Introduction

État initial

Pourquoi vous êtes-vous lancés dans ce projet de transformation ?

Il y a quelques années, alors que nos enfants étaient déjà grands, ma compagne et moi-même avons eu envie de mener un projet ensemble. Nous sommes tous les deux architectes. Nous n’avions pas d’idée particulière autre que celle de transformer un bâtiment industriel, pour le plaisir du projet. Une autre donnée rendait néanmoins le projet nécessaire. En effet, Evelia est aussi céramiste, elle s’est formée à l’École des Arts d’Ixelles à Bruxelles. Quand on obtient le diplôme, on n’a tout à coup plus accès à l’atelier, au four, aux équipements collectifs auxquels on s’était habitué. L’idée était donc aussi de créer un atelier pour elle, et qui soit partageable avec d'autres artistes ou céramistes.

Dans quel état se trouvait le bâtiment initial ?

En 2017, nous avons trouvé cet entrepôt d’alimentation espagnole qui était vide et inoccupé depuis quelques années, la propriétaire étant décédée. Le bâtiment se composait de bureaux situés dans le bâtiment sur rue, et d’une grande surface de stockage qui couvrait tout le reste de la parcelle, sur trois niveaux (R+1 + combles). La parcelle était entièrement remplie par les constructions. La maison sur rue avait déjà été vendue à quelqu’un pour un logement. Nous avons fait une offre relativement basse pour acheter la partie arrière, l’entrepôt, et nous avons été très surpris qu’elle soit acceptée. Le bâtiment avait été construit dans les années 40 et modifié dans les années 80, un peu sauvagement et sans trop respecter les règles d’urbanisme, de bric et de broc, ce qui fait que la qualité de la construction était vraiment variable.

Intuitions

Quelles ont été vos premières intuitions à partir de cette configuration ?

Initialement, de grandes dalles en béton couvraient toute la surface. La partie avant avait quelques lanterneaux pour faire entrer de la lumière, mais à l’arrière il faisait complètement noir ; ce qui rendait l’ensemble peu attractif sur le marché, d’autant plus qu’il pleuvait à l’intérieur. Premièrement, nous avons donc entrepris de réaliser des percements pour amener de la lumière. Cela faisait aussi partie des demandes des services de l’urbanisme. Cela a permis de créer deux patios dans cet îlot très compact.

Nous avons pris rendez-vous avec la commune pour savoir s’il était possible de réaliser trois logements. Cette idée a été complètement rejetée. En fait, on ne pouvait pas faire grand-chose : ni activité économique, ni logements collectifs… Il fallait se limiter à un seul logement et un atelier inférieur à 75 m² pour qu’il soit considéré comme annexe au logement. Sur les premières versions du plan, où l’atelier prenait tout le rez-de-chaussée, nous avions inventé des usages imaginaires autour : vestiaire, entrée, salle de sport, local vélo… A l’étage, nous avions prévu d’habiter également tout le niveau. Le projet a été déposé ainsi aux services de l’urbanisme. Il était très généreux, très ouvert, mais en même temps assez indifférencié, tout était chauffé. Après les démolitions principales, nous avons donc commencé par isoler et refaire le toit. Le chantier était déjà lancé quand ont émergé les prémices de deux orientations fondamentales du projet tel qu’il est aujourd’hui.

Première bifurcation

La première bifurcation conceptuelle a concerné la matérialité du projet : comment l’avez-vous abordée, dans le contexte de cette carcasse en béton assez mal construite ?

Les réflexions ont commencé au moment où nous réalisions des sondages demandés par l’ingénieur. D’après ses calculs, le bâtiment aurait dû s’écrouler sous son propre poids. Il existe deux types de ruptures possibles : des ruptures ductiles – où des fissures ou des déformations sont visibles avant l'écroulement – et des ruptures fragiles — où le bâtiment peut s’écrouler à tout moment sans crier gare. Nous étions plutôt dans le deuxième cas. Il y avait donc un besoin de renforcer les structures, principalement au niveau des poutres. Les colonnes [1] et les fondations étaient correctes. Quant aux dalles, nous avions déjà prévu de leur superposer des dalles en bois, car le sol était très irrégulier et vibrait, et il y avait aussi la question de l’isolation thermique. Pour renforcer les poutres, la première intention était de les doubler par des poutres en béton, mais ça ne fonctionnait pas, car on ne savait pas vraiment faire des coffrages autour des éléments préfabriqués. Et puis, à ce moment-là a circulé au bureau un article de Jonathan Watts dans le Guardian sur le béton, titré « Concrete, the most destructive material on Earth » [2]. Il s’agissait d’un long article qui expliquait les conséquences socio-environnementales de l’usage inconsidéré du béton. Même s’il n’y avait ici que quelques mètres cube à mettre en œuvre, nous n’avions plus vraiment envie d’utiliser du béton – et envie de découvrir le potentiel architectural de solutions structurelles sans ce matériau.

