Du lisible au visible
« L’imaginaire au pouvoir » de Vincent Gerber
Caroline Dinet | 26 décembre 2024
Introduction
Vous êtes accablé.e par la situation politique, tant nationale qu’internationale, qui s’ajoute à l’incertitude relative à notre capacité à faire face aux défis écologiques ? L’essai de Vincent Gerber pourrait servir de bréviaire à celles et ceux qui sont en passe de baisser les bras : si l’imaginaire, à lui seul, ne changera pas le monde, il n’en reste pas moins nécessaire pour dessiner des futurs désirables. À la suite de chercheur.euse.s, comme Yannick Rumpala, Anne Besson, William Blanc, Ariel Kyrou, Alice Carabédian, qui, depuis quelques années, défrichent « le lien entre militantisme, politique et mondes imaginaires », l’auteur, influencé par la pensée anarchiste du philosophe américain Murray Bookchin, nous invite à explorer le « potentiel politique » de la science-fiction.
« L’intention de ce livre consiste justement à souffler sur les braises de nos imaginaires et à s’en inspirer pour tenter de faire face à ce que demain nous réserve. »
Vincent Gerber
D’une écriture fluide, l’historien de formation part du constat que les frontières entre militantisme et science-fiction se fissurent. Il en veut pour preuve le succès du romancier français Alain Damasio (La Zone du dehors, Les furtifs) ou de la philosophe américaine Donna Haraway (Manifeste cyborg). Qu’elle tende un miroir à notre société, extrapole le futur ou questionne l’immuable, la SF ouvre le champ des idées politiques au-delà des lecteur.ice.s d’essais en créant des univers qui mobilisent les affects (plutôt que la raison, insuffisante à changer les comportements, comme le montre l’inaction climatique). Reste à savoir quelles sont les idées défendues. À ce propos, l’auteur met en lumière l’évolution idéologique de la SF : à l’origine plutôt réactionnaire, porté par des hommes blancs occidentaux valorisant l’ordre et le patriarcat, elle subit un tournant dans les années 1960-70 avec à une nouvelle génération plus ouverte à l’altérité. Pour illustrer ce virage vers une SF plus complexe, inclusive, féministe, écologiste et anticapitaliste, Vincent Gerber consacre un chapitre aux Dépossédés d’Ursula K. Le Guin : paru en 1974, l’ouvrage explore les « failles idéologiques » de la société libertaire d’Anarres en montrant que des principes vertueux, dès lors qu’ils sont gravés dans le marbre, peuvent aboutir à des mécanismes de « pureté militante », de soumission volontaire et de contrôle social intériorisé.
« L’enjeu vise à faire émerger une culture de résistance à travers la culture elle-même. À parvenir à exister et faire entendre sa voix au milieu du matraquage idéologique constant. »
Vincent Gerber
Après l'essor des dystopies, utiles pour pointer les dangers, mais paralysantes, voire préparant le terrain à des futurs non souhaités, l’auteur livre unplaidoyer pour l'utopie, mais une utopie revisitée, à l’image de l’« utopie ambiguë » des Dépossédés, qui ne reproduirait pas les utopies totalitaires d'autrefois, dont la tendance était de promouvoir le bonheur avant toute chose, y compris au détriment de la liberté. Il prend pour exemple le Cycle de la Culture : Iain M. Banks s’y fait l’observateur des limites d’une société réglée par des intelligences artificielles chargées de superviser l’humanité pour son bien conduisant à une forme subtile d’asservissement. « Si l’utopie doit tenir lieu d’horizon et non de modèle, cela demande de renoncer à sa perfection et à ses visions ‘universalistes’ », précise-t-il, ajoutant que « les utopies n’ont pas besoin d’être parfaites, juste meilleures que le présent. »
Cette utopie libertaire et autocritique, en laissant la place à la créativité, déminerait notre sentiment d’impuissance. Et, de fait, c’est bien la force de l’essai de Vincent Gerber : outre qu’il foisonne de références, de Georges Orwell à Catherine Dufour, en passant par Philippe K. Dick, Ernest Callenbach et Kim Stanley Robinson, il ouvre des perspectives de lutte. Non, la SF ne se résume pas à un loisir inoffensif, voué à détourner les lecteurs des « vrais » enjeux, elle est au cœur d’une bataille culturelle. Pour changer le monde, non seulement il ne faut pas abandonner le terrain des idées, mais ce dernier ne se limite pas à l’affrontement théorique : l'imagination est centrale dans l'évolution politique des sociétés. À l’ère du storytelling, la SF a un rôle à jouer pour remporter la « guerre des imaginaires » (Alain Damasio). Alors que Bolloré consolide son empire médiatique d’extrême-droite, il est urgent de construire des futurs positifs, non pas hors-sol, mais en partant de l’existant, tel que le font les ateliers de l’Antémonde (Bâtir aussi, éd. Cambourakis, 2018), et plus généralement le mouvement Solarpunk. Le chantier est enthousiasmant, y compris dans les questions laissées en suspens, et en premier lieu celle de l’articulation entre imaginaire et action militante,afin que le changement ne se cantonne pas à la sphère symbolique mais modifie concrètement nos vies.
Vincent Gerber, L’imaginaire au pouvoir. Science-fiction politique et utopies, postfacé par Corinne Morel Darleux, Le passager clandestin, 2024, 169 pages, 19 euros.