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La Ferme du rail ou la bienveillance réciproque
Clara Simay | 24 mai 2021
Introduction
qui Grand Huit scop d’architecture (Clara Simay et Julia Turpin) | Mélanie Drevet paysagiste | Réhabail | Atol 75 | Travail & Vie | Bail pour tous
quoi La Ferme du Rail, lieu de rencontre, de formation, de travail, et d’hébergement autour de l’agriculture urbaine : 1 300 m2 d’espaces plantés et 1 000 m2 bâtis | bâtiment 1 : 20 logements | bâtiment 2 : serre, champignonnière, ateliers, restaurant
où 2bis rue de l’Ourcq, 75019 Paris
quand Lancement de Réinventer Paris : novembre 2014 | livraison : décembre 2020
pourquoi C’est l’histoire de rencontres, d’une envie de faire ensemble que Réinventer Paris a rendu possible
comment Ossature et charpente bois | Isolation paille (murs et toiture) | bardage en demi-rondins de châtaignier | Réemploi de fenêtres bois pour le parquet et des jardinières, de carrelages pour les salles de bains, de rebus de la fashion week pour le mobilier des chambres, de pierres obsolètes de voirie pour les murs de soutènement, de garde-corps métalliques | récupération des eaux de pluie | Potager et verger | Compost
pour qui Réhabail (foncière sociale)| Association Atoll 75 | Travail & Vie | Bail pour tous | Passage à niveau
avec qui Paysage : Mélanie Drevet | Thermique : Pouget Consultants | BE TCE : Scoping (Julien Virgili) | Étanchéité à l’air et Paille : Frédéric Cousin | Agroécologie : Philippe Peiger | OPC et AMO : Albert et Compagnie | École du Compost
par qui installations et vie de chantier, jardins et cultures, aménagements extérieurs, bassins d’aquaponie et de filtration des eaux de pluie, peinture : Travail & Vie (entreprise d’insertion) | cloisons, isolation paille, bardage bois : APIJ-Bat (scop d’insertion) | Charpente : Vaninetti | Serre : CMF | Gros œuvre : Loï | Menuiserie extérieure : Faure | Serrurerie réemploi : Général Métal | Sol souple et carrelage réemploi : Canonne | Jardinières et parquet en fenêtre de réemploi : Atelier R-are | fournisseurs de rondins de châtaigner : Chataing bois
combien 3 500 000 € HT
La Ferme du rail est un des projets lauréats de « Réinventer Paris 1 » et le premier à sortir de terre. Comment s’accorde un projet socio-écologiquement engagé dans ce grand show international ?
Clara Simay | Si « Réinventer Paris » a généré une émulation, un soutien, une visibilité, c’est surtout une sorte de bourse pour monter des projets « hors-sol » : rares étaient les propositions répondant à des besoins locaux réels. La Ferme du rail se distingue par son échelle et son inscription locale. C’est au sein d’une même AMAP dont le point de distribution était à proximité du site qu’Yves Renaud, Mélanie Drevet et moi-même nous sommes rencontrés et avons décidé de réfléchir ensemble à ce qui deviendra la Ferme du rail.
Nous étions d’une certaine manière fiers de participer à ce « grand show international », sans grand nom ni tête d’affiche mais avec des petites structures locales, et de respecter sans concessions, si ce ne sont des amendements bénéfiques, notre manifeste initial. Mais il s’avère bien difficile de parler de la Ferme du rail tant notre vocabulaire a été spolié par les multinationales : que signifient dorénavant les mots « résilience » et « gouvernance horizontale » ?
Comment votre projet a-t-il été sélectionné ?
Réinventer Paris avait une procédure très lourde (nous avons mené des études et des consultations pendant un an) mais le dispositif a permis de réinventer le rôle de l’architecte et de changer le regard que les commanditaires et les promoteurs portent sur ce métier.
Nos structures étaient en pleine crise, Mélanie Drevet, Julia Turpin et moi-même étions disponibles et nous nous sommes jetées corps et âmes dans le projet. Nous habitions toutes dans le même quartier, où se trouvaient également les entreprises d’insertion avec lesquelles nous travaillions. Le consortium d’associations et d’entreprises d’insertion qui sont à la fois commanditaires et usagers de la ferme est né il y a une trentaine d’années. En allant à la rencontre des personnes à la rue il vise à les mettre en situation de rendre service. Elles ne doivent pas être réduites à une posture « passive » de bénéficiaires ou de récepteurs.