C’est une véritable forêt de colonnes en bois qui est alors apparue pour soutenir les poutres en béton, solution que l’ingénieur jugeait contre-nature initialement, sans trop savoir dire pourquoi. S’est alors posée la question des fondations. Nous avons d’abord pensé les réaliser en bois, puis nous avons finalement décidé de placer de nouvelles décharges diagonales de façon à rediriger les charges dans les fondations des colonnes existantes. Nous évitions ainsi d’en refaire de nouvelles. Ce que je trouve intéressant, c’est que l’on voit bien la manière dont ça fonctionne : les renforts obliques reportent des forces des structures horizontales vers les structures verticales. Comme une décharge diagonale ne pourrait pas tenir toute seule, nous avons ajouté des butons en bois en sous-face des poutres existantes. Ceux-ci permettent de reporter les efforts d’une décharge sur l’autre. Aussi, des tirants métalliques en partie haute et basse triangulent le reste des efforts. Les tirants inférieurs ont été incrustés dans la dalle existante préalablement rainurée. Cela crée des tracés que l’on peut suivre, ce qui participe à la lisibilité du système de renforts structurels. L’ingénieur est un ami avec qui l’on travaille beaucoup, nous avons donc eu beaucoup d’échanges. Il a dimensionné les éléments et nous les avons intégrés ensuite dans le projet et dans le chantier. Donc il y a quelques erreurs : des tirants en trop par exemple. Cela fait partie de l’histoire de ce projet un peu expérimental.

Le choix du bois

Quel type de bois avez-vous utilisé ?

Dès que nous avons opté pour le bois, nous avons décidé d’en faire un jeu : il fallait qu’il soit massif, non collé. Il s’agit de sapin rouge du Nord [pin sylvestre, N.D.L.R.]. L’escalier est aussi fait en bois de charpente, les châssis en douglas, parce que c’est une essence de bois qui pousse potentiellement ici. Et nous avons aussi toute une série d’autres petites interventions qui sont faites en bois, des soutiens ponctuels. Hélas, après avoir fini le chantier, nous avons vu le documentaire le Temps des forêts de François-Xavier Drouet [3] qui évoque les monocultures de résineux et cela nous a fait nous remettre en question plus profondément. Nous nous rendons compte qu'il est quasiment impossible d'échapper à des situations paradoxales et que tout choix dans un projet emporte une kyrielle de conséquences. Donc, la question n’était pas tellement d'être exemplaire de façon absolue, mais d'avoir un regard critique et de reconnaître ces contradictions pour en faire de l'architecture. Il s'agissait aussi d’une recherche d’honnêteté dans notre sphère la plus intime : notre habitat.

Sur le sujet du bois, que feriez-vous différemment aujourd’hui, avec cette conscience aiguisée ?

Nous avons fait des dalles en bois massif à l’étage, composées de madriers chevillés les uns aux autres : aujourd’hui nous réalisons que cela représente beaucoup de bois. A l’époque, nous raisonnions avec l’idée de créer un puits de carbone, mais aussi en termes de simplicité : ce sont juste des madriers, il n’y a pas de plancher par-dessus, pas de membrane, pas d’isolant. Dans les faits, cela s’est avéré très compliqué à mettre en œuvre. Je me demande si aujourd’hui on n’aurait pas simplement mis une structure classique de plancher : poutres & solives, plancher, laine de chanvre. Peut-être qu’il y aurait eu moins de matière. Mais cela ne change pas vraiment l’architecture. En revanche, ce qu’il y a d’intéressant, c’est cette esthétique qui est créée par la relation entre le béton et le bois.

Vieillissement des bétons

Vous avez gardé la plupart des bétons existant apparents. Quelle est leur pérennité, ainsi exposés aux intempéries ?

Ils sont effectivement exposés à la carbonatation. Ce n’est pas un phénomène négatif en soi : la carbonatation bouche les pores et rend donc le béton plus résistant, plus étanche. C'est un phénomène qui pénètre graduellement dans le béton et finit par se stabiliser, en général à 3 cm de profondeur. Le risque, c'est que, puisqu'elle rend le milieu moins basique, lorsque le « front de carbonatation » rencontre les armatures, celles-ci rouillent. Donc, en général, il faut que les armatures soient suffisamment enrobées… ou bien il faut protéger le béton.

