Du lisible au visible
« Béton » de Bengana, Baechtold et Maréchal & « Ressources » de Bihouix et Perriot
Martin Paquot | 2 novembre 2024
Introduction
Deux bandes dessinées documentaires publiées récemment s’intéressent aux ressources de notre société, ou pour être plus exact à deux matériaux communs — et polluants — : le béton et les métaux. Pour le béton, l’architecte Alia Bengana et le journaliste Claude Baechtold sollicitent le dessinateur Antoine Maréchal pour mettre en case et en bulle l’Enquête en sables mouvants qu’ils ont précédemment mené pour Heidi.news et dont nous avons parlé dans nos colonnes. Pour les métaux, le dessinateur de science-fiction Vincent Perriot et l’ingénieur Philippe Bihouix, auteur de Quels futurs pour les métaux ? (avec Benoît de Guillebon, EDP Sciences, 2010) et L’âge des low-tech (Seuil, 2014), s’associent pour croiser leurs visions de l’avenir.
Béton. Enquête en sables mouvants met en scène l’émancipation écologique d’Alia Bengana, née à Alger mais (dé)formée à l’architecture corbuséenne bétonnée à Paris. En 2011, on lui propose de construire une maison d’hôte à Timmoun, dans le Sahara algérien. Sur place, elle prend conscience, un, du confort d’une maison en terre par rapport à une maison en béton de ciment ; deux, de l’image archaïque associée à la construction en terre ; trois, de l’importation de sable dans le Sahara pour construire en béton de ciment (le sable du désert trop lisse étant impropre à sa confection). 10 ans plus tard, au début de la pandémie, elle s’installe avec son compagnon, ancien photographe de guerre, Claude Baechtold, et leurs enfants dans un chalet en Suisse. Dans les champs du comté de Vaud, ils découvrent des foreuses extrayant du sable. Interloqués, ils vont mener l’enquête et découvrir l’incroyable valeur économique du sable menant à toute sorte de magouilles entre syndicats agricoles, commissions foncières, administrations publiques et géants du BTP. Ils s’intéressent ensuite à l’impact carbone du béton de ciment (5 à 8% des émissions mondiales de gaz à effet de serre) et visitent une poignée d’architectures mettant en œuvre des matériaux bio et géosourcés comme la pierre (avec Gilles Perraudin), le bois, la paille (avec Werner Schmidt), le réemploi (avec la scop Grand Huit) et la terre, ou plutôt la brique de terre — parfois adjuvantée de ciment, soit une vision partielle de la construction en terre.
Alors que la bd commence avec la communauté de Timmoun qui refuse la terre en déclarant « Il faut construire en béton ! ça, c’est MODERNE ! », elle se conclue par un banquet dont la dernière bulle annonce prophétiquement : « Le béton, c’est dépassé. La paille, çà, c’est moderne ! »
Ressources. Un défi pour l’humanité adopte une forme narrative différente. Plutôt qu’une enquête, il s’agit d’un dialogue entre le dessinateur Vincent Perriot, revêtant les habits du candide a priori technophile, et Philippe Bihouix, chantre des low-tech. Ici, c’est le premier qui s’émancipe grâce aux révélations du second au cours d’un voyage à travers le passé, le présent et le futur, dans toute sorte de vaisseaux, bolides, montures et autres véhicules issues de l’imagination du dessinateur.
La bd prend le contrepied des positions de Jeff Bezos et Elon Musk ayant une foi inébranlable en la croissance, la technologie et l’avenir extra-terrestre des Terriens et des Terriennes. Avons-nous vraiment les ressources pour cela ? Philippe Bihouix réaffirme qu’une « croissance infinie dans un monde fini est impossible » et avec l’inventivité graphique de Vincent Perriot démontre l’absurdité d’une croissance exponentielle poussée à son paroxysme. Prenant l’exemple des métaux, les auteurs s’intéressent à leur disponibilité, à leur extraction (essentiellement basée sur la disponibilité des énergies fossiles), à leur pollution, à l’effet-rebond (les machines optimisées consomment moins aussi se multiplient-elles), à la dématérialisation toute relative de notre société, etc.
« Dans les trente prochaines années, on va extraire plus que depuis l’aube de l’humanité » déclare Philippe Bihouix avant d’énoncer trois caractéristiques d’une civilisation à venir : orienter l’innovation vers l’utilisation des métaux les plus abondants ; gérer les usages des métaux les plus rares ; et devenir des spécialistes du démantèlement. La technosphère, c’est-à-dire tout ce qui a été fabriqué par l’espèce humaine, représente 1200 milliards de tonnes. Un stock gigantesque où tout n’est malheureusement pas recyclable, car impossible à démonter jusqu’au composant élémentaire. Paradoxalement « plus on est high-tech, plus on incorpore des ressources rares, et plus on a du mal à récupérer correctement les matières. » Il esquisse alors trois pistes pour un avenir plus soutenable : la sobriété (consommer moins), la maintenance (entretenir et réparer plutôt que jeter) et le techno-discernement, « c’est-à-dire ne mobiliser les précieuses et rares ressources que pour des usages réfléchis ». Gageons que la science-fiction qui nourrit notre imaginaire du futur, saura se remettre en cause et inventera ce « retour du vivant » que Vincent Perriot appelle de ses voeux.
En dénonçant notre modèle extractiviste et en énonçant des voies alternatives, ces deux bande-dessinées démontrent que la question de la matière n’est pas seulement physique, mais bien culturelle, sociale et politique.
Alia Bengana, Claude Baechtold, Antoine Maréchal (2024), Béton. Enquête en sables mouvants, Couleurs d’Ilaria Castagna, coll. « la Cité graphique », Presses de la Cité, 160 pages, 24 euros.
Philippe Bihouix, Vincent Perriot (2024), Ressources. Un défi pour l’humanité, Casterman, 176 pages, 28 euros.