Dans le miroir du passé
Aux prémices de la reconnaissance des patrimoines africains en terre crue
Jean Dethier | 24 juin 2025

Introduction
1969 : Alger accueille le premier festival culturel panafricain. Comme la quasi-totalité des festivals culturels organisés en Afrique depuis le XXe siècle, il est centré sur une gamme de disciplines artistiques « classiques » : musique, danse, théâtre, cinéma, chant, littérature, arts plastiques et visuels. Quasi toutes ces manifestations ont étonnamment ignoré une facette culturelle majeure directement liée au vécu quotidien – les architectures, qui, pourtant, traduisent toujours une expression vitale de l’identité culturelle des individus et des communautés qui les habitent. Mais le Panaf de 1969 connaît une exception notable. C’est là que le Maroc a présenté – par le truchement de l’architecte Jean Dethier – le premier panorama des architectures et habitats africains bâtis en terre crue. Mais ce plaidoyer ne se limitait pas à valoriser les traditions d’une trentaine de pays : il constituait aussi un ardent manifeste en faveur de la réactualisation des pratiques constructives. Car elle était – et demeure – porteuse d’avenir face à un énorme défi que les pays africains, désormais indépendants, se devaient de relever, celui d’une autarcie technologique des pays émergents, afin qu’ils ne soient plus dépendants des lobbies industriels européens du ciment et de l’acier qui avaient largement profité de leur domination durant l’ère coloniale.
Le Festival panafricain d’Alger de 1969
Ruth Eaton | Avant d’évoquer votre contribution personnelle au sein du 1er Festival panafricain de la culture organisé à Alger en 1969, pouvez-vous rappeler les spécificités et originalités de cette manifestation ?
Jean Dethier | Il s’agit de la plus importante manifestation interculturelle organisée en Afrique au XXe siècle avec l’ambition stratégique de rendre compte de la diversité et des spécificités de la créativité artistique de plus d’une trentaine de pays de ce continent. Souvent surnommé le Panaf, ce gigantesque festival a investi durant 12 jours quasi tous les lieux disponibles au centre de la métropole d’Alger. Il y a régné une très intense et joyeuse célébration festive, sans précédent culturel de cette ampleur dans la capitale de ce pays qui venait – sept ans auparavant seulement, en 1962 – de sortir victorieux de la plus longue et meurtrière guerre vécue en Afrique pour conquérir l’indépendance nationale. Et ce, après plus de 130 années de colonisation entamée par la France dès 1830.
Pourquoi, selon vous, le gouvernement algérien a-t-il décidé dès 1967 d’initier ce « grand projet » ? Quelles circonstances politiques et autres justifiaient alors ce choix d’un festival si ambitieux ?
Dans ce contexte si particulier, les options politiques du gouvernement algérien semblent évidentes. Et ce d’autant plus qu’en 1969, Alger héberge sept mouvements de libération nationale issus de régions africaines mais aussi vingt autres groupes révolutionnaires représentant de multiples pays à travers le monde. Et notamment celui le plus médiatisé qui a pris corps aux Etats-Unis d’Amérique : les Black Panthers. Cette même date correspond aussi à un moment charnière de l’histoire mondiale de la décolonisation. L’Algérie se rapproche aussi des grandes figures du mouvement des non-alignés : Fidel Castro, Nasser ou Che Guevara. Tous semblent alors partager l’idée que l’Afrique serait « le maillon faible de l’impérialisme » et qu’il est donc stratégiquement approprié qu’Alger serve de base arrière pour appuyer les formations, les revendications et parfois même l’équipement de ces combattants de la liberté. Malgré l’éviction de Ben Bella – le premier président algérien – le gouvernement mené par Houari Boumediene à partir 1965 poursuivra un appui indéfectible aux guérilleros et activistes du monde. Ceci vaudra alors à Alger le titre de « la Mecque des révolutionnaires » ou de « capitale du Tiers-Monde ».
Cette force de frappe culturelle accrédite l’incontournable nécessité de lutter pour l’élimination du colonialisme sur ce continent et de renforcer l’unité et la solidarité africaine par tous les moyens.
