Du lisible au visible
« Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain » de Charles Stépanoff
Caroline Dinet | 26 mai 2025

Introduction
Comment expliquer la diversité des organisations sociales ? Charles Stépanoff consacre six cent pages érudites à cette question inhérente aux sciences humaines depuis Karl Marx jusqu’à David Graeber. L’anthropologue, dont les travaux antérieurs portaient sur les techniques chamaniques et la chasse [1], propose une réponse originale en corrélant les inégalités sociales à la façon dont les humains se relient à leur milieu à travers leurs attachements aux animaux, aux esprits, au cosmos – l’au-delà de l’humain du titre. Nourri de ses observations en Sibérie et des recherches récentes en archéologie, éthologie, histoire, écologie, le propos est touffu, et le lecteur a parfois l’impression de perdre le fil du raisonnement, tant les chapitres foisonnent d’exemples. Cela vaut toutefois la peine de s’accrocher pour suivre pas à pas la démonstration.
L’auteur commence par établir un certain nombre de caractéristiques propres aux humains, en particulier leurs dispositions à la « prédation empathique » qui en font une espèce engagée dans un double rapport à son environnement, à la fois métabolique (végétaux et animaux sont des ressources) et intersubjectif (ce sont des personnes). À partir de ce socle commun, et sans cesser de tenir ensemble les plans matériel et affectif, il donne à voir une pluralité de systèmes politiques à travers le temps et l’espace : ruptures urbaines en Mésopotamie, empire inca, royautés divines à Hawaï, ploutocratie de Nouvelle-Guinée... À la lumière de cette multiplicité, nombre d’idées reçues héritées de la modernité sont remises en cause, telle que la conception linéaire du progrès selon lequel l’humanité serait sortie de la sauvagerie (les chasseurs-cueilleurs nomades préhistoriques) pour aller vers la civilisation (les sociétés sédentaires et agropastorales du néolithique). Charles Stépanoff déconstruit en particulier le lien entre l’apparition de l’agriculture et la domestication, pourfendant la conception moderne de la domestication comme assujettissement (portée jusqu’à aujourd’hui par des figures comme l’anthropologue anarchiste James Scott). Cette définition, qui voit dans la domestication une domination de l’homme sur le vivant, est un legs des Lumières, moment où l’être humain naît à lui-même comme « maître et possesseur de la nature ». En réalité, comme l’explique le chercheur, la plupart des formes de domestication relèvent d’un rapprochement des humains et des animaux selon des intérêts réciproques et des boucles de rétro-action,avec pour résultat la transformation des paysages et la création de « socio-écosystèmes » (entrelaçant culture, écologie et biologie) sans que la volonté humaine ne soit à la manœuvre. Le cas particulier des Tozhu, un peuple nomade d’éleveurs de rennes de Sibérie, est à cet égard éclairant.
« L’humain ne cessera pas de sitôt d’être un animal attaché et attachant »
Charles Stépanoff
Il s’agit pour l’auteur de réinsérer de la complexité là où la modernité a produit un récit unique, en passant notamment sous silence ce fait que les humains sont capables d’attachements multiples. Cette disposition serait liée aux liens que les humains nouent avec leurs bébés, ces êtres « pas tout à fait humains », qu’ils humanisent grâce à des comportements adaptés (en particulier communicationnels) exportés vers les animaux (qu’il est possible d’apprivoiser) et les esprits (auprès desquels il s’agit d’obtenir des faveurs). Comment dès lors comprendre que de nombreuses sociétés ont produit des « détachements » : détachements des animaux et des végétaux pour en faire des marchandises et détachements des humains à travers l’esclavage et le salariat ? Comment en est-on arrivé à la civilisation occidentale qui, en poussant loin cette logique (avec l’agriculture et l’élevage industriels et le salariat généralisé), fragilise les équilibres planétaires ?
Les Occidentaux n’ont plus que des relations ténues avec le vivant et leur milieu de vie. Les liens d’attachements se sont distendus avec la disparition des « réseaux denses » et l’apparition des « réseaux étalés ». Les premiers sont le fait de communautés hybrides multi-espèces et offrent autonomie alimentaire et indépendance politique. Les seconds se caractérisent par la centralisation du pouvoir, la division sociale du travail, des circulations économiques à grande distance, impliquant des relations surtout inter-humaines et une dépendance des populations. Nombreux sont toutefois les cas de dé-domestication, de dé-civilisation, de ré-ensauvagement, comme l’illustrent des exemples anciens (la chute de Rome) ou récents (l’effondrement du régime soviétique) : des systèmes considérés comme la pointe de la civilisation, organisés en réseau étalé, laissent soudain la place, en disparaissant, à des réseaux denses libres et égalitaires caractérisés par des attachements pluriels. C’est un des enjeux du livre : ouvrir l’horizon en rappelant que les attachements aux milieux sont porteurs de savoirs écologiques nécessaires à l’autonomie politique. « L’humain ne cessera pas de sitôt d’être un animal attaché et attachant », conclut Charles Stépanoff.
Charles Stépanoff, Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, La Découverte, 2024, 631 pages, 27 euros
Note
[1] Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, rééd. La Découverte poche, 2022 et L’Animal et la Mort. Chasses, modernité et crise du sauvage, rééd. La Découverte poche, 2024.