On travaille actuellement sur un projet à Charleroi [4] qui est un peu sur le même principe qu’ici : on a toute une partie du bâtiment qui est devenue extérieure. S’est donc posée la question du traitement anti-carbonatation. En fait, c’est extrêmement cher. Nous avons recommandé aux clients de ne pas le faire. Déjà parce qu’il n’y avait pas assez d’argent à la base. Alors oui, il y aura un suivi à effectuer, et dans 20 à 50 ans, il y aura des réparations à faire, c’est clair. Mais est-ce que cela vaut la peine d’investir maintenant dans un coating synthétique dont on ne connaît pas non plus la pérennité à 40 ans ? Surtout dans le cas de Charleroi, quand on voit l’état de la ville, qui était un fleuron industriel incroyable dans les années 50-60 et qui maintenant commence à émerger d’une espèce de cataclysme post-industriel : on ne sait pas très bien ce qu’il va se passer d’ici 50 ans et comment l’usage du bâtiment va se transformer. Nous avions donc plutôt recommandé d’assurer un suivi, ce que personne n’a voulu faire. Ni l’ingénieur, ni le bureau de contrôle, ni la maîtrise d’ouvrage : il fallait des garanties. Finalement, le bourgmestre a dit qu’il serait bien de peindre, donc le traitement a été fait, et finalement, ça a été l’opportunité d’une réflexion sur les couleurs qui apporte une qualité spatiale intéressante.

Cependant, ici nous avons décidé de ne pas le faire. Nous verrons ce qu’il se passe, nous ferons les réparations au besoin. Même les poutres à l’entrée, si elles disparaissent un jour, ce n’est pas très grave spatialement. Et avant que l’ensemble ne s’écroule, à mon avis nous en avons pour au moins cent ans, des petits bouts tomberont petit à petit.

Entretenir quotidiennement, prêter attention, participent du fait d’habiter : misez-vous sur cela ?

Oui, il y a de cela. Mais les plantes commencent à pousser partout sur les structures et nous avons de moins en moins accès aux bétons. Peut-être qu’un jour il faudra tout arracher pour réparer.

Initiation à la terre crue

Ce projet étant décidément très ouvert à l’improvisation, la terre crue a aussi fait son irruption en cours de chantier. Pour quelle raison ?

Nous avons décidé de raisonner localement pour l’isolation. Nous avons choisi d’utiliser des briques de chaux-chanvre produites en Wallonie pour isoler par l’intérieur et cloisonner : ce sont des matériaux très rapides à maçonner. Au début, nous avions prévu une finition en plâtre sur les blocs de chanvre. Mais en réalité, la bonne manière de procéder d’un point de vue hygrothermique, c’est de finir avec des enduits de terre crue. Nous avons donc réalisé une partie des finitions ainsi. La terre brune que nous avons choisie est produite par BC Materials, qui recycle des terres de chantiers de la région bruxelloise. Nous avions prévu de l’utiliser comme enduit de corps, en pensant utiliser une argile blanche en finition. Mais son origine est extractive et nous avons finalement trouvé que le brun était intéressant : nous avons remballé les sacs de terre blanche.

Il y a aussi du réemploi. Des tuiles et des dalles de terrasse ont été réutilisées sur site. Du marbre et des garde-corps proviennent de notre chantier de Charleroi, qui est gigantesque. Il y avait aussi un grand tas de pierres bleues à récupérer. Il y a eu beaucoup d’improvisation. Se l’autoriser permet de vraiment naviguer en fonction de ce que l’on découvre.

Conception thermique

Le projet a connu une seconde bifurcation. Comment les mouvements lycéens pour le climat vous ont-ils fait changer de cap pour la conception thermique de la réhabilitation ?

Fin 2018, début 2019, à l’époque des manifestations pour le climat, notre fils a décidé de ne plus aller à l’école le jeudi. Nous avons beaucoup discuté des raisons d’être du mouvement : il nous expliquait la nécessité de ne pas dépasser le degré et demi de hausse de température globale et de mettre en place des politiques fortes en ce sens. Hélas, je n’arrivais pas à relier ses revendications à des actions précises à mettre en œuvre. Préoccupé, j’ai effectué des recherches et je me suis mis à faire des tableurs au sujet des économies d’énergie que l’on pouvait faire en isolant les bâtiments, en les corrélant à l’énergie grise induite par la production des matériaux. Même si je calculais cela avec les moyens du bord, j’ai pu facilement me rendre compte qu’il n’était pas absolument évident que la forte isolation des bâtiments soit une solution efficace sur le plan des émissions de carbone : on dégage beaucoup d’énergie au moment de la production des matériaux d’isolation et l’on fait des économies plus tard, sur le long terme.