Autour de ce foyer d’insurgés se regroupent aussi de nombreux artistes et intellectuels d’Afrique ou issus de la diaspora africaine. Cette force de frappe culturelle accrédite l’incontournable nécessité de lutter pour l’élimination du colonialisme sur ce continent et, pour ce faire, de renforcer l’unité et la solidarité africaine par tous les moyens, notamment ceux des arts et de la culture dont il convient donc de mobiliser toutes les forces vives. Ces disciplines se doivent de contribuer aux ambitions révolutionnaires d’un indispensable « panafricanisme » : lequel doit lui aussi trouver son point de convergence et de fusion en Algérie en été 1969.
En cette circonstance, et alors que les Etats-Unis font débarquer sur la lune deux cosmonautes amorçant une conquête de l’espace permise grâce à leurs avancées technologiques, c’est quasi simultanément vers Alger que convergent des milliers d’Africains pour y célébrer en commun leurs volontés d’indépendance ou d’autarcie en y valorisant leurs traditions culturelles. Et ce grâce surtout aux financements désormais assurés en Algérie par sa production de gaz et de pétrole : c’est la première fois dans le monde que cette industrie sert de généreux mécène culturel pour valoriser la grande cause d’un continent en quête de son avenir.
Comment avez-vous initié vos contacts avec les organisateurs algériens du Panaf, alors que vous étiez alors un jeune architecte belge établi au Maroc depuis 1967 en tant que « coopérant civil » au sein de la direction de l’Urbanisme et de l’Habitat ?
Étant venu à Alger pour y rendre visite à ma sœur, j’ai appris par la presse locale que les autorités préparaient ce festival pour l’année suivante. J’ai cherché à les contacter afin de connaître la nature de leurs projets réputés interdisciplinaires. J’étais notamment curieux de savoir ce qu’ils avaient prévu pour intégrer les cultures architecturales africaines dans leur programme global. Ma stupéfaction a dû être évidente lorsque mes interlocuteurs m’ont précisé que ce domaine ne faisait aucunement partie des projets en préparation. L’un d’entre eux a ajouté : « En quoi cela vous concerne t’il, et pourquoi êtes vous si surpris ? »
Un plaidoyer ardent
Qu’avez-vous donc répondu ?
Comme je disposais de peu de temps pour tenter de convaincre mes interlocuteurs, mon argumentation a donc été franche, directe et militante : afin de tenter de contrer leur dogmatisme culturel restrictif. De mémoire, voici ce dont je me souviens leur avoir répondu :
« De tous les champs culturels existants, et dans toutes les civilisations anciennes ou présentes, l’architecture et l’habitat ont toujours été – et demeurent – les domaines les plus directement influents sur la vie quotidienne de tous les citoyens, qu’ils soient ruraux ou citadins. C’est bien dans des logements – et dans des bâtiments à vocation collective – que chacun passe un temps considérable et ce, durant toute sa vie : de sa naissance à son décès. Chacune de ces architectures – qu’elles soient humbles ou prestigieuses, domestiques ou autres – reflètent toujours, d’une façon ou d’une autre, l’identité culturelle spécifique de leurs communautés d’appartenance. Nier l’importance culturelle des architectures revient à réfuter l’influence majeure et constante subie – consciemment ou inconsciemment – de la part du milieu bâti où l’on vit : pire encore, c’est nier l’évidence de son appartenance à une société dont l’art de bâtir est l’expression culturelle première depuis que l’immense majorité des populations du monde ont abandonné – il y a plus de 10 000 ans – le nomadisme pour devenir sédentaires. Comment prétendre évoquer un panorama interdisciplinaire des arts et des cultures en ignorant la fabuleuse créativité et le remarquable génie constructif anonyme des peuples ? Cela reviendrait à ignorer la puissance et la beauté les pyramides d’Égypte, l’harmonie des temples grecs ou romains, l’image de la foi des cathédrales chrétiennes ou des mosquées du monde musulman. Cela reviendrait aussi – par exemple – à nier l’intelligence créatrice exemplaire de diverses cultures régionales d’Algérie en milieu rural – les remarquables maisons de Kabylie ou du Souf – ainsi que celle de villes aussi exceptionnelles que Ghardaia dans le Sahara ou l’ancienne casbah d’Alger. Enfin, l’architecture est aussi le témoignage direct de multiples savoir-faire très ingénieux sur le plan social et technique, économique ou écologique. Dès lors : ignorer au sein de votre festival interculturel l’importance spécifique des apports de l’Afrique dans les multiples expressions de ses architectures, de ses habitats et de ses villes ancestrales, ce serait adopter de façon sournoise une vision culturelle négationniste similaire à celle que le colonialisme a tenté d’imposer dès le XIXe siècle en niant l’existence et le raffinement des civilisations urbaines ou rurales les plus avancées de ce continent. C’est pourquoi il apparaît indispensable d’ajouter in extremis au programme du Panaf une manifestation valorisant la diversité et les qualités du génie bâtisseur ancestral des peuples d’Afrique ainsi que sa créativité aujourd’hui encore vivace qu’il apparaît indispensable de stimuler.
