Du lisible au visible
« Béton : la fin d’une ère ? » de Claude Baechtold, Antoine Harari & Alia Bengana
Sarah Ador | 29 avril 2022
Introduction
L’immobilité requise par le confinement de 2020 aura semble-t-il développé chez nombre d’entre nous un provisoire surcroît d‘attention à notre environnement quotidien. Sans cela, le réalisateur-photographe Claude Baechtold, retiré à ce moment-là dans la campagne vaudoise (Suisse), n’aurait peut-être jamais remarqué l’incongruité d’une foreuse dans le champ voisin. Ce fut pourtant l’élément déclencheur d’une passionnante investigation en deux actes, menée en duo avec le journaliste Antoine Harari. Ce reportage révèle l’ampleur des enjeux économiques et environnementaux soulevés par les dernières réserves de sable de la région qui, situées sous des parcelles agricoles et forestières, seront prochainement exploitées malgré toutes les implications, si la bétonisation poursuit son rythme effréné. Parallèlement, l’architecte Alia Bengana tente de comprendre comment nous en sommes arrivés à une telle dépendance et quelles sont les alternatives. Edité par Heidi.news, média numérique suisse, l’ouvrage Béton, la fin d’une ère ? rassemble leurs trois reportages, initialement publiés en ligne, dans une version papier illustrée de photographies et de dessins.
Si l’invention du ciment par Louis Vicat date de 1817, c’est suite à l’incendie de San Francisco en 1906, auquel n’a survécu qu’un bâtiment en béton armé, que le matériau aurait commencé à conquérir le monde, raconte Alia Bengana. Depuis, « 80% de ce qui se construit sur Terre est en béton ». Il faut dire que c’est ce qu’on enseignait par défaut aux étudiants en architecture, il y a encore peu : « Lorsque nous dessinions un trait, il était poché en noir. Il était donc sous-entendu que ce trait serait en béton », se souvient-elle. Directeur de la chaire de la construction durable de l’ETH à Zurich, Guillaume Habert considère que c’est « l’un des marqueurs de l’anthropocène, au même titre que les engrais ou le plastique ». Or, fabriquer un mètre cube de béton équivaut à brûler 100 L de diesel. Mais, au-delà des gaz à effet de serre générés par la fabrication du ciment, l’investigation de Baechtold et Harari révèle des problématiques aussi colossales que méconnues engendrées par les besoins en granulats, qui composent 80% de la recette du béton.
Menée en plusieurs épisodes avec beaucoup d’humour et de rebondissements, cette haletante enquête révèle comment la Suisse romande se trouve actuellement confrontée à deux problèmes de taille. D’une part, son usage massif du béton nécessite l’approvisionnement annuel d’un volume de granulats quasiment équivalent « à la pyramide de Khéops », estime Claude Baechtold. D’autre part, les politiques de densification nécessitent d’optimiser l’occupation du sol en milieu urbain. Cela implique à la fois de démolir les constructions jugées insuffisamment denses, mais aussi de construire le plus de niveaux possibles sur une surface donnée, dont des parkings et commerces en souterrain. Détruire et creuser toujours plus génère des millions de mètres cubes de gravats de démolition et autant de terres excavées dont la Suisse romande ne sait plus que faire, les décharges arrivant à saturation.
Claude Baechtold découvre que quelques malins exploitants de gravières ont trouvé une réponse unique à la double question : ils commercialisent à la fois l’extraction des granulats et l’enfouissement des gravats de démolition et d’excavation à la place. Résultat : un commerce trois fois plus rentable que l’industrie du pétrole, selon les calculs du journaliste. Néanmoins, les sites actuellement exploités seront épuisés d’ici à 2023.
Pour répondre à la demande titanesque générée par la construction, mais aussi par près de deux cent autres usages (électronique, cosmétiques, véhicules, panneaux solaires, engrais, etc.), l’architecte Alia Bengana constate que, dans de nombreux pays du monde, on recourt encore massivement — et souvent illégalement — à l’extraction de sable « dynamique », c’est-à-dire issu des fonds marin et plages, ce qui érode les littoraux, salinise les terres et nuit à la biodiversité. Ce type de gisements nécessite par ailleurs un lavage à grandes eaux — douces — du sable pour le purifier du sel marin, qui ferait rouiller les armatures du béton armé, ainsi qu’un acheminement en camion. C’est ainsi qu’en plein Sahara algérien, Alia Bengana a eu la surprise de découvrir que le sable local était inexploitable — trop fin et lisse car « roulé » par le vent — et qu’on l’importait donc tout naturellement d’Alger, à 1 200 km de là. Et cela, au lieu de perpétuer la construction en terre crue traditionnelle, qui permettait pourtant de réguler la température intérieure sans les climatiseurs dont les habitants se sont du même coup rendus dépendants.
