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Dans le Boulonnais, anticiper le paysage réciproque du bassin carrier
Jean-Pierre Geib Nicolas Huret | 13 juin 2025

Introduction
qui Initiative et cahier des charges : Parc naturel régional des Caps et Marais d’Opale (Jean-Pierre Geib, directeur adjoint) & DIREN Nord-Pas-de-Calais (Marie-Claude Gabillard, paysagiste) | Paysagistes : Jacques Sgard (paysagiste) et GIE Arietur (Nicolas Huret et Bernard Lafaille, architectes paysagistes).
quoi Plan de paysage.
où Bassin carrier de Marquise : Marquise, Rinxent, Ferques, Réty, Landrethun-le-Nord, Leulinghen-Bernes, Leubringhen, Caffiers, Fiennes (Pas-de-Calais).
quand Dessin : 1991 | Signature du protocole : 1994 | Phase 1 : 1994–2014 | Phase 2 : 2014–2044.
pourquoi Améliorer l’intégration paysagère de l’activité extractive et sa cohabitation avec les zones habitées.
comment Définition concertée des zones et formes de stockage des stériles, boisements d’essences locales, libre évolution, inventaires faune-flore | Concours de maîtrise d’œuvre, convention de partenariat, modifications de P.L.U.I.
pour qui Le paysage bien commun, les habitants permanents et temporaires.
avec qui Carriers : Carrières du Boulonnais (granulats, pierres à chaux, castine, ballast), Carrières de la Vallée Heureuse (granulats, enrochements, sables, gravillons, pierre de taille), Carrières de Stinkal (granulats à destination du marché routier & béton ; filiale d'Eiffage), Magnésie et Dolomie de France (produits réfractaires à base de dolomie et de magnésie) | UNICEM Nord-Pas de Calais (Union Nationale des Industries, Carrières et Matériaux) | DDTM | Communauté de communes de la terre des 2 Caps | Conseil général du Pas-de-Calais | Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais.
combien 57 millions de mètres cubes de stériles | Surface concernée : 2 500 ha.
Alors que, dans l’inquiétant contexte géopolitique mondial, se pose aujourd’hui la question d’une relocalisation industrielle européenne, voire française, le concernement habitant et politique quant aux implications sanitaires, sonores et paysagères des activités extractives semble redevenir plus prégnant que lorsque que celles-ci étaient reléguées à l’autre extrémité planétaire, hors de notre champ de vision. Si la société occidentale contemporaine a inextricablement besoin de ces activités, comment peut-elle les accepter, avec leurs conséquences, sur son sol, dans son paysage ? Dans les années 1990, 22 acteurs publics et privés du bassin carrier de Marquise (Pas-de-Calais) – les plus grandes carrières de France à ciel ouvert – ont décidé de prendre la question à bras-le-corps en dessinant ensemble un des premiers plans de paysage : un protocole collaboratif et volontaire né de la loi Paysage de 1993. Ce travail, qui a sculpté ce paysage de bord de Manche, a récemment fêté ses trente ans d’existence, grâce à la ténacité des différents signataires. A cette occasion, Topophile est allée interroger deux acteurs historiques de cet ambitieux projet pour en dresser un bilan paysager, écologique et social et mesurer l'efficience méthodologique de ce singulier partenariat public-privé.
Une carrière dans un Parc naturel ?
Sarah Ador | Comment un territoire de Parc naturel régional, à vocation environnementale et touristique, compose-t-il avec une activité industrielle ?
Jean-Pierre Geib | En 1986-1987, quand le Parc naturel régional du Boulonnais a été créé, il n’existait pas beaucoup d’exigences environnementales dans la définition d’un PNR. On pouvait y trouver à peu près tout et n’importe quoi, parce qu’on le voyait essentiellement comme un lieu de loisir, de randonnée, ce qui a évolué avec le temps.
Est-ce que cela n’entre précisément pas en contradiction ?