L’importance culturelle des architectures reflète l’influence majeure et constante subie de la part du milieu bâti où l’on vit et l’évidence de son appartenance à une société dont l’art de bâtir est l’expression culturelle première depuis que l’immense majorité des populations du monde ont abandonné le nomadisme pour devenir sédentaires.
Comment ont réagi vos interlocuteurs algérois, suite à votre argumentaire culturel qui a pu leur paraître aussi éruptif que passionnel ?
Une fois passée la gêne et la stupéfaction due à la vigueur militante mon plaidoyer, leurs premières réactions ont été d’ordre bureaucratique. À leurs yeux mon intervention était irrecevable car dénuée de tout caractère officiel et diplomatique : elle ne représentait officiellement aucun pays africain et n’émanait personnellement que d’un individu étranger à ce continent. Toutefois, par courtoisie, ils m’ont demandé de préciser ce qui m’avait amené à Alger et à venir les rencontrer. Au cours de mes réponses, plusieurs facteurs ont joué en ma faveur. D’abord parce que je leur ai précisé avoir initié un an plus tôt – en 1966, dès la fin de mes études d’architecture et d’urbanisme à Bruxelles – un voyage d’étude d’un an en Algérie. Et dont l’objectif culturel était précisément d’identifier et valoriser les architectures traditionnelles : en mettant en évidence leurs intelligences, leurs créativités et leurs remarquables apports à la culture nationale, africaine et universelle. De plus, ma recherche sur ce thème avait été complétée par une critique comparative sévère des tares et des aspects réducteurs des architectures coloniales édifiées en Algérie et à travers l’Afrique. Par ailleurs, l’évocation du statut professionnel de ma sœur – Anne Dethier-Moreau établie à Alger depuis quelques années – a contribué à la crédibilité qui m’a été progressivement accordée. En effet, elle travaillait alors au sein d’une importante instance gouvernementale algérienne. Et ce, après avoir assumé en Guinée – à Conakry – une longue mission de confiance à l’égard du président de cette jeune république fondée dès 1958 par Sékou Touré : or il était alors perçu, à Alger et dans les milieux progressistes, comme un « héroïque pionnier » des indépendances africaines. C’est ainsi que – finalement au cours d’une deuxième rencontre – les organisateurs du Panaf ont accepté de prendre en compte ma suggestion ; mais à une condition incontournable : qu’elle soit officiellement relayée et assumée par un pays africain. Dès lors, il me restait à convaincre mes autorités de tutelle au Maroc.
Le patrimoine en terre, une nouvelle fierté
Et donc – du côté marocain – quelles ont été, à ce propos, les réactions de votre hiérarchie lors de votre retour à Rabat ?
