Le gang du Kosmos

Alexandre de Humboldt, l’un des premiers topophiles 2/2

Gilles Fumey | 18 novembre 2022

Introduction

Second volet. Le fabuleux Alexandre de Humboldt (1769-1859), infatigable voyageur et savant intransigeant, auteur d’un Cosmos qui inspira le nom de cette rubrique, est, vous allez le découvrir, un personnage hors-du-commun, essentiel dans notre appréhension de la Nature et compréhension des milieux. Le géographe Gilles Fumey, auteur d’un récent essai intitulé Alexandre de Humboldt, l’eau et le feu (éditions Double Ligne, 2022), nous livre le roman de sa vie, de ses amitiés, de ses découvertes tant botanique, géologiques, climatologies qu’océanographiques, et de sa vision du monde où « tout est lié. »

Humboldt se distingue des autres explorateurs en dépassant la simple découverte et les nomenclatures : « Ce qui est plus beau que ces merveilles prises en particulier, c’est l’impression que produit l’ensemble de cette nature végétale, puissante, exubérante, et cependant si douce, si facile, si sereine. » (1) À l’inverse d’un Schiller, romantique idéaliste empiriste, Humboldt conçoit la nature comme un ensemble dont les éléments sont en constante interaction (« Alles ist Wechselwirkung ») et dont l’unité et l’harmonie résultent du jeu de forces multiples et opposées. Il fait d’elle un objet d’études accessible à la science, par l’analyse, la mesure, la quantification. Il veut lier la vie organique (le « vivant ») et la nature inanimée (la « physique de la terre ») en réunissant toutes les connaissances traitant des modifications de la matière. Ce qu’il va parvenir à réaliser en explorant les volcans et leur périmètre qu’il reliera à ceux de l’Europe.

Alexandre de Humboldt, l’un des premiers topophiles 2/2
Humboldt et Aimé Bonpland au pied du volcan Chimborazo, 1806 // Friedrich Georg Weitsch - Wikimedia Commons / Topophile

La formation de la Terre et les volcans

En gravissant douze fois les volcans de la cordillère des Andes, Humboldt a collectionné des données sur l’étagement de la végétation et fait faire des bonds à la géodésie comme à bien d’autres domaines de la science comme l’électromagnétisme, la polarisation de la lumière. Même si Linné concevait la géographie longitudinale et zonale des plantes, même si Jean-Louis Giraud-Soulavie dessine un profil des plantes des monts du Vivarais, Humboldt enrichit le modèle en posant les facteurs comme l’altitude, la température, la composition de l’air, la pression, l’humidité, l’intensité de la lumière, la couleur du ciel, la nature du sol, etc., des facteurs qu’il mesure constamment en consignant de volumineux carnets et vus comme des déterminants pour les plantes, les animaux, les humains. Il y ajoute une dimension visuelle qui le conduit à parler de « physionomie » liée au milieu environnant aidant à comprendre l’adaptation.

Humboldt donne aussi la pleine mesure de sa science dans les Andes et les cordillères mexicaines en agrandissant les connaissances géologiques de la région. Un grand débat sur la formation des montagnes oppose alors les plutonistes (on disait volcanistes) aux neptunistes. Les premiers pensent avec James Hutton que les roches sont formées par un dépôt de laves issues des volcans. Les seconds avec Werner (qui a formé Humboldt à Freiberg) imaginent la formation des roches dans un grand océan dont le niveau aurait baissé au cours du temps. La science d’alors fait osciller l’origine des roches entre les résultats de l’action de l’eau et du feu (qu’il ne fallait tout simplement pas opposer). Humboldt saisit la chance qu’il a d’avoir dans les Andes un alignement de volcans exceptionnel. Certains sont en activité comme le Pichincha qu’il gravit en 1802 avant le Chimborazo connu à l’époque pour être le toit du monde culminant à 6310 mètres qu’il manque d’atteindre à 700 mètres près. Avec l’étude exhaustive de l’activité volcanique, des séismes, des sources thermales, il relie les volcans aux tremblements de terre causés par une force interne unique et devine même une faille profonde dans la croûte terrestre le long des cordillères.