Jean-Pierre Geib | Non, car il y avait une vision patrimoniale des carrières et la volonté de faire découvrir la vie et la culture locale qui en découlait. Il y avait des parcours de découverte des carrières et des métiers anciens liés à cette industrie : des tailleurs de marbre, ce genre de choses. C’est par cette entrée-là qu’on abordait le sujet.

Comment est né le partenariat entre les carriers et le Parc ?
Jean-Pierre Geib | Dans la continuité du travail patrimonial, le Parc a souhaité mettre en valeur l’activité extractive avec la création de la Maison du marbre et de la géologie en 1987. Elle a été créée dans la Vallée heureuse, au sein du bassin carrier. Au bout de quelques années, les carriers se sont mis à participer financièrement à l’exposition ; les liens se sont progressivement renforcés.
Parallèlement, nous avons assez vite été sollicités pour améliorer la cohabitation entre l’activité et les habitants du territoire. Il faut dire qu’il y avait des oppositions très fortes entre les zones habitées et les zones d’extraction. Par exemple, un village comme Ferques est vraiment au milieu du gisement. C’est-à-dire que quand les deux carriers tirent de l’explosif chacun de leur côté – je l’ai constaté moi-même en me rendant dans leur mairie –, c’est équivalent à un tremblement de terre de magnitude 5 sur l’échelle de Richter. Il y avait aussi des cas de maisons qui se fissuraient, voire des jets de cailloux qui arrivaient sur les maisons. Il faut aussi mentionner la circulation des camions qui était infernale. Pour réduire les nuisances, le département a créé une déviation pour les carrières, qui libère les villages du trafic ; on parle quand même de 800 camions par jour. Il y avait aussi de fortes réclamations dans certains hameaux où les gens voyaient monter des dépôts sans savoir quand cela allait s’arrêter, avec des camions qui tournaient et bipaient à longueur de journée. L’ambiance était vraiment très tendue. C’est dans ce contexte que nous avons commencé par planter des écrans boisés de 50 m de large, en 1986–1988. Les terrains utilisés appartenaient aux carriers, c’est aussi eux qui payaient les plants, et c’est la commune et les agents du Parc qui plantaient, jusqu’à ce que ce travail soit finalement confié à des entreprises.
Le moment déclencheur
Quel a été l’élément déclencheur pour aller plus loin, et contrôler de façon plus prospective l’impact paysager de ces carrières ?
Jean-Pierre Geib | Au moment de la signature des marchés pour le tunnel sous la Manche en 1987, il y a eu une explosion de la demande en granulats. Il a fallu intervenir car tout partait à vau-l’eau en termes de surface d’extraction. Plus aucun document d’urbanisme n’était valable. Pour les carriers, il fallait plus de terrains pour l’extraction et surtout pour déposer leurs matériaux stériles : cela partait dans tous les sens, et les élus suivaient le mouvement sans trop savoir quoi faire. Avec une technicienne de l’ancienne DIREN (aujourd’hui DREAL), nous avons alors eu l’idée de proposer un plan de paysage. Je ne savais pas trop ce dont il s’agissait, mais Marie-Claude Gabillard était paysagiste : elle est tout de suite allée voir le ministère pour demander des aides financières pour monter ce projet, ce qui a été accordé. A partir de là nous avons pu rassembler tout le monde autour de la table et leur proposer de monter ensemble un plan de paysage. Ce processus a ensuite pris quatre ans avant d’aboutir à la signature.
Après le lancement, la première chose que nous avons proposée, c’est un voyage d’étude collectif à Mendip Hills en Angleterre, dans un bassin carrier équivalent, pour montrer à tout le monde ce qui était fait là-bas. Nous sommes partis 2-3 jours sur place avec les carriers, les administrations, les élus. Ils ont pu voir que le parti-pris était de tout cacher : il y avait des collines, des petites haies, des moutons… Ce fut une façon pour les différentes parties prenantes de s’apprivoiser autrement que dans un rapport frontal, en réunion.