Mon initiative personnelle a bien failli être d’emblée considérée comme un « grave faute professionnelle » en ayant osé prendre contact seul – sans aucun mandat officiel – avec les autorités d’un pays étranger. Mais grâce à l’heureuse compréhension de mon directeur au sein de la direction de l’Urbanisme et de l’Habitat – l’ingénieur français Alain Masson – et celle d’une influente diplomate belge – Suzanne Vervaelke – en poste à Rabat au sein de la délégation des Nations-Unies, ma proposition a été officieusement transférée par eux avec « avis favorable » aux deux ministres en charge de la culture et des affaires étrangères. Mais pour faire face à leurs apparentes réticences, j’ai proposé de centrer cette prestation sur un panorama architectural africain qui se ferait l’écho d’une double spécificité alors déjà positivement vécue et validée au Maroc : la revalorisation de l’art traditionnel de bâtir en terre crue complété par un plaidoyer pour sa réactualisation contemporaine. Suite à ce recentrement thématique, mon projet global a finalement été validé pour Alger : car il prenait ainsi en compte plusieurs atouts culturels spécifiques au Maroc que ce pays était désormais fier de mettre en valeur à l’étranger.
Ignorer l’importance spécifique des apports de l’Afrique dans les multiples expressions de ses architectures, de ses habitats et de ses villes ancestrales serait adopter de façon sournoise une vision culturelle négationniste similaire à celle que le colonialisme a tenté d’imposer dès le XIXe siècle en niant l’existence et le raffinement des civilisations urbaines ou rurales les plus avancées de ce continent.
A quels atouts favorables faites vous allusion pour justifier l’intérêt final de ces deux ministres marocaines en faveur de votre projet de valorisation des architectures en terre à l’échelle de toute l’Afrique ?
Pour comprendre le contexte de cette finale adhésion des autorités, il faut évoquer un préalable essentiel alors très caractéristique du Maroc : après l’indépendance acquise en 1955, tout au long des années 1960, diverses traditions culturelles historiques ont été « redécouvertes », puis réhabilitées et revalorisées. Et notamment celle de la construction en terre crue (en pisé ou en adobe). C’est elle qui, depuis des siècles, avait permis d’édifier avec ce matériau naturel – quasi partout disponible dans le sol – de nombreuses et admirables villes – les médinas – et leurs vastes enceintes : d’ailleurs six d’entre elles seront, à partir des années 1980, classées par l’Unesco au Patrimoine mondial de l’humanité. De même, des milliers de remarquables villages anciens – les ksour (pluriel de ksar) – ont été bâtis en terre crue, surtout dans les vallées et oasis présahariennes. C’est ce même savoir-faire ancestral qui a avait été transplanté en Espagne – en Andalousie – par les Berbères du Maroc pour édifier en terre crue (en pisé) au XIIIe siècle, le chef-d’œuvre universel de l’Alhambra de Grenade : il deviendra, dès les années 1980, l’un des hauts-lieux culturels d’Europe les plus visités.
La fierté culturelle nouvelle que le Maroc témoignait désormais vis-à-vis de ces patrimoines architecturaux – ruraux et urbains – bâtis en terre a alors engendré deux programmes initiés par l’État : à l’initiative de la direction de l’Urbanisme et de l’Habitat et sous la direction éclairée d’Alain Masson, dont j’ai déjà évoqué le rôle alors important dans ce pays. Chacun d’eux a abouti à une action pionnière qui sera rapidement reconnue à l’étranger comme une « première mondiale » en la matière. D’une part, la modernisation et la rationalisation des techniques de construction en terre a permis la construction en milieu urbain – dans le quartier Daoudiate à Marrakech – d’un ambitieux programme de plus de 3 000 logements sociaux [construits par une « Promotions nationale » de travailleurs peu qualifiés issus de l’exode rural, en blocs de terre comprimée stabilisée ; N.D.E.]. D’autre part, pour compléter cette novatrice stratégie nationale, Alain Masson m’avait confié en 1968 le pilotage d’une opération de valorisation culturelle et de réhabilitation complète – en synergie avec ses habitants – d’un ancestral et magnifique village bâti en terre crue – Ksar Tissergate – situé au cœur de la vallée présaharienne du Draa [région reculée, au-delà de l’Anti-Atlas, aux portes du Sahara ; N.D.E.]. C’est durant cette opération que j’ai été initié aux vertus de la construction en terre crue. Ce précieux apport constituera pour moi une révélation porteuse d’avenir. Un engagement qui deviendra – progressivement, durant les décennies suivantes – l’une de mes passions professionnelles. Et ce, avec l’objectif principal de faire largement connaître – internationalement – les qualités, les atouts et les enjeux de ce savoir-faire constructif, autant que ses vertus écologiques. C’est la conjonction de ces deux programmes novateurs – initiés avec succès au Maroc durant les années 1960 – qui a convaincu les autorités marocaines de l’intérêt culturel et diplomatique du projet de présenter au Panaf d’Alger une manifestation assurant une valorisation de ce savoir-faire spécifique au Maroc ainsi qu’à de nombreux pays africains, mais où il n’était pas encore valorisé, et parfois même encore méprisé.