Climatologogie et biogéographie

Les milliers d’observations thermométriques et barométriques réalisées par Humboldt sur les trois continents comparées avec les observations d’autres savants lui permettent d’approfondir les intuitions de Halley en 1701 sur les variations de l’intensité magnétique. Il donne la première définition du climat qui mêle la température, l’humidité, la pression, les mouvements de l’air, l’électricité, la pureté de l’air, la présence de miasmes délétères et la transparence du ciel. À l’échelle mondiale comme au niveau microclimatique (telle variation du rayonnement, de l’évaporation due à une chaîne de montagnes, la proximité de la mer, etc.), Humboldt collectionne les détails pour mieux construire le tout. Ainsi, la répartition verticale des températures moyennes ramenée aux associations végétales qu’il constate étagées. En reproduisant la plus grande partie des 5800 espèces recueillies (dont 3600 inconnues) avec Bonpland, non seulement il enrichit le trésor botanique de la planète de 5 à 6%, mais il les situe sur un tableau synthétique qui devient un best-seller mondial.

Le talent pédagogique de Humboldt le pousse à imaginer à Guayaquil (Equateur) après son ascension (presque achevée) du Chimborazo le 23 juin 1802, un profil de volcan que des artistes dessineront à son retour à Paris. Avec, au centre, un listing des plantes collectées, l’étagement allant des palmiers aux neiges éternelles. Et sur les côtés, des colonnes offrant les données chiffrées sur les conditions physiques et environnementales en interaction.

Géographie des plantes équinoxiales : tableau physique des Andes et pays voisins dressé d'après des observations & des mesures prises sur les lieux depuis le 10 degré de latitude boréale jusqu'au 10 de latitude australe en 1799, 1800, 1801, 1802 et 1803, par Alexandre de Humboldt et Aimé Bonpland / esquissé et rédigé par M. de Humboldt / dessiné par Schönberger et Turpin / gravé par Bouquet // MNHN CM 5171 – FA / Topophile

Enfin, Humboldt déplore qu’on n’ait pas pu établir l’histoire des phénomènes magnétiques qu’à partir de 1492 avec la découverte de Colomb qui prêtait attention à sa boussole. Mais ses observations au Pérou tout comme celles des courants marins offrent des contributions essentielles pour le géomagnétisme et l’océanographie dont il a été l’un des pionniers. L’observation de la mer des Sargasses, l’origine polaire des eaux profondes, la température de l’eau marine, l’effet de la pression atmosphérique sur les courants et les effets du vent, la circulation générale océanique en profondeur comme en surface, tout ce bilan scientifique est à mettre au crédit d’un voyage sur de grands transects du globe qui ont permis de construire une autre vision du système Terre.

C’est ainsi que Humboldt souligne dans son œuvre finale, Cosmos, dont la parution des cinq volumes débute en 1845 l’importance primordiale de la découverte du Nouveau-Monde et le rôle éminent qu’il va jouer désormais dans le domaine scientifique. Ce Nouveau-Monde a été, pour les découvreurs et les explorateurs des siècles passés, le révélateur des grandes lois physiques et scientifiques que cherchaient les Européens. Les « deux tiers du monde » encore ignorés au moment du voyage de Humboldt vont permettre de vérifier, ou de modifier profondément, et de compléter une vision du monde qui avait laissé, depuis 1492, bien des énigmes. Humboldt rappelle à plusieurs reprises les apports essentiels, dans le domaine de la géographie physique, du jésuite Acosta (1540-1600) et de Gómara (1510-1566). Il a regretté que les Anglais ne lui aient pas permis de voyager dans l’Himalaya, et le voyage qu’il entrepris en Russie jusqu’à la frontière sino-mongole pendant six mois en 1829 lui donna l’occasion de relier ses connaissances acquises par les centaines de correspondants qu’il avait sur tous les continents.  