Cet exemple anglais repose-t-il sur un dispositif équivalent au plan de paysage ?
Jean-Pierre Geib | Non, c’est assez différent dans le processus, car les carriers sont contraints à ce genre d’aménagements par la règlementation. A tel point que dans le Kent, et dans plusieurs régions anglaises, la plupart des carrières ont fermé.
90's : état initial
Quel était l’état initial de ce « paysage réciproque » [1] de l’exploitation ?
Nicolas Huret | Il y avait des cônes façon terrils, comme dans les mines de charbon, et des choses bizarres comme des cônes déformés par des rampes d’accès, de grosses masses relativement difformes qu’on percevait évidemment comme des formes artificielles.
Il y avait aussi une guerre économique assez affolante entre les entreprises : le principe était de bloquer les possibilités d’extension des terrils voisins en achetant les terrains pour bloquer le concurrent dans son exploitation… Il était temps « d’arrêter les conneries » – il n’y a pas d’autre mot ! –, et de penser quelque chose de collectif.
Mais il y avait autre chose : quand nous avons commencé à étudier les choses, les carriers procédaient à de la compensation : ils ramenaient de la terre végétale sur les terrils et ils plantaient. Tout cela avait non seulement un coût, mais nous savions aussi, de par nos expériences préalables, que des terres pauvres mises à nu deviennent en fait rapidement des milieux très riches. Même si je ne suis pas naturaliste, nous avions collaboré avec des spécialistes et remarqué en allant sur les zones qui n’avaient pas été amendées ni replantées, qu’il s’y développait une faune et flore très intéressante.
Le projet
Qu’avez-vous proposé de modifier dans ce fonctionnement ?
Nicolas Huret | Nous avons eu envie d’exploiter ce processus, notamment en développant des zones humides y compris en zones de plateau, en hauteur, ou au contraire en développant des zones complètement sèches, sans intervenir, en laissant la végétation spontanée se mettre en place. Les carriers étaient ravis d’entendre ça : c’étaient des investissements de compensation en moins ! La contrepartie était de respecter des profils de dépôt que nous avons dessinés avec Jacques Sgard.
Quelles données et contraintes ont orienté le dessin ?
Jean-Pierre Geib | Il s’agissait de formaliser un plan à long terme, basé sur les estimations d’extraction données par les carriers. Nous sommes partis sur une durée de trente ans, qui est celle d’une autorisation d’exploitation. Cela correspondait à 57 millions de mètres cubes, soit 13 fois le volume du Mont Saint-Michel. Nous nous sommes donnés comme règle de garder les dépôts existants car il n’était pas question de bouger des masses pareilles, même si leur forme n’était pas idéale – on voyait bien qu’on avait entassé le plus de matière sur le minimum de surface. Puis nous avons indiqué les volumes des futurs dépôts à l’équipe de paysagistes.
Nicolas Huret | Assez vite, avec Jacques Sgard, nous nous sommes dit « laissons les terrils aux mines de charbon, faisons autre chose ici ». Ceci dit, les tas étaient un peu difformes pour le paysage boulonnais. La volonté du Parc naturel régional était de toute façon de les adoucir, de reconstituer des collines. Nous étions complètement libres, mais l’idée était bonne, logique, et donc bienvenue. Le concept a été de reprendre les lignes de crête est-ouest des paysages boulonnais, et leur douceur, entre guillemets ; parce que l’idée n’était pas non plus de cacher complètement leur nature de collines artificielles. Une seule a vraiment été supprimée, et son volume replacé de façon intégrée à notre plan général, car les carriers se sont rendus compte qu’il y avait un gisement intéressant dessous à exploiter. Les trous n’ayant pas vraiment d’impact visuel, nous avons accepté qu’elle en devienne un.