Un spectacle Pop Art
Comment c’est matérialisée la préparation au Maroc de votre spectacle audio-visuel pour Alger ?
En 1968 venait d’être créé à Rabat, encore à l’initiative d’Alain Masson, le CERF – le Centre d’études, de recherche et de formation – au sein de la direction de l’Urbanisme et de l’Habitat. Il y constituait un novateur et dynamique think-thank interdisciplinaire où j’étais chargé d’animer l’un de ses trois départements : celui ayant vocation à assurer diverses missions d’information vis-à-vis des milieux professionnels, mais aussi parfois à l’intention du public. C’est ainsi qu’une de mes activités consistait à y concevoir et réaliser des films documentaires ou des spectacles audio-visuels avec mon équipe. C’est donc avec elle que j’ai préparé celui destiné à Alger. Mais comme la documentation photographique existante susceptible d’illustrer toute la gamme des architectures en terre africaines était alors encore très hétérogène et limitée à des images en noir et blanc de qualité souvent médiocre – et donc non dotée du pouvoir visuel de séduction que je recherchais – j’ai pris l’option d’adopter un langage graphique novateur plutôt que photographique. J’ai confié cette commande artistique à un couple de jeunes illustrateurs belges qui venait de s’installer à Rabat : Jean-Marie Louis et Lisette Delooz. Leurs talents ont conféré à la soixantaine de leurs dessins – tous vigoureusement colorés dans l’esprit contemporain du Pop Art – une évidente puissance visuelle et émotionnelle : une spécificité qui m’apparaissait indispensable afin de captiver l’intérêt du public. Avec ces ingrédients à la fois ethnographiques, artistiques et médiatiques, le spectacle audio-visuel a été conçu pour se déployer, le soir en plein air, durant 20 minutes sur trois écrans géants.
J’ai veillé dans cette sélection à équilibrer au mieux les patrimoines urbains et ruraux, tout comme les habitats et les bâtiments communautaires représentant une trentaine de pays africains.
Quels étaient les sites patrimoniaux africains bâtis en terre que vous avez choisi de valoriser dans ce spectacle ?
Les architectures vernaculaires en terre que j’ai retenues représentaient une trentaine de pays africains, du nord au sud et d’est en ouest du continent. J’ai veillé dans cette sélection à équilibrer au mieux les patrimoines urbains et ruraux, tout comme les habitats et les bâtiments communautaires, notamment les mosquées des pays islamisés. Pour éviter toute interprétation passéiste, historiciste ou nostalgique, il m’est apparu indispensable de compléter ce panorama patrimonial ancestral avec un plaidoyer en faveur de la renaissance et de l’actualisation de ce savoir-faire. Il était notamment illustré par diverses réalisation pionnières de l’architecte égyptien Hassan Fathy qui, dès 1946, avait mis ses talents au service d’un renouveau de la construction en terre, en faveur des plus démunis du monde rural de son pays.