La Suisse n’est quant à elle ni connue pour ses déserts ni pour ses plages et Claude Baechtold explique que les coûts de transport y sont considérés trop élevés au-delà de 40 kilomètres. Le canton de Vaud a donc l’impérieux besoin de trouver de nouveaux gisements locaux. Or, les dernières réserves se trouveraient malencontreusement sous des terres agricoles et forestières, dont les exploitants de gravières se disputent actuellement avec force manigances les droits de propriétés et les servitudes d’exploitation dans le plus grand secret. Il faut dire que la manne financière que ces parcelles représentent est absolument colossale. L’idée ? « Retirer la couche d’un mètre de terre arable, extraire les graviers sur 30 à 60 mètres [‼] de profondeur […] boucher le trou avec les terres d’excavation de chantier […] puis remettre la couche de terre arable pour reprendre les cultures de maïs et de blé comme si de rien n’était », relate Claude Baechtold. Quid de l’équilibre du sol ? Des arbres centenaires qui y poussaient ? De l’écoulement des eaux souterraines ? De l’érosion due à la compression du sous-sol par le poids des engins ? Le journaliste mentionne le rapport de la Société suisse de pédologie, qui prévient d’une modification « le plus souvent défavorable et irréversible des sols agricoles et des conditions hydrogéologiques des sites exploités ». C’est sans compter l’éventrement du paysage pendant des décennies. Or, la compensation financière proposée par ces exploitants est supérieure aux revenus agricoles d’une vie entière : une offre difficile à refuser pour les agriculteurs économiquement fragiles.
Le duo raconte aussi l’hypocrisie des services d’urbanisme locaux : alors même que les habitants, qui tentent de réhabiliter le patrimoine vernaculaire local, sont sommés de ne pas dénaturer « l’identité des bâtiments et de leurs abords », les règlements d’urbanisme n’encadrent aucunement le fait que, sur le même site, l’on rase plusieurs centaines de pommiers, que l’on construise une usine de traitement des graviers, une ligne de chemin de fer et que l’on enterre une terre exogène et des déchets de chantier sur 70 mètres de profondeur. Censées préserver les terres naturelles, agricoles et forestières, les politiques de densification produisent ainsi l’effet strictement inverse.
Dans la seconde partie, allant à la rencontre d’architectes, d’ingénieurs, de scientifiques et d’experts en infrastructures, Alia Bengana tente à la fois de comprendre comment nous en sommes arrivés là et comment certains signaux annoncent l’obsolescence du béton, dont l’espérance de vie n’excède finalement pas les 70 ans. Après avoir suivi le certificat Regenerative Materials de l’ETH Zurich, elle s’attelle à explorer les alternatives plus ou moins convaincantes qui se dessinent dans les laboratoires, les entreprises et les agences d’architecture. D’un côté, les partisans du changement minimum, avec leurs équations de compensation et leurs illusoires et fallacieux bétons verts et bas carbone. En face, elle constate que « contre le tout béton, la résistance s’organise » autour de la terre crue, du bois, de la pierre massive, de la paille, du chanvre, du lin, du miscanthus, du roseau et de l’osier. Selon elle, des architectes comme Stéphane Fuchs, Werner Schmidt et Martin Rauch forment l’avant-garde, en parallèle des avancées industrielles de Cycle Terre ou Terrabloc et scientifiques de CRATerre. Alia Bengana mentionne également le travail du Block Research Group de l’ETH, investi sur la recherche de solutions de franchissement de grandes portées sans béton, qui revisitent les principes structurels des voûtes catalanes et des cathédrales. Palpitante, cette enquête à six mains se lit comme un roman policier dont les auteurs usent du champ lexical avec un certain amusement ― parvenu des bas-fonds, guerres de clans, conflits d’héritage, lettres de menaces, procès, négociations confidentielles, ... Malheureusement, nulle science-fiction ici, les faits sont bien réels : les paysages et les sols vaudois sont terriblement menacés. Les révélations de Baechtold et Harari génèreront-elles l’émergence de zones à défendre ? Le cas suisse est-il singulier ou les enjeux sont-ils les mêmes de l’autre côté de la frontière ? Et enfin, les alternatives émergentes décrites par Alia Bengana réussiront-elles à enrayer la machine à temps ?
Les articles composant cette enquête sont aussi consultables en ligne :
- Partie 1 : « Les Vaudois et leur bac à sable magique », par Claude Baechtold
- Partie 2 : « Trois sœurs face aux seigneurs du béton », par Claude Baechtold et Antoine Harari
- Partie 3 : « Béton, la fin d'une ère ? » par Alia Bengana
Illustrations par Antoine Maréchal, photos par les auteurs et l'autrice.
Alia Bengana, Claude Baechtold, Antoine Harari. Béton, la fin d'une ère ? Les explorations 10. Genève : Heidi Media SA, 2021. 22 CHF.