D’autre part, je voyais aussi au bureau que la plupart des bâtiments sur lesquels nous travaillions avaient déjà été rénovés il y a 20-30 ans. On voit bien qu’il y a une espèce de cycle de rénovation sur rénovation. Ce qui fait que si on n’arrive pas à allonger cette période de trente ans, le modèle ne fonctionne pas vraiment. Parmi mes différents scenarios, il y en a un où j’avais imaginé que l’on n’isole pas et que l’on chauffe que la moitié de la maison. Il s’est avéré que c’était très efficace, parce que l’on diminue de façon drastique les consommations et que l’on ne fait aucun investissement – ni financier ni carboné. Suite à ces calculs, alors que le chantier était déjà en cours, nous avons décidé de réduire l’ampleur du volume isolé, pour créer des cocons chauffés et garder des espaces intermédiaires non chauffés, qu’on utilise autrement, en fonction des saisons et des besoins.

Comment vivez-vous cette dualité d’espaces ?

Finalement, le fait d’avoir réduit l’atelier et le logement, d’avoir concentré les choses, fait qu’il y a plein d’espaces différents, que c’est beaucoup plus vivant. Le projet est devenu beaucoup plus intéressant avec cette démarche-là. Il est vrai que le hall d’entrée est souvent vide. Mais notre fils l’a beaucoup utilisé comme skatepark pendant le Covid, et nous nous en servons de temps en temps pour organiser des expositions de céramique. En ce qui concerne le patio arrière, les enfants aiment bien venir ici faire des soirées avec leurs copains. On met une bonne veste, et comme c’est protégé, on est bien même en hiver.

Vous avez aussi créé une serre en toiture : a-t-elle un rôle bioclimatique dans le bâtiment ?

La verrière, c’était une lubie depuis le départ. Elle a été construite en remplacement d’une moitié de la toiture d’origine, reprenant le même volume pour des raisons urbanistiques. Cela a permis de récupérer des tuiles et autres matériaux, de faire le tri entre ce qui était encore utilisable ou pas. Elle est en simple vitrage. Puisqu’elle s’ouvre, nous avions prévu une étanchéité au sol. Or, qui dit étanchéité dit pare-vapeur côté intérieur. Mais le plancher devait reposer sur la structure béton existante, avec l’isolant en laine de chanvre (20 cm environ) pris entre-deux : je n’ai pas trouvé comment faire. Nous avons donc choisi de ne mettre ni l’un ni l’autre. De grosses planches sont fixées sur des lambourdes et légèrement espacées pour que l’ensemble respire. Ce qui veut dire que l’on doit faire attention à ce que le toit soit fermé quand il pleut et à ne pas faire déborder les pots des plantes lorsque l’on arrose. C’est déjà arrivé plusieurs fois : en fait ce n’est pas très grave, il arrive que l’eau traverse un peu, mais elle sèche car c’est un évènement ponctuel.

Nous avions imaginé que la serre formerait un espace thermique intermédiaire dont bénéficieraient les espaces de vie en-dessous. En réalité, l'isolation du plancher de la serre fait que ces deux espaces sont tout à fait indépendants. On les utilise de façon très différente selon les saisons.

Comment ces surfaces intermédiaires ont-elles été considérées, du point de vue de la réglementation thermique et des services de l’urbanisme ?

A Bruxelles, si l’on dépasse un certain pourcentage de surface rénovée, nous sommes assimilés à du neuf : il faut des systèmes de ventilation double-flux, il faut viser le standard passif et donc régler tous les problèmes de ponts thermiques. In fine, cela pousse souvent à la démolition. Ici, nous avons considéré que l’enceinte protégée était l’ensemble du bâtiment – qui comprend les parties non chauffées – et de fait nous avons rénové relativement peu de parois extérieures de cette enceinte, ce qui nous permet de ne pas être soumis aux règles de performance globale. Cela nous a permis d’isoler le plancher avec une dalle de bois uniquement, qui n’est pas considérée isolante. Dans cette ville, nous avons encore cette liberté-là sur les projets de transformation de l’existant, qui nous autorise souplesse et créativité pour naviguer entre les lignes de réglementation et ne pas avoir à les appliquer bêtement.

Comme nous avons beaucoup improvisé sur chantier, nous avons apporté des modifications substantielles par rapport aux plans du permis de construire. Cela a touché à la structure, aux cloisonnements intérieurs, etc. En revanche, nous avons veillé à ne pas changer la volumétrie. A la fin du chantier, nous avons transmis les plans « tels que construits ».  La commune a jugé que les changements ne justifiaient pas de nous imposer une régularisation officielle. Ici aussi, on voit qu'il y a une certaine souplesse dont il est intéressant de faire usage. [5]