Cette partie militante du spectacle présenté à Alger se référait notamment aux exigences qui avaient été formulées dès 1955 par 29 pays émergents – dont l’Égypte – lors de la célèbre conférence de Bandung. Elle avait proclamé le besoin vital – pour ne pas subir ou copier les deux modèles du communisme et du capitalisme – d’instaurer une troisième voie (d’où la création alors du terme et concept de tiers-monde). Ceci afin d’assurer une autonomie et une autarcie à ces nouveaux pays sur le plan politique mais aussi économique, technologique et culturel. Cette stratégie révolutionnaire se devait donc d’être aussi applicable dans le vaste domaine de la construction et de l’architecture : afin de se libérer des contraintes imposées – notamment en Afrique – par les lobbies européens du ciment et de l’acier qui avaient sévi durant la période coloniale en imposant leur coûteuse domination technologique. À ce titre, les atouts et enjeux de la construction en terre crue étaient évidents puisqu’il s’agissait de revaloriser et actualiser les usages d’un matériau local – quasi partout disponible gratuitement – et qui de plus, contrairement au ciment et à l’acier du béton armé, s’avérait écologique.
Assurer une autonomie et une autarcie à ces nouveaux pays sur le plan politique mais aussi économique, technologique et culturel, afin de se libérer des contraintes imposées par les lobbies européens du ciment et de l’acier qui avaient sévi durant la période coloniale en imposant leur coûteuse domination technologique.
En quel lieu d’Alger, et selon quelles modalités, votre spectacle s’est-il déployé ?
Comme notre spectacle gratuit d’une durée de 20 minutes était prévu pour se dérouler en plein air et uniquement dès la nuit tombée – pour éviter les chaleurs torrides du jour –, j’ai eu la chance de pouvoir choisir avec les organisateurs du Panaf un lieu urbain dont la configuration permettait d’accueillir confortablement de nombreux spectateurs sur de généreuses envolées d’escaliers – le « forum » rendu célèbre par le fameux cri de de Gaulle : « Je vous ai compris ! » Au cœur même d’Alger – et grâce aux fortes pentes de son site urbanisé – ce lieu d’implantation s’est avéré idéal.
Quelle audience votre spectacle de plein air a-t-il drainé durant le Festival ?
Comme le centre d’Alger était, durant le Panaf, électrisé par une intense atmosphère festive, nul n’avait alors à l’esprit d’établir des bilans quantitatifs précis des multiples spectacles qui se déroulaient dans un grand nombre de lieux. Toutefois, a été retenue l’estimation finale d’environ 20 000 spectateurs. Soit 200 d’entre eux en moyenne par séance sur la base de trois représentations nocturnes par heure, entre 21 heures et minuit, durant 12 soirées : du 21 juillet au 1er août 1969.
L’architecture est aussi le témoignage direct de multiples savoir-faire très ingénieux sur le plan social et technique, économique ou écologique.
Prémices de plusieurs décennies
Quelles ont été, après 1969, les étapes suivantes de votre militantisme en faveur de la construction en terre crue ? Pouvez-vous évoquer celles qui ont été directement influencées par ce que vous avez appris en Afrique du Nord et qui ont prolongé en Europe le déploiement de votre passion professionnelle ?
Les premières étapes africaines de mes engagements dans ce domaine – que j’ai eu la chance de pouvoir matérialiser au Maroc entre 1967 et 1970 et à Alger en 1969 – ont eu une influence décisive et durable sur mes implications dédiées aux architectures de terre ; et ce durant les 50 années qui suivront ! Je tiens donc à redire ici ma vive gratitude à l’égard de ceux et celles qui m’ont permis de réaliser ce spectacle et d’y exprimer mes idées.
Dès 1975, j’ai été recruté à Paris au Centre Pompidou pour y assurer, durant 30 ans, la création une vingtaine d’expositions thématiques sur les cultures architecturales et urbaines. Celle qui connaîtra la plus large audience en France et durant les 16 ans de son itinérance à travers l’Europe, les Amériques, l’Asie et l’Afrique – en cumulant ainsi trois millions de visiteurs – est celle qui a prolongé et élargi ma démarche amorcée à Alger en 1969. C’est l’exposition des Architectures de terre, ou l’avenir d’une tradition millénaire. Afin de renforcer davantage son caractère militant et prospectif en faveur de la réactualisation de ce savoir-faire ancestral – de façon démonstrative, concrète et en « vraie grandeur » – il m’est apparu indispensable d’initier la construction en France d’un ambitieux programme expérimental.