La connaissance scientifique le confirme, donc, dans l’intuition d’une nature unifiée qu’il présente dans ses célèbres Tableaux de la nature dans une première édition en 1808. Nous avons ainsi la première anthologie des principaux paysages de la surface de la Terre : steppes, déserts, forêts, cataractes, volcans, etc. Il va plus loin en imaginant qu’avec la peinture, il tient le médium à même de produire un effet puissant sur l’imagination du spectateur. Car pour lui, le paysage est le déclenchement de toutes les fonctions cognitives sur le monde, le premier stade du processus de la connaissance.

Tableaux de la Nature par Alexandre de Humboldt, édité par L. Guérin, Librairie Théodore Morgand, 1865.

Topophilie

Cette passion de l’inventaire et de la mesure scientifique s’est doublée d’une conscience humaine nouvelle à l’époque : « Dans cet intérieur des terres du nouveau continent, on s’accoutume presque à regarder l’homme comme n’étant point essentiel à l’ordre de la nature » (2). Cela témoigne d’un lien entre les humains, les lieux et l’environnement, selon la formule du géographe Yi-Fu Tuan, un lien nommé topophilie. Alexandre de Humboldt a été un des grands topophiles de l’Histoire. Jamais il ne séparait ses observations scientifiques de celles des sociétés où il travaillait : dans les villes, il allait droit à l’atmosphère sociale, il se demandait comment vivaient le peuple et les élites du pouvoir ; dans les forêts tropicales, il interrogeait les autochtones, étudiait leur vie collective avec une grande bienveillance. Adversaire sans concession de l’esclavage qu’il considérait comme une grande misère pour les peuples dominés, il savait reconnaître les qualités de tous les humains, quels qu’ils soient.

Dans une lettre à Caroline von Wolzogen (14 mai 1806), il écrit : « Dans les forêts de l’Amazonie comme aux pentes des Andes, j’ai senti que la surface terrestre est partout animée du même esprit, la vie même qui se trouve dans les roches, les plantes, les animaux comme au cœur de l’humanité d’un pôle à l’autre. Partout, je me rendais compte combien les rapports établis à Iéna exerçaient des influences profondes sur moi, et combien inspiré par les perspectives de Goethe sur la nature, j’ai gagné de nouveaux organes de perception ». De fait, Humboldt croit foncièrement que les peuples précolombiens ne peuvent pas être considérés avec les mêmes catégories que ceux de l’Europe. Monuments, systèmes cosmogoniques, manuscrits… tout atteste d’un stade avancé de civilisation. Certes, il demeure des énigmes, comme l’absence d’élevage, le cannibalisme et les sacrifices humains, les structures théocratiques des Aztèques du Mexique et de l’empire inca au Pérou. Mais Humboldt s’élève contre les philosophes européens : « Nous ne saurions admettre ces distinctions tranchantes en nations barbares et en nations civilisées. » (3)

Cette sensibilité à l’ensemble des faits terrestres emprunte à une méthode éprouvée qu’Alexandre de Humboldt pratique avec le monde végétal qu’on connaît de mieux en mieux sans saisir combien sa physionomie doit aux relations et à l’esthétique. Dans son Essai sur la géographie des plantes (1807), le savant dépasse la démarche descriptive de la nature pour mettre en avant « la beauté absolue des formes, l’harmonie et le contraste qui naissent de leur assemblage » qu’il faut trouver l’affirmation de l’unité vivante du Cosmos. Ce qui veut dire, pour le scientifique, la nécessité de saisir la trame des réseaux de relations entre les éléments de l’ensemble – et de dépasser par conséquent les catégories de faits isolés auxquelles s’arrêtent les spécialistes. Grâce à cette vision globale pour une science géographique pouvant intégrer les aspects bio-physiques et humains de la vie terrestre, on comprend mieux l’importance des éléments esthétiques dans les savoirs scientifiques. En suivant Montaigne et Voltaire, Humboldt se plaint de l’ethnocentrisme des Européens. À une époque où l’on débat sur « la » civilisation, il introduit une notion de diversité « des » civilisations. Après les atrocités qu’il n’hésite pas à lister, notamment l’esclavage, un nouveau pas est franchi dans la construction d’une compréhension mutuelle des sociétés humaines.