Située le long de la Petite Ceinture, sur un terrain enclavé et pollué, la Ferme du rail s’articule autour de deux axes qui s’entremêlent : l’agriculture urbaine et l’insertion sociale…
L’approche sur l’agriculture urbaine est double : les services rendus par la végétation en milieu urbain associés à une activité de formation et de travail, vocation première de la ferme. Les projets de « Réinventer Paris » dégoulinaient de « vert » sans aucune garantie quant à la pérennité des ouvrages ou des services : en ville, les plantes laissées sans entretien meurent. Il était donc essentiel d’adjoindre une activité à la plantation. L’objectif était de créer une communauté de personnes : des étudiants (cinq), des personnes en insertion (quinze) et de les héberger sous le même toit avec un accompagnement global. Et ceci grâce à une activité in situ et une ouverture sur le quartier via le restaurant.
Est-il juste de parler d’agriculture urbaine ? Cela n’entretient-il pas une confusion sur la capacité de production alimentaire des villes ?
Nos projections de production aspiraient à l’équivalent des besoins maraîchers des vingt habitants du site. Bien sûr, ce n’était pas aussi directement fléché. Tout reposait sur la mise en place d’un écosystème dont le cœur était la collecte des déchets organiques.
Le processus a commencé bien avant le démarrage du chantier. Les personnes en insertion chez Travail & Vie sillonnaient le quartier pour collecter les déchets auprès d’une trentaine de restaurateurs. Dans un premier temps, ceux-ci ont été confiés à l’association Marché sur l’eau, une barge qui navigue sur le canal de l’Ourcq, transportant des légumes de maraîchers de Seine-et-Marne pour les distribuer à Paris et repartant jusque-là à vide. Ce circuit vertueux a fonctionné plusieurs mois jusqu’à ce que le chantier démarre et que le compostage soit réalisé sur place.
Maintenant, les déchets organiques sont collectés, transformés sur place, et utilisés comme substrats dans la ferme. Avec l’augmentation des volumes, notamment par l’apport volontaire de particuliers, nous avons acquis un composteur électromécanique auprès des Alchimistes, afin d’accélérer le processus et ne pas atteindre un volume en stockage supérieur à ce qui est autorisé.
Les premiers terreaux de compost servirent à l’amendement des terres inertes mais non polluées du site. Un garage avait occupé une grande partie du site pendant des années et laissé un terrain vague avec des carcasses et des hydrocarbures. Nous avons ainsi démontré qu’un dispositif de collecte de déchets et de qualification d’un compost avec un suivi rigoureux permet de restituer des sols, même en milieu urbain.
Il ne s’agit pas de dire que ce type d’agriculture urbaine nourrira tout le monde, mais plutôt d’en faire un support de reconstruction pour les personnes qui sont formées à la Ferme du rail. L’activité de Travail & Vie se décline sur tous les sites productifs du lieu, mais aussi au-delà dans le quartier et dans Paris. La Ferme du rail est le noyau d’où on ira coloniser les toits voisins avec des partenariats. L’idée centrale est celle du service rendu. Ce sont des habitants du quartier au même titre que les autres, qui vont rendre des services à la ville, à la fois par la collecte des déchets et la production maraîchère.
Pour ce qui est de la production, plusieurs solutions de polyculture s’enchevêtrent dans le grand potager central, entouré par les bâtiments. Les escaliers et coursives de ceux-ci sont à la fois des espaces de circulation, des espaces d’agrément mais aussi d’aquaponie avec des tomates qui poussent en façade. Les cultures sur le toit augmentent les surfaces dédiées à la production. La culture en serre permet d’allonger la période de culture. Dans le projet initial, la façade des logements constituait aussi une sorte de serre. Les surfaces dans les centres d’hébergement sont, je trouve, insuffisamment généreuses, aussi avions-nous imaginé des jardins d’hiver en façade comme extension des chambres. Mais nous avons dû renoncer à ces espaces-tampons faute de financement. Un verger en agroforesterie est planté sur le talus de la Petite Ceinture, et une champignonnière est installée dans le bâtiment d’activité.