Jean-Pierre Geib | Il faut savoir que la zone exploitée est de toute façon limitée par la taille de l’affleurement géologique. L’exploitation de la couche principale est aussi limitée par la zone urbaine de Marquise, et recouverte de matériaux stériles accumulés lors d’une autre époque. Donc ce n’est plus rentable à partir d’un certain stade. Il y a aussi des zones où l’on trouve d’autres couches moins intéressantes, exploitées pour des produits moins nobles, mais elles sont de toute façon vraiment réduites, ce qui implique une durée de vie très limitée. Concernant la couche principale, il y a encore de quoi faire ! Le plan de paysage devait leur permettre d’exploiter le maximum envisagé, à l’exception des zones situées à trop grande proximité des habitations.
Quels ont été vos outils et méthodes de conception ?
Nicolas Huret | Le gros du travail a été de tracer des courbes de niveau et de faire des cubatures [conversion des volumes de déblai en volumes collinaires, dans le cas présent ; N.D.E.]. Pour concevoir nos volumes qui reprenaient les reliefs existants, nous avons tracé leurs masses au sol, en tenant compte des questions de propriétés de terrains. L’idée était que les carriers puissent s’arranger entre eux, revendre ce qui ne serait pas utilisable, et acheter ce qui pouvait être intéressant. Du point de vue habitant, il s’agissait surtout de ne pas mettre les habitations dans l’ombre. Puis il y a eu un travail en élévation pour dessiner des formes collinaires. En fonction des différents emplacements d’où on les voyait, il s’agissait de définir quelle pente maximum on pouvait accepter. A partir de là, on avait une certaine idée du potentiel de stockage, qu’il a fallu vérifier avec des montages photo, en jouant sur les vues proches et lointaines. Parce que la perception n’est pas du tout la même entre la maison qui est située tout contre – il n’y en a pas beaucoup mais quand même – et les points de vue lointains comme le village perché de Bazinghen, avec un recul conséquent. Nous avons d’ailleurs proposé des emplacements, à la demande du Parc, pour faire un suivi photographique de l’évolution des masses de terre [dans le cadre de l’observatoire photographique du Parc, N.D.E.]. Le gros du boulot au début, c’est Jacques Sgard qui l’a fourni en regardant tout ce que l’on vient d’évoquer sur le terrain. Nous avons ensuite été les petites mains (de façon consentie !) pour retranscrire tout cela. J’ai aussi participé aussi aux vérifications photo. C’était un travail d’équipe sympathique. Nous avons aussi réalisé une maquette, qui était l’objet le plus parlant pour tous.
Négociation avec les carriers
Comment s’est passée la négociation avec les carriers ? Quelle a été leur attitude dans ce processus de concertation ?
Jean-Pierre Geib | Au départ, à cause du surcroît d’activité lié au creusement du tunnel, ils étaient dans une telle période d’euphorie qu’ils ont été plutôt très conciliants. Le plan présenté par Jacques Sgard a vite été accepté dans ses principes. Mais les carriers ont tout de suite voulu voir les détails, car il s’agissait de ne pas perdre de gisement. Le plan des paysagistes était au 1/10 000e, alors que les plans d’urbanisme sont au 1/5 000e. Cette phase de détail des plans a duré trois ans : un vrai bras de fer. Il faut mentionner que c’est le Parc qui animait, tandis que les comptes-rendus étaient rédigés par la DRIRE [2] de l’époque, gage d’indépendance. Nous sommes passés par des moments difficiles, on ne s’en sortait pas, il y en avait toujours un pour dire qu’il n’était pas d’accord. En effet, il y a trois secteurs où nous avons vraiment limité l’extension. Au début ils ne voulaient pas perdre un seul morceau de leur gisement d’importance nationale ! Ce que je craignais, c’est que les dépôts se fassent, et que 20-30 ans après, on continue à en faire d’autres, parce que finalement on en a encore, et que c’est plus pratique de les mettre à tel endroit qu’ailleurs… Et finalement, ils ont accepté lors de la dernière actualisation de remettre les stériles dans les excavations. C’est un nouveau positionnement, il faut savoir que ce n’était pas une solution audible au début des concertations, car cela signifie boucher la carrière. Rien que l’idée les perturbait. Maintenant ils se rendent compte que certains secteurs ont vraiment été exploités de fond en comble, donc c’est envisageable, et c’est plus simple en termes de transport de les mettre dans les trous.