Portrait d'Alexandre de Humbolt, 1843 // Joseph Karl Stieler / Wikimedia Commons / Topophile

Géopoétique

Pour Kenneth White (4), on atteint avec la démarche de Humboldt unissant l’esthétique, la science et l’éthique une des premières tentatives géopoéticiennes. Le voyage américain parcourt toute la vie de Humboldt qui passe trente ans de sa vie à en publier les résultats en une trentaine de volumes. « Cette expérience du voyage dans le nouveau continent ouvre un nouveau champ intellectuel et poétique, disons, un nouveau monde ». Car Humboldt met au point un nouveau langage qui va exprimer sa pensée et son expérience originale du monde : « Mon attention ne doit jamais perdre de vue l’harmonie des forces concurrentes, l’influence de l’univers inanimé sur le règne animal et végétal. » (5) Au-delà de l’expédition scientifique, le naturaliste met en avant la conception de l’harmonie, l’esthétique et, pense Kenneth White, « le bonheur ». Dans la lettre à son frère déjà citée, il écrit : « Depuis notre arrivée [à Cumana], nous courons partout comme des fous…. Je sens que je serai heureux ici » et White commente : « Le savoir est lié à l’être, l’être est lié à l’environnement, et ce champ complexe peut être le lieu d’une transcendance ». Sur le site des cataractes de Maypures, Humboldt évoque les « eaux murmurantes [qui] réveillent chez les Européens le souvenir de ces blocs de granit appelés courtils par les habitants des Alpes, qui, couverts de fleurs, s’élèvent isolément au milieu des glaciers de la Savoie ».

Le vocabulaire technique (palmiers, mélastomes drosères…) sert un vocabulaire « globalisant » peu satisfaisant : merveilleux, magique… Lorsqu’il évoque le rocher Keri sur l’Orénoque, la vision géognostique de Humboldt ne déroge pas au souci de lier l’approche des autochtones à la sienne : ce rocher « tire son nom d’une tache blanche qui resplendit au loin, et dans laquelle les Indiens ont cru reconnaître une ressemblance frappante avec le disque de la pleine lune. Je n’ai pas pu gravir les flancs escarpés de ce rocher, mais je suppose que la tache blanche provient d’un nœud de quartz considérable, formé par la rencontre de filons croiseurs, qui se détachent sur le granit d’un noir grisâtre. » (6)

On pourrait citer toutes les relations qu’il fait de son voyage américain pour y trouver dans chacune d’elles une approche poétique témoignant d’une topophilie assumée et voulue comme une révolution dans la lecture de la Terre. L’enthousiasme qu’il donnait aux foules venues l’écouter et à ceux qui se sont précipités sur les cinq volumes de Cosmos témoigne d’une somme d’intuitions formulées dans un langage soigné, très illustré, par une cartographie exacte et chez des experts de l’art qui ont su rendre cette topophilie à même des toiles peintes très évocatrices. De fait, Alexandre de Humboldt a maîtrisé tous les savoirs qui lui ont permis d’être, dans cette charnière entre les Lumières et le romantisme, l’un des tout premiers topophiles de l’ère contemporaine.

Texte de Gilles Fumey, illustré par Moé Muramatsu.

À lire

Gilles Fumey, Alexandre de Humboldt, l’eau et le feu, édition Double Ligne, 2022.

Alexandre de Humboldt, Steppes et déserts, Présentation par Gilles Fumey et Jérome Gaillardet, « Les pionniers de l’écologie », Le Pommier, 2020.

Alexandre de Humboldt, De l’Onéroque au Cajamarca, Présentation par Gilles Fumey et Jérome Gaillardet, « Les pionniers de l’écologie », Le Pommier, 2021.

Notes

(1) Essai sur la géographie des plantes accompagné d’un tableau physique des régions équinoxiales, Paris Schoell, 1807.

(2) Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, 1819, Paris, N. Maze, t. 2, livre VII.

(3) Vue des Cordillères, tome II.

(4) Kenneth White « Les pérégrinations géopoétique d’Alexander von Humboldt », Le Globe. Revue genevoise de géographie, t. 159, 2019.

(5) Lettre à son frère Guillaume, 16 juillet 1799.(6)De l’Orénoque au Cajamarca, Paris, Le Pommier, (éd. 1868), 2021.