Ainsi a été inauguré en 1985 le « Domaine de la terre » à Villefontaine, en Isère, aux portes de Lyon : le premier quartier urbain d’habitat social d’Europe entièrement bâti avec diverses techniques modernisées de construction en terre crue. Elles ont été mises en œuvre grâce aux savantes et précieuses expertises du groupe CRAterre fondé à Grenoble dès 1979.
Une autre de mes expositions itinérantes a été consacrée aux admirables architectures des mosquées rurales du Mali bâties en terre : en 2002 elle présentait à Paris – à la Maison européenne de la photographie – les œuvres de Sebastian Schutyser.
Enfin, depuis bien longtemps déjà, je souhaitais pouvoir publier – autant à l’intention du grand public que des professionnels – une encyclopédie culturelle généreusement illustrée proposant enfin un panorama mondial transhistorique – de l’Antiquité au XXIe siècle – dédié aux traditions, aux modernités et à l’avenir écologique de l’art de bâtir en terre crue. Cet ouvrage a été publié en 2019 en France sous le titre Habiter la terre ainsi qu’en quatre autres langues. Les magnifiques patrimoines du Maroc et de l’Afrique y sont abondamment présents : parce qu’ils méritent de figurer dans cet inventaire de chef-d’œuvre universels ; mais aussi en témoignage de ma reconnaissance affective à l’égard de ces pays, car c’est bien là qu’est née, il y a un demi-siècle, ma durable passion pour l’art de transformer en architecture écologique le plus humble de tous les matériaux : la terre que partout, sous nos pieds, nous foulons chaque jour.
Notes
L’entretien a été réalisé en 2021 dans le cadre d’un projet éditorial n’ayant pas abouti.
Légende détaillée de la couverture
Douze des soixante dessins réalisés par les artistes Jean-Marie Louis et Lisette Delooz pour le spectacle audio-visuel militant conçu au Maroc par Jean Dethier pour sa présentation à Alger en été 1969 durant le 1er Festival panafricain de la culture illustrant la diversité et la créativité des architectures traditionnelles ou contemporaines bâties en terre crue dans 30 pays d’Afrique.
De gauche à droite et de haut en bas :
Maroc : kasbah (demeure fortifiée de notable) dans la vallée du Dadès.
Algérie : la cité moderne de Timimoun dans le Sahara.
Mali : demeure dans le bourg rural de Diafarabé.
Nigeria : maisons urbaines à Kano.
Niger : la cité ancestrale d’Agades.
Nigeria : demeure de notable édifiée vers 1900 à Kano.
Niger : maison urbaine au centre de la cité ancestrale de Zinder.
Niger : habitations au centre de la cité ancestrale d’Agades.
Nigeria : intérieur de la Grande Mosquée de la ville de Zaria.
Niger : demeure de notable à Zinder.
Côte d’Ivoire : mosquée rurale à Kawara.
Mali : maisons mitoyennes au centre de la ville ancestrale de Djenné.
Les illustrations étaient des aquarelles au format A3. Il n'y a eu alors aucune vidéo ni numérisation de faite. Les photos des dessins étaient projetées durant le « spectacle audio-visuel » de 20 minutes sur écran géant en plein air après le coucher du soleil jusqu’à minuit. Jean Dethier a pu récupérer à Bruxelles en 2020 auprès de Lisette Delooz (co-illustratrice avec son mari) une quinzaine de photos (soit le quart des 60 dessins originaux). Tous ces dessins se réfèrent à des architectures en terre vernaculaires, sauf (volontairement et complémentairement) quelques réalisations « modernes » du XXe siècle : la maison du gouverneur britannique à Kano au Nigeria édifiée vers 1900, celle du nouveau village de New Gourna édifié dès 1947 en Égypte par l'architecte Hassan Fathy…