Bref, un jour, Dominique Dupilet, alors président du Parc, a décidé de mettre tout le monde autour de la table, et a dit « aujourd’hui, on boucle l’affaire ». J’étais de mon côté chargé de faire la liste des problèmes irrésolus. Durant cette journée, nous avons simplement pris les sujets les uns après les autres, le président menant les débats. Une fois tous les problèmes traités devant tout le monde, il nous a donné rendez-vous le 25 novembre 1994 pour signer le protocole. Sinon, on y serait encore.
Dans le protocole, le principe était le suivant : les carriers se chargeaient des questions de propriété et des aménagements, et les élus avaient pour mission de mettre à jour les documents d’urbanisme, de façon à ce qu’ils soient compatibles avec le plan de paysage. On a réussi à interdire l’étalement sur certaines zones a priori exploitables à des fins de protection de la biodiversité. Le principe était aussi d’organiser une réunion annuelle du comité de suivi avec tout le monde, permettant de faire le bilan de l’année précédente et la planification de ce qu’on ferait les deux années suivantes. Les carriers doivent quand même rendre des comptes : cela a toujours fonctionné.
Nicolas Huret | Je pense que nous avons réussi à avancer en prouvant aux entreprises qu’au lieu de se bloquer mutuellement, et en s’échangeant les terrains pour réaliser ces fameuses collines, ils agrandissaient leurs lieux de stockage potentiels, et débloquaient des millions de mètres cubes. Tout le monde était gagnant.
Jean-Pierre Geib | Oui, je pense que le plan de paysage a essentiellement permis de veiller à une logique pour l’ensemble des carriers. Les deux principales sont familiales et concurrentes depuis tout temps. Mais en l’occurrence, pour une fois tout le monde mettait tout sur la table. Alors qu’auparavant, chacun avait des parcelles chez le voisin pour l’empêcher d’avancer. Au bout de dix ans, ils ont fait un accord amiable d’échange de terrains pour mettre en place le plan de paysage. Ils ont même créé une société commune pour un dépôt commun !
Retour d'expérience
Votre « plan de stockage » s’est-il révélé fonctionnel, dans la pratique ?
Nicolas Huret | Globalement oui. Au bout de dix ans, le Parc m’a recontacté au sujet d’une zone de jonction entre deux terrils qui aurait théoriquement dû être comblée pour former un seul ensemble collinaire. Cette zone était occupée par des terrains de chasse des carriers, traversés de façon ordinaire par des layons [allée de circulation forestière, N.D.E.]. Il se trouve que sur l’un d’eux s’était développé un taxon vraiment exceptionnel, une orchidée si je me souviens bien, le remblaiement se révélant alors interdit du fait de la présence de cette espèce protégée. Cela remettait en cause notre plan. C’était quand même un véritable gag qu’elle apparaisse sur des layons de chasse, qui résultent d'interventions très anthropiques sur le milieu. J’ai solutionné cette problématique en travaillant en chicane, c’est-à-dire que de loin on perçoit bien une seule colline, mais en réalité la zone de flore très riche qui s’était installée ici spontanément a été préservée. Il y a aussi eu quelques modifications à la demande des carriers : nous avons mis des limites sur certaines zones et accepté des agrandissements sur d’autres. Ces modifications ont été relativement mineures par rapport aux grands axes qui avaient été prévus.
Avez-vous des échos de la perception habitante de ce travail ?