Nous avons collaboré avec l’agroécologue urbain Philippe Peiger sur la meilleure exposition des plantes et avec Olivier Allard de Jardin 2000 sur la mise en place, les mains dans la terre avec les équipes de Travail & Vie, des jardins.
Comment l’architecture participe-t-elle à l’insertion sociale ?
Le site n’a pas pignon sur rue. Cette discrétion est finalement assez intéressante. Les gens viennent par le bouche-à-oreille, sur invitation. J’aime beaucoup qu’on ait à passer sous la Petite Ceinture, qu’on ait à emprunter ce tunnel pour lequel on avait prévu des aménagements, mais qui est finalement resté assez brut. La surprise demeure entière : au bout du tunnel, le visiteur tombe sur un potager qu’on ne distingue pas depuis la rue…
La Petite Ceinture est un espace public : le sol des rails appartient à la SNCF mais c’est la Ville de Paris qui en assure la gestion. Elle a un statut de square et est ouverte la journée. La Ferme du rail est devenue de fait un passage semi-public et le seul accès à la Petite Ceinture doté d’un ascenseur.
Le verger accompagne le visiteur depuis sa sortie du tunnel jusqu’au restaurant – restaurant qui est aussi la cantine des personnes hébergées. Il est primordial de toujours leur (re)donner une place et d’intégrer leur présence – anonymement pour ainsi dire. Je suis très heureuse car cela marche, ils s’y sentent bien, ils viennent y déjeuner midi et soir. La re-sociabilisation d’une personne vivant à la rue est souvent difficile. Aussi avons-nous conçu tout un parcours graduel : plutôt que chacun ait sa kitchenette, chaque étage a un espace commun – à l’instar d’une coloc – afin d’aller par paliers du plus intime au très public. Les espaces communs sont un peu sous-employés finalement, les habitants leur préférant le restaurant, une pièce commune au rdc du bâtiment d’activité et une terrasse à ses pieds – ces derniers étant les deux espaces aux usages non-prédéterminés.
Refuge pour les habitants, refuge pour les gens du quartier – le restaurant est toujours bondé –, le lieu n’est-il pas victime de son succès ?
Nous avions peur de cela pour la tranquillité des habitants, mais le passage n’est pas trop un problème. Ce sont plutôt les visites qui sont très nombreuses. Mais cela se passe très bien. Il y a ici un accord de base contractuel, inscrit dans la charte, dans le bail : le restaurateur sert le menu du jour aux habitants. Ils sont donc chez eux au resto. La cohabitation se passe bien ; l’orientation des bâtiments fait que les nuisances sonores sont limitées.
Ce que je regrette, c’est que les habitants de la barre d’en face ne viennent pas au resto malgré des prix corrects et une nourriture de qualité sans prétention. D’autant que les patrons du resto viennent du bar 61, un troquet historique du quartier. Il y a une barrière culturelle sur laquelle nous devons travailler, comme a pu le faire avec succès le Centquatre.
Dans ses matériaux, sa mise en œuvre et son fonctionnement, le projet suit des principes similaires. Lesquels ?
Plusieurs critères ont guidé nos choix constructifs parmi lesquels l’impact carbone, une certaine frugalité, des matériaux naturels et de réemploi, la performance thermique et énergétique et surtout l’accès des entreprises d’insertion aux marchés de travaux. Travail & Vie, qui est, je le rappelle, à l’origine du projet avec nous et l’exploitant, a par ailleurs une branche historique de déconstruction, donc un rapport naturel au réemploi. S’il y a une technicité certaine dans notre conception et dans l’encadrement, c’est pour justement permettre une mise en œuvre par des ouvriers en insertion et aboutir à une formation qualifiante.
La paille s’est naturellement imposée. Nous avons souhaité ne pas la mettre en œuvre dans des caissons dans un atelier hors-site, mais en remplissage d’ossature par l’intérieur sur le chantier par Apij-Bat afin d’accroître encore l’intensité sociale du projet. L’insertion ne peut être réduite au tâcheron charriant des sacs !
Questions
Martin Paquot et Raphael Pauschitz
Réponses
Grand Huit, SCOP d’architecture (Marine Kerboua, Clara Simay et Julia Turpin)
Photographies
Jéromine Dérigny, Myr Muratet & Raphael Pauschitz