Costa ou Patrice Maniglier.

La coexistence est donc centrale pour renouveler notre conception de l’espace. Elle inclut la coexistence des parties avec le Tout, des espaces entre eux, et de la pensée et de l’espace. Elle incarne une description pertinente de notre présent, où les zones engendrent de nouvelles zones à zoner.

Questions

Julie Beauté

Réponses

Jeanne Etelain

Illustration

Léa Ravel

Edition

Martin Paquot

Zones en action, espaces en devenir

A lire : Jeanne Etelain, Zones. Terre, sexes et science-fiction, « Terra Incognita », Flammarion, 2025, 272 pages, 23 euros.