Jean-Pierre Geib | Il faut savoir qu’à l’époque, 80 % de la population active de Ferques travaillait dans les carrières. Quant à moi, je suis passé au « grill » avant la signature du protocole d’accord : j’ai dû faire le tour de tous les conseils municipaux. Et justement, à Ferques, je me suis fait « massacrer » ; j’ai mis beaucoup de temps à m’en remettre, l’agressivité avait été tellement forte. Ces associations très remontées, je les ai tout de même revues après avoir digéré tout cela. Ils s’étaient quand même rendus compte qu’ils y étaient allés un peu fort. Je leur ai donc bien réexpliqué le projet. La plupart découvrait les Plans d’Occupation des Sols (POS). C’est un peu comme aujourd’hui avec l’électorat Rassemblement national : les gens ne connaissent pas bien les processus en jeu, ils ne savent pas comment les choses se passent et ils ont de fait l’impression que le monde se fait à leur insu. Mon explication les a rassurés. Avec la signature, tout s’est finalement aplani. Ce qu’il faut savoir, c’est que les carriers doivent refaire des demandes d’extension tous les 30 ans. Ce sont des dossiers très lourds. Ce que l’on voit concrètement grâce à ce plan de paysage, c’est qu’il n’y a pratiquement plus personne qui fait opposition, car les sujets de discorde ont fait l’objet de véritables améliorations. Les associations qui militaient ne sont plus vraiment actives, sauf une fois de temps en temps pour des nuisances sonores.
Quant à vous, 30 ans après, comment percevez-vous votre travail ? Que pensez-vous du pouvoir de transformation gigantesque que vous avez eu sur ce paysage ?
Jean-Pierre Geib | Au fur et à mesure de l’évolution de la vocation des Parcs naturels régionaux, et des révisions de notre propre Charte de Parc, le fait qu’il existe un plan de paysage a sauvé le partenariat entre le Parc et les carriers. En effet, les exigences croissantes auraient poussé à exclure le bassin carrier du périmètre de Parc, considéré comme trop artificialisé. C’est le fait d’avoir abordé le sujet de front qui a fait que cette singularité a survécu aux révisions sans aucun problème, alors que c’est la plus grande carrière de France. C’était considéré comme une façon d’aborder le sujet sous l’angle du développement durable.
Nicolas Huret | Je circule souvent à pied ou à vélo dans ces secteurs-là, j’aime bien regarder depuis les points de vue lointains le paysage qui évolue, depuis le cimetière, sur l’autoroute, ou Bazinghen, ou Rinxent. Je les vois évoluer, et je me dis que c’est ça qu’il fallait faire. C’est assez fort de travailler sur des paysages aussi impressionnants. Quelque part, au fond de soi-même, on peut être content. Mais si on m’avait appelé en me disant de me débrouiller seul, j’aurais eu peur ; rappelons que c’est un travail collectif qui s’est fait en équipe, et en collaboration avec les agents du Parc, etc. C’est ce qui a rendu passionnant et motivant de travailler à cette échelle-là. Il faut bien voir que l’on a fait un gros travail de vérification, des montages photo… Mais je regrette que ces lieux gigantesques ne soient pas plus accessibles.
Jean-Pierre Geib | En tant qu’habitant du territoire, lorsque l’élévation des collines s’achève, je trouve que le travail est concluant. C’est très satisfaisant de voir leurs sommets laissés en libre évolution se transformer en écosystèmes de lande et accueillir naturellement des orchidées ! Finalement on se retrouve avec des sites environnementaux de la même valeur que les coteaux calcaires [suivis par les naturalistes du PNR et recensés par le label Natura 2000, N.D.E.].
Garde-fous
Malgré la pauvreté des sols, qu’on qualifie de stériles ?
Jean-Pierre Geib | Oui, justement parce que ce sont des sols pauvres ! Il y a de nombreuses plantes qui affectionnent ce milieu calcaire.
Pensez-vous que la transformation humaine du paysage nécessite des limites, des garde-fous ?
Nicolas Huret | Je pense que la question de la limite est très liée au territoire. Ici par exemple, les limites étaient les hauteurs des collines existantes, puisque nous étions dans une démarche d’intégration. Sur de grandes zones plates, les interventions seraient forcément différentes.
Je pense que les limites sont surtout environnementales dans le sens le plus large du mot, c’est-à-dire qu’il faut respecter le paysage existant de la vie sociale et économique en place, ainsi que les habitants. Les carrières, c’est un lieu de ressources mais aussi un lieu de vie et de travail pour de nombreux habitants du territoire, qui est accepté comme tel. Puisque nous avons fait en sorte que cela se passe le mieux possible en permettant la continuité de fonctionnement des carrières et leur intégration paysagère, je pense que note intervention a été juste. J’ai l’impression que ce travail a été bien perçu et accepté. C’était le rôle du Parc que de rassembler des intérêts divers autour de ce projet. Chacun de son côté en ferait autrement. Par exemple le carrier, qui travaille avec ses tableurs et ses rendements, c’est évident que s’il pouvait monter plus haut, cela l’arrangerait. C’est là que sont intervenues nos limites, car le carrier n’en a pas en termes de profondeur par exemple. Avant notre plan, une rivière avait été carrément détournée, ce qui pose des problèmes environnementaux. Autre exemple : aujourd’hui, il est question d’installer plusieurs hectares de panneaux photovoltaïques sur le sommet d’une zone de dépôt. C’est un plateau en partie haute, qui a longtemps été utilisé comme bassin de rétention, et où il y a aujourd’hui une zone humide particulièrement intéressante. Je pense qu’il faudrait quand même regarder sérieusement l’impact paysager en vue lointaine. La richesse en termes de biodiversité risque aussi d’être menacée. Qu’on le veuille ou non, on a quand même recréé une biodiversité très intéressante, ce serait dommage de la négliger. Le site fait partie intégrante du périmètre du plan de paysage, donc le Parc donnera certes un avis, mais comme toujours ce ne sera qu’un avis « simple », qui n’a pas le pouvoir d’empêcher. Peut-être qu’il peut y avoir un bon projet, cela s’étudie. Je pense qu’il vaut mieux travailler sur des sites déjà artificialisés, plus exceptionnellement sur des friches, en intégrant de la renaturation ou requalification de corridors écologiques.
Impacts écologiques
A quel moment la question de la biodiversité est-elle devenue un axe du plan de paysage ? La question de la perturbation écologique a-t-elle été un axe critique fondateur ?
Jean-Pierre Geib | Pas du tout du côté des habitants, mais aussi parce que ce n’était pas encore un sujet de société à l’époque. Mais du côté des carriers, quand une association a découvert qu’un hibou grand-duc nichait dans les carrières, ils sont venus nous consulter pour savoir si cela allait poser problème. Il y a une relation de confiance qui avait fini par se créer... au bout de 20 ans. Nous leur avons indiqué comment adapter l’exploitation aux zones de nidification. Cette confiance a permis plus tard la signature de conventions entre les carriers et des associations de protection de la nature. Mais cette question de la biodiversité n’est arrivée que dans un second temps, car ils avaient peur de découvrir des plantes protégées dans des recoins ! C’est pour cela que, dans le projet de renouvellement du Plan, le premier volet est centré sur la biodiversité, pour éviter qu’ils se retrouvent bloqués du jour au lendemain par des espèces protégées sans l’avoir anticipé. Ils n’ont pas voulu que ça recommence, donc nous avons fait une étude beaucoup plus large. Mais à l’époque, si on avait entamé tout ce dialogue par la dimension faune-flore, on ne serait pas allés bien loin. Le paysage est une meilleure entrée en matière, en plus c’est un sujet dont les gens peuvent parler facilement, sans entrer dans des discours « partisans ».
Finalement, dans le cadre de ce plan de paysage, iriez-vous jusqu’à dire que les carrières génèrent une plus-value écologique ?
Jean-Pierre Geib | C’est un peu paradoxal mais oui, en quelque sorte. Il y a bien sûr un impact non négligeable du transport, ainsi que des poussières et du bruit [voir Nelo Magalhães au sujet des externalités négatives de l’extractivisme ; N.D.E.]. Mais quand on ouvre une carrière sur une zone agricole – qui est aujourd’hui généralement très pauvre d’un point de vue biodiversité –, on crée effectivement des zones à fort potentiel de biodiversité. Celle-ci grimpe de façon exponentielle durant les dix premières années, puis devient forêt sous nos latitudes – donc moins riche : la courbe redescend. Si l'on veut garder une biodiversité maximum, cela demande une gestion : pâturage, fauchage, comme sur les coteaux calcaires.
L’activité extractive sélectionne la fraction minérale qui l’intéresse et entasse le reste. Avez-vous étudié les impacts de la déstructuration des sols ?
Jean-Pierre Geib | C’est sûr qu’on ne pourra pas les réutiliser pour cultiver. Ils pourront éventuellement redevenir des pâtures extensives, si on veut les utiliser pour l’agriculture. Mais à mon avis ils auront essentiellement une finalité touristique, pour des balades. Cela représente tout de même 2 500 hectares.
Et maintenant ?
Comment voyez-vous l’avenir de ce plan de paysage ?
Nicolas Huret | Si les carriers ont encore plusieurs décennies devant eux, le jour où certaines carrières s’arrêteront, il serait intéressant de ne pas faire disparaître tout cela, de garder des fronts de taille visibles. Parce que cela fait partie de l’histoire du pays, qu’il y a plein de gens du coin qui y ont travaillé, et que sur le plan géologique cela dit plein de choses du territoire. Il me paraît essentiel de garder des mémoires de cette activité, et de les laisser visibles. A ma connaissance, aujourd’hui on ne peut plus les voir, même de loin. Je ne connais plus d’endroit où l’on puisse observer les fronts de carrière comme on pouvait le faire avant au niveau des Carrières du Boulonnais, avec une table pédagogique. [Le Parc travaille actuellement avec les carriers sur la création et/ou restauration de ce type d’aménagements, dans le cadre du Geopark Transmanche ; N.D.E.]. Le plan de paysage étant un processus encore en cours, je pense qu’il sera important de recréer des points d’observation pour la mémoire de l’activité. Quand celle-ci s’interrompra, une partie des carrières sera en effet remise en eau – parce qu’ils ne vont pas continuer à pomper – et nous avons imaginé que des activités de loisir et des sentiers de découverte pourraient s’y développer. Il y a d’ailleurs eu une activité insolite qui avait été autorisée dans des fosses abandonnées par les carriers : de la plongée en apnée dans les Carrières de la vallée heureuse. Ils pouvaient descendre à plus de 50 m, cela leur permettait d’éviter d’aller en mer. Il y a aussi un ancien front de taille en bord de route, à Hydrequent, qui est fréquenté par des clubs d’escalade. Sur des sites comme la Parisienne, qui sont exceptionnels sur le plan de la biodiversité, il pourrait y avoir des mises en réserve naturelle, en sanctuaires. Si un jour il n’y a plus d’exploitation, il y a des potentiels formidables. La problématique sera surtout de les rendre compatibles les unes avec les autres. Il faudra quand même éviter le barnum avec le petit train et le pédalo !
Pensez-vous que la démarche soit réplicable sur d’autres sites d’extraction ?
Nicolas Huret | La démarche essentielle à retenir de notre expérience, c’est qu’il est crucial de faire intervenir des paysagistes sur ces contextes industriels et de travailler à échelle du grand paysage.
[1] Voir Jane Hutton, Reciprocal Landscapes: Stories of Material Movements, Londres/New York, Routledge, 2019, 250 p. Commenté par Jean Souviron, dans Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, 30 juin 2021. https://journals.openedition.org/craup/8183.
[2] La direction régionale de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement était un service déconcentré du ministère français de l'Écologie assurant des missions relevant de ce ministère et des missions relevant du ministère de l'Économie